JEUNE SCÈNE EUROPÉENNE
Avec son exposition Jeunes Artistes en Europe, La Fondation Cartier propose un panorama réjouissant et vivifiant de la jeune création. Numéro art a rencontré quatre des artistes invités, futures stars de l’art contemporain et du design.
KRIS LEMSALU PAR INGRID LUQUET-GAD
Il serait trop facile d’épiloguer sur Kris Lemsalu, artiste chamane venue des forêts profondes estoniennes. Personne ne peut nier la force incantatoire d’une pratique infusée d’obscures et fascinantes énergies. Et il n’y a qu’à la regarder. Créature aux sourcils lourdement ponctués de virgules noires, elle a le teint de porcelaine d’une poupée russe tandis que son rouge à lèvres se fait invariablement la malle sur la moitié du visage. Fantasque et insaisissable, elle disparaît dans un tourbillon de gaze fleurie d’où dépasse à peine une paire de baskets fluo, se fait une seconde peau d’un costume en nylon couleur chair d’où émergent mille et une protubérances qui font d’elle une nouvelle Vénus paléolithique, ou alors se promène le plus naturellement du monde affublée d’un chapeau-gants de ménage dont les doigts palpitent doucement à la manière d’une anémone de mer. En son absence, ses oeuvres font tout aussi forte impression. Sa pratique reflète le même bricolage de références et de matériaux que celui qui irrigue son personnage polymorphe, interrespèce, transgenre et punk.
Kris Lemsalu, née en 1985 en Estonie, se forme en céramique à l’estonian Academy of Arts de Tallinn et en design à la Danmarks Designskole de Copenhague. De ce parcours au plus proche de la fonctionnalité, elle tire une approche presque “politique” de ses oeuvres, centrées autour de l’intégration plus harmonieuse de l’individu à son milieu. Dans ses sculptures, les parties en céramique finement ciselées et les drapés cousus à la main se mêlent à tous les rebuts que la société de consommation a laissés derrière elle : CD, fleurs artificielles, baskets et bottes en plastique, ballons, portes d’automobile, piécettes – la liste pourrait se prolonger à l’infini. Kris Lemsalu en tire des saynètes hantées par la présence passée d’un corps. Dans Gently Down the Stream (2017), une barque à moitié recouverte de végétation gît sur un lit de ballons, deux paires de baskets pendant par-dessus bord. L’image est poétique, mais elle annonce surtout la catastrophe écologique imminente. L’humain s’est déjà absenté, ou alors il a muté, il a fait corps avec la nature, les animaux et les déchets synthétiques qui désormais se mêlent irréversiblement. Ici et là, un accessoire dérisoire rappelle sa présence évanouie, comme les squelettes de mains qui habitent des chemises repassées de frais ( Angels Gone Missing, 2017). Ou alors, il ne reste qu’une pâle sirène de l’apocalypse, hoodie de céramique dotée de longues jambes bringuebalantes, perchée sur la coque d’une embarcation échouée ( So Let Us Melt And Make Noise, 2017). Choisie pour représenter l’estonie à la Biennale de Venise, Kris Lemsalu révélera à partir de mai son projet collaboratif Funtain. Une installation qui, promet-elle, délaissera les thèmes de mort et de fin du monde pour inviter à pousser les portes d’un monde “réel et enchanté”.
FORMAFANTASMA PAR ANDREW AYERS
“Lorsque vous ouvrez ce que l’on considère aujourd’hui comme un magazine de design, qu’est-ce que vous voyez ?” C’est la question que pose Simone Farresin, de l’agence de design Formafantasma,
qu’il a fondée à Amsterdam il y a dix ans avec son compatriote Andrea Trimarchi, italien lui aussi. “En général, on vous parle d’une chaise, puis d’une autre chaise, d’une lampe, et ainsi de suite. Le design a pourtant des implications bien plus vastes.” Nous nous retrouvions pour discuter du dernier projet de Formafantasma, Ore Streams, actuellement visible à la Triennale de Milan, dans le cadre de l’exposition Broken Nature: Design Takes on Human Survival, ainsi qu’à Paris (sous un format légèrement réduit), dans l’exposition de la Fondation Cartier. Ore Streams (“Sources de minerais”) était à l’origine une commande de la National Gallery of Victoria de Melbourne pour la première édition de sa Triennale NGV, en 2017. Dans sa version complète, Ore Stream comprend une quinzaine de vidéos et quatre pièces de mobilier : une table, un siège, un cabinet et un espace individuel de bureau ( cubicle). Le tout conçu comme une réponse possible au problème des déchets électroniques.
Environnement, migrations d’ordre politique ou climatique, conception de stratégies destinées à éviter le désastre écologique : de nos jours, ces sujets sont omniprésents sur la scène culturelle. Ils l’étaient nettement moins en 2009, lorsque Farresin et Trimarchi sont sortis diplômés de la Design Academy Eindhoven. Leur projet de fin d’études, Moulding Tradition, abordait pourtant déjà certains de ces thèmes. “Nous avons passé notre diplôme avec un travail sur la production artisanale en Sicile en relation avec les flux migratoires au Moyen Âge, en étudiant les influences arabes sur la culture locale et en faisant le
lien avec la crise contemporaine des réfugiés. Nous disons souvent en plaisantant que, si nous avions vécu dans les années 20, nous aurions probablement été modernistes. Mais aujourd’hui, si vous avez la moindre conscience de ce qui est en train de se passer, certains enjeux sont tout simplement impossibles à ignorer.” Loin de se contenter de dénoncer ces problèmes, Ore Streams pousse donc la réflexion plus loin, en s’efforçant de proposer des solutions. “Nous avons voulu voir comment le design pouvait créer des stratégies permettant de fabriquer des produits qui soient davantage recyclables et réparables, poursuit Farresin. Nous avons contacté des entreprises de recyclage, des législateurs, des chercheurs universitaires, des ONG, etc. Prenez par exemple le système de collecte des déchets : dans la plupart des pays, il ne fait pas la différence entre un équipement qui fonctionne et un équipement hors d’usage. Des appareils en parfait état de marche sont donc endommagés lors du processus de collecte. Autre sujet : les détecteurs optiques utilisés pour séparer les déchets, incapables d’identifier les objets noirs. Cela veut dire par exemple qu’un câble électrique noir sera jeté avec à l’intérieur le cuivre recyclable intact qu’il contient. Une façon de résoudre ce problème consisterait à changer la couleur du câble.”
Qu’en est-il alors des meubles qu’ils ont conçus pour ce projet ? Ont-ils voulu inventer une sorte “d’esthétique électro-trash” ? “Dans les vidéos comme pour les objets, nous voulions éviter le cliché du rebut, et le cliché dystopique, dit Farresin. Quand on parle de déchets électroniques, on a souvent en tête ces images spectaculaires de décharges à ciel ouvert au Ghana, ou de travailleurs chinois occupés à démanteler des appareils usagés. Nous ne voulions pas convoquer ce type d’images, parce qu’il nous semblait qu’elles débouchent inévitablement sur un récit opposant le développé au sous-développé. Je pense qu’on a trop vite fait de ‘glamouriser’ une vision dystopique, même sans le vouloir. Nous avons donc choisi une approche diamétralement opposée, avec des objets très élégