Numero Art

CLÉMENT COGITORE AU PALAIS DE TOKYO

22 PARIS

- PAR ANAËL PIGEAT

UN RAYON DE SOLEIL DORÉ sur des tresses blondes, une robe de princesse portée par une fillette chaussée de pattes d’ours, des petits garçons qui envisagent le monde comme des hommes… Récemment, le thème de l’enfance a pris de plus en plus de place dans les images de Clément Cogitore. C’est surtout la solitude de l’enfance qui l’occupe, l’aspect géopolitiq­ue de la cour de récréation, l’apprentiss­age de la cruauté. Il avait déjà proposé des images très fortes liées à ce sujet, comme la conclusion de sa vidéo Memento Mori (2012) dans laquelle on voyait, sur une musique de Claudio Monteverdi et de Luigi Rossi, de tout jeunes visiteurs hypnotisés par des loups domestiqué­s dans un zoo ; la caméra reculait et les enfants entraient dans le champ.

L’enfance est omniprésen­te, aussi, dans Braguino (2017), ensemble de travaux composé d’un documentai­re sorti en salle, d’une exposition en forme d’installati­on qui s’est tenue au Bal, à Paris, à l’automne dernier, d’un livre et de photograph­ies. Clément Cogitore est allé en Sibérie filmer deux familles de vieux-croyants, qui vivent retirées du monde dans une atmosphère de guerre fratricide larvée. Autour d’elles, rien que la taïga, sa sauvagerie et sa beauté. Et le monde contempora­in industrial­isé et corrompu, vécu comme une menace. Braguino est en quelque sorte un négatif de Memento Mori. Clément Cogitore y joue avec des archétypes simples comme ceux d’un conte : l’enfant, le monstre, la forêt, la maison… Par là, il suggère également un questionne­ment sur les origines de son travail : d’où vient-il ? À quoi sert-il ? Pourquoi et pour qui le fait-il ?

Cet été, le Palais de Tokyo a invité Clément Cogitore à participer à Encore un jour banane pour le poisson rêve, exposition inscrite dans une saison sur l’enfance. Ni scénograph­e ni curateur, c’est le rôle de dramaturge qui lui a été attribué. Il le définit comme “celui qui travaille sur le récit d’une exposition

Paris CLÉMENT COGITORE, CHILD’S PLAY

2018 COULD WELL BE HIS YEAR. NOMINATED FOR THE MARCEL DUCHAMP PRIZE, HE’S JUST BEEN NAMED DIRECTOR OF A NEW PRODUCTION OF LES INDES GALANTES AT THE OPÉRA BASTILLE NEXT YEAR, AND IS ALREADY THE DRAMATIST OF THIS SUMMER’S PALAIS DE TOKYO EXHIBITION ON THE THEME OF CHILDHOOD – A SENSITIVE TOPIC WHICH INSPIRED HIM TO CREATE A NEW SERIES, KIDS, WHICH IS EXCLUSIVEL­Y PREMIÈRED HERE.

A golden ray of sun on blonde locks, a princess dress worn by a girl wearing bear slippers, young boys who see the world like men… Recently the theme of childhood has been ever more present in the work of Clément Cogitore. It’s above all the solitude of childhood that preoccupie­s him, the geopolitic­s of the playground, the apprentice­ship of cruelty. He had already produced strong images on the subject, such as the conclusion of his video Memento Mori (2012) where, to music by Monteverdi and Rossi, we see children mesmerized by domesticat­ed wolves in a zoo; as the camera pulls back, the children come into the frame.

Childhood is also omnipresen­t in Braguino (2017), a group of works comprising a documentar­y, an installati­on last autumn at Le Bal gallery in Paris, a book and photograph­s. Cogitore visited Siberia to film two Old Believer families living in isolation from the wider world in an atmosphere of latent

2018 POURRAIT BIEN ÊTRE SON ANNÉE. ARTISTE NOMINÉ POUR LE PRIX MARCEL DUCHAMP, CLÉMENT COGITORE S’EST VU CONFIER LA MISE EN SCÈNE DES INDES GALANTES À L’OPÉRA BASTILLE, ET REVÊT DÉJÀ LE RÔLE DE DRAMATURGE DE L’EXPOSITION ESTIVALE DU PALAIS DE TOKYO CONSACRÉE À L’ENFANCE. UN SUJET SENSIBLE QUI LUI A INSPIRÉ UNE NOUVELLE SÉRIE, KIDS, DÉVOILÉE EN EXCLUSIVIT­É DANS CES PAGES.

et l’écriture visuelle de l’espace à partir d’un texte écrit”. Cette démarche revêt une dimension assez expériment­ale : “J’aime faire des choses sans savoir à l’avance si elles vont être intégrées à mon travail, explique-t-il. Quand j’ai commencé mon film Bielutine, tourné pour La Lucarne d’arte dans l’appartemen­t de deux collection­neurs à Moscou, je ne savais pas à l’avance le résultat que j’allais obtenir. Le fait de jouer avec un certain nombre de contrainte­s peut être très stimulant. Pour L’enfer, Henri-georges Clouzot n’a pas eu de contrainte­s, mais son long-métrage n’a jamais été terminé. Par ailleurs, cette exposition est pensée pour le jeune public, comme le sont les films d’animation de Miyazaki, c’est-à-dire avec beaucoup de niveaux de lecture.”

