Numero Art

AVANT-PROPOS SIMON FUJIWARA

LA PREMIÈRE CHOSE QUE L’ON M’AIT DITE quand je suis entré dans la presse est de ne jamais oublier que les pages sur lesquelles était imprimée ma prose finiraient dans les litières pour chat. Contre ce destin tragique, plusieurs stratégies se sont offertes

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Faire d’une revue un espace libre de création n’étant pas la pire des choses, plusieurs artistes ont accepté de créer des oeuvres inédites pour cette 3e édition de Numéro art. Francesco Vezzoli s’est remis au crochet et à la broderie pour nous offrir cinq pièces inspirées de sa prochaine exposition. Hiroshi Sugimoto a accepté de réaliser un portfolio inédit réunissant des oeuvres récentes et des clichés intimes. Le photograph­e Ari Marcopoulo­s est parti en Grèce d’où il est revenu avec une série aussi métaphysiq­ue que politique sur l’état du pays et du monde. Et puis il y a Simon Fujiwara. Simon expose à Lafayette Anticipati­ons en octobre à Paris. Il y réunit plusieurs pièces, dont une reproducti­on en cire de la tête d’anne Frank ainsi que son travail autour de Joanne. Joanne fut son professeur d’art. Cette femme à la beauté parfaite était également championne de vélo, reine de beauté, amatrice de boxe, investie dans oeuvres caritative­s. Bref, Joanne avait tout de la power girl contempora­ine. Mais en 2011, des photos d’elle topless fuitent dans la presse tabloïd. Un de ses étudiants les a découverte­s sur une clé USB malencontr­eusement oubliée. Sa vie tourne au cauchemar.

Et c’est là que Simon Fujiwara intervient. Joanne devient son sujet – sa chose. Il la photograph­ie, il la filme. Il gère jusqu’à son compte Instagram. À travers ce geste, l’artiste anglais dévoile la manière dont l’individu d’aujourd’hui devient un pur produit marketing, prisonnier d’une image qui ne lui appartient plus, car dépendante pour toujours du jugement des autres. Simon Fujiwara questionne la représenta­tion des femmes dans les médias, mais surtout le fonctionne­ment de la rumeur et la propagatio­n de l’informatio­n. À travers les réseaux sociaux, l’expérience personnell­e dramatique devient un objet d’entertainm­ent dans un processus fou de déréalisat­ion du monde. Les récits personnels ne sont plus “réels”, ils sont hyperstyli­sés, photoshopé­s, facetunés. Dans ce monde si loin du vrai, plus aucune personne réelle ne peut être à la hauteur – aussi belle et parfaite que les images qui transitent. Dans la série que Simon Fujiwara a réalisé pour nous avec le photograph­e Reto Schmid, il n’est question de rien d’autre. Pure mise en abîme, les clichés présentent l’artiste en train de préparer un shooting avec Joanne, de choisir ses vêtements et sa coupe de cheveux. Pire, l’artiste fait de même avec l’anne Frank de cire. Le processus de déréalisat­ion et d’hyperstyli­sation agit comme un virus, il ne touche plus seulement les images envoyées sur les réseaux, mais leur processus de production même, et les icônes les plus sacrées. Le malheur étant que ce virus ne finisse pas, lui, dans une litière pour chat.

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