MODÈLES NOIRS
Quelles représentations pour le corps noir dans l’art ? Comment sortir d’une histoire de l’art construite sous hégémonie blanche ? De nombreux artistes et deux expositions parisiennes, celle de Theaster Gates au Palais de Tokyo et Le Modèle noir au musée d’orsay, tentent de répondre à ces questions.
“IL N’Y A PAS D’ABSOLU, pas de pureté. Il n’y en a jamais eu.” Ces mots sont ceux de l’américain Theaster Gates, à l’occasion de sa première exposition en France, au Palais de Tokyo. Un exercice de “mélange culturel, ethnique et sculptural” autour de l’idée d’une mixité fondamentale. Theaster Gates, c’est le Dorchester Project, entreprise de réhabilitation qu’il mène depuis 2009 dans le South Side, quartier africain américain paupérisé de Chicago. Il a donné ses lettres de noblesse à la “social practice”, cet engagement direct des artistes sur un réel qu’il s’agit de réparer et d’embellir. À la galerie Gagosian qui le représente désormais, trône sa Black Madonna (2017), recouverte d’une épaisse couche de goudron. Mais cette madone-là semble se moquer de notre envie de reconnaître, chez un artiste afro-américain, des représentations de sa communauté. S’il parle au nom du peuple afro-américain, c’est pour rappeler au reste de l’humanité que son histoire se construit sur un leurre : un récit hégémonique inventé par une partie de la population, récit niant ce mélange primordial afin d’écrire sa propre version de l’histoire.
La pratique de Gates, né en 1973, entre en résonance avec une génération d’artistes que la curatrice Thelma Golden a qualifiée à la fin des années 90 de “post-black”, terme que la directrice du Studio Museum in Harlem a inventé avec l’artiste Glenn Ligon. “[Ces artistes] sont à la fois post-basquiat et post-biggie”, explique-t-elle en 2001 dans le catalogue de l’exposition Freestyle. “Ils ont en commun de ne surtout pas vouloir être étiquetés ‘artistes noirs’, bien que leur travail soit profondément attaché à redéfinir les notions complexes de la ‘ blackness’ [de ‘l’être-noir’].” Les vingt-huit artistes réunis sont tous d’origine afro-américaine. Mais cette dénomination ne suffit pas à produire un socle commun. Pour certains, l’exploration de l’identité et de l’expérience afro-américaine, et par extension afro-descendante, explore davantage les intersections transversales avec les courants contemporains que la continuité d’un l’héritage communautaire historique : le féminisme intersectionnel chez Susan Smith-pinelo ; le post-conceptualisme chez Rashid Johnson ; le retour de l’expressionnisme abstrait chez Mark Bradford et Julie Mehretu. Plutôt que
la question de la représentation, ces artistes investissent celle des symboles et des structures. Ils héritent en cela d’adrian Piper ou de David Hammons qui, dès les années 60, explorent, à partir du vocabulaire conceptuel, la construction sociale de la notion de race pour la première, les rituels de la communauté noire pour le second. Aujourd’hui cependant, la représentation du corps noir ou non blanc fait son grand retour. La réappropriation du vocabulaire dominant ou l’invention de son propre langage ? L’infiltration du système établi et la volonté de fonder sa propre plate-forme ?
À Paris, une autre exposition illustre le parti pris de la lutte pour la visibilité des corps plutôt que l’infiltration des structures. Certes, Le Modèle noir, de Géricault à Matisse balaye un large spectre de l’histoire. Il n’empêche, cette exposition déploie dans l’espace du musée d’orsay la thèse soutenue en 2013 par la chercheuse Denise Murrell à l’université de Columbia à New York, autour de la représentation du corps noir féminin. D’abord présentée au sein de la galerie de l’université, l’exposition se concentrait dans sa première itération sur l’étude de cas de l’olympia d’édouard Manet (1863). Par son réalisme, son refus de l’idéalisation des figures, le tableau est habituellement considéré comme une pierre angulaire dans l’histoire de la peinture moderne. Or pour Denise Murrell, il s’agit aussi d’un tournant décisif dans le traitement du modèle noir. Loin des clichés sexualisants et orientalisants du corps fétichisé, réduit à un stéréotype, Laure, le modèle qui posa pour le rôle de la servante, émerge enfin comme une figure individualisée.
Il serait possible d’élargir cette approche avec le travail d’artistes comme Martine Syms, Sondra Perry ou Jacolby Satterwhite, qui travaillent depuis l’écosystème numérique ; les photographes Deana Lawson, Zanele Muholi, Paul Mpagi Sepuya ; les peintres Awol Erizku et Nina Chanel Abney. Les formes flirtent avec les jeux vidéo, la 3D, l’hyperréalisme ou la tradition du mural. Les sujets : le quotidien, la pop culture – Deana Lawson shoote Rihanna pour Garage Magazine, Jacolby Satterwhite collabore au court-métrage de l’album de Solange… Plutôt que de penser le mélange, de pratiquer la recontextualisation, l’air du temps serait davantage à l’invention de nouveaux modèles de représentation et d’identification – réveillant la tradition occidentale de son assoupissement post-moderne.
Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, du 26 mars au 21 juillet, musée d’orsay, Paris.
Theaster Gates, Amalgam, jusqu’au 12 mai, Palais de Tokyo, Paris.