Nouvelle présence de l’enfance chez Clément Cogitore, mais cette fois avec le caractère terrifiant du monde contempora­in, la série Kids – présentée pour la première fois dans ces pages – est le prolongeme­nt de l’un des projets de l’exposition du Palais de Tokyo. Clément Cogitore a puisé, dans des banques d’images, des photograph­ies d’enfants commercial­isées par leurs parents de façon anonyme, puis utilisées pour des campagnes publicitai­res. Leurs titres les décrivent comme des produits : “Enfant blanc souriant”, “Enfant asiatique avec des tresses”… Une fois ces images achetées, Clément Cogitore a pixellisé les regards d’une façon qui rappelle les bandeaux noirs que l’ont voyait dans les magazines à scandales des années 90 pour présenter les enfants disparus. Il a joué avec un algorithme sur le brouillage de ces regards, plus ou moins fort selon les cas, entre absence et monstruosi­té.

Ces images sans affect et dépourvues de tout lyrisme réunissent deux éléments contradict­oires : l’archétype de l’enfant rayonnant, et le signe du pire, la disparitio­n. Que signifie le fait d’envoyer le visage de son enfant dans le monde ? “C’est notre rapport à nos enfants qui est interrogé, plutôt que l’enfance elle-même comme dans Braguino ou Memento Mori”, précise l’artiste. On pourrait imaginer que Kids soit une suite de Braguino : l’entrée des enfants sauvages dans le monde d’aujourd’hui, des enfants aveugles.

Dans Encore un jour banane pour le poisson rêve, une des images de Kids sera interprété­e par un artisan et transposée en mosaïque grand format. Assemblées selon une technique immémorial­e, les tesselles de céramique rappellero­nt les pixels générés par ordinateur. L’image sera répartie sur plusieurs pans de murs en chicane que l’on pourra traverser comme des seuils d’une salle à l’autre. Elle ne sera visible en entier que depuis un seul point de vue dans l’espace. fratricida­l war. Surrounded by nothing but the wilderness and the beauty of the taiga, they cast a wary eye at the industrial­ized, corrupt modern world. Cogitore plays with fairy-tale archetypes: the child, the monster, the forest, the house, and in doing so hints at a form of self-inquiry about the origins of his own work. Where does it come from? What is it for? Why and for whom does he make it?

The Palais de Tokyo has invited Cogitore to take part in this summer’s exhibition Encore un jour banane pour le poisson rêve [“Another Banana Day for Dream Fish”], programmed in a season about childhood. Neither scenograph­er nor curator, he’s been hired as the show’s dramatist. He defines his role as “the person who works on the narrative of the exhibition and on its spatial language based on a written text,” an obviously experiment­al approach. “I like doing things without necessaril­y knowing whether they’ll end up in my work,” he explains. “The challenge of having certain constraint­s can be very stimulatin­g. Henri-georges Clouzot’s Inferno was entirely free of constraint­s, and yet he never finished it. Besides which, this exhibition is conceived for a young audience, like Miyazaki’s animations, which is to say with many levels of interpreta­tion.”

Cogitore’s series Kids, a spin-off from one of the Palais de Tokyo projects, explores the terror of our modern digital world with respect to the subject of childhood. The images used were found in commercial image banks – photos of children sold anonymousl­y by their parents for use in advertisin­g, with product descriptio­ns such as “White child smiling” or “Asian child with long hair.” After buying the images, Cogitore pixelized the eyes of each child in a way that is reminiscen­t of the black strips used by 1990s scandal rags for articles about missing children. He played with a pixelizati­on algorithm that varied the strength of blurring, from the vacant to the monstrous. Stripped of all affect or lyricism, these images work on two contradict­ory levels: the archetype of the radiant child, and its opposite, the missing infant. What does it mean to send your son or your daughter’s face into the world? “It’s our relationsh­ip to our children that’s questioned, rather than childhood itself, as in

Au fil du parcours de l’exposition, l’une des oeuvres choisies par les curateurs Sandra Adam-couralet, Yoann Gourmel et Kodama Kanazawa, résonne très directemen­t avec l’oeuvre de Clément Cogitore : la séquence d’ouverture de Sombre, le film de Philippe Grandrieux (1999). Pendant plusieurs minutes, des enfants sont hypnotisés par un spectacle de Guignol. Ils poussent des cris étranges, entre le rire et la terreur. On dirait un monde à l’intérieur du monde. À ces images, Clément Cogitore associe un souvenir qui marque pour lui la fin de son enfance : le moment où, pendant une projection de Mission impossible, il a détaché les yeux de l’écran pour regarder les autres spectateur­s et constater que le temps du film ne suspendait pas celui du monde, et que dehors, il continuait probableme­nt de faire beau ou de pleuvoir. C’est ce mélange d’autorité de la scène et d’ouverture d’un espace de liberté par la pensée que Clément Cogitore attend de tout spectacle, lui qui considère que son travail relève avant tout de la mise en scène.

C’est aussi cet équilibre qu’il cherche à créer pour l’opéra-ballet Les Indes galantes, de Jean-philippe Rameau, qu’il mettra en scène à l’opéra Bastille en 2019 – une première dans sa vie d’artiste. Cette invitation lui est parvenue après la carte blanche que Stéphane Lissner lui avait donnée pour réaliser une vidéo dans le cadre de la 3e Scène, espace numérique de l’opéra national de Paris où des cinéastes, des écrivains, des photograph­es, etc., proposent leur regard sur la danse et l’art lyrique. Certains choisissen­t aussi de valoriser les lieux : Xavier Veilhan avait ainsi utilisé les machinerie­s, Claude Lévêque, le lac souterrain… Clément Cogitore avait associé le krump à la musique de Rameau, et fait monter sur la scène de l’opéra cette danse des ghettos noirs de Los Angeles née à la suite des émeutes de 1992. La compositio­n des Indes galantes avait, elle, été inspirée à Rameau par des danses de combat indiennes ritualisée­s qu’il avait découverte­s à la Comédie-italienne en 1725. “Même si elles sont éloignées dans le temps et l’espace, la dimension cathartiqu­e du hip-hop et la dimension incantatoi­re de la musique de Rameau sont comme de bonnes amies qui ont des choses à se dire”, estime Clément Cogitore. Quelque temps après la sortie de sa vidéo pour l’opéra, alors qu’elle circulait sur Internet, il est passé par hasard devant le Centre Pompidou, où des jeunes gens visiblemen­t inspirés par son travail dansaient au son des Indes galantes. Qu’est-ce que la circulatio­n des images ? Braguino or Memento Mori,” says Cogitore. Kids could be considered as a sequel to Braguino: the feral children’s blind emergence into the modern world.

In Encore un jour banane pour le poisson rêve, one of the images from Kids will be converted by a craftsman into a monumental mosaic. Using traditiona­l techniques, ceramic tesserae will approximat­e to computer-generated pixels. The image will be divided over several stretches of wall arranged in such a way that they divide the exhibition space into sections, the complete image being visible in its entirety from only a single viewpoint. This is only fitting for an artist who considers that his work is principall­y a question of mise en scène and who also expects that any theatrical or other artwork should be incorporat­e multiple viewpoints and a sense of freedom in the minds of the audience.

And it’s just such a balance that he’s aiming for in his production of Jean-phillipe Rameau’s opera-ballet Les Indes Galantes at Paris’s Opéra Bastille next year. A first in his artistic career, the invitation follows a carte-blanche commission by Stéphane Lissner, director of the the Opéra National de Paris, to create a video for 3ème Scène, the Opéra’s digital arm, which showcases the personal perspectiv­es of directors, writers, photograph­ers, etc. with respect to ballet and opera. Some choose to work with the opera houses themselves – Xavier Veilhan made use of the stage machinery, while Claude Lévêque explored the Palais Garnier’s subterrane­an cistern. Cogitore brought Rameau’s music into collision with krump, a dance movement that evolved in the black ghettos of Los Angeles after the 1992 riots; Les Indes Galantes was itself inspired by the native-american ritual martial dances that Rameau had seen at Paris’s Comédie-italienne. “Even if they are far from each other in time and space, the cathartic dimension of hip-hop and the incantator­y dimension of Rameau’s music have much to say to one another,” explains Cogitore. Some time after, with his video doing the rounds online, he passed by the Centre Pompidou one day where youths, clearly inspired by his work, were dancing to the music of Les Indes Galantes. That’s what you call the circulatio­n of images.

CLÉMENT COGITORE A PUISÉ, DANS DES BANQUES D’IMAGES, DES PHOTOGRAPH­IES D’ENFANTS COMMERCIAL­ISÉES PAR LEURS PARENTS POUR DES CAMPAGNES PUBLICITAI­RES.

Exposition Encore un jour banane pour le poisson rêve, du 22 juin au 9 septembre au Palais de Tokyo, Paris. Opéra-ballet Les Indes galantes, du 27 septembre au 15 octobre 2019 à l’opéra Bastille, Paris.

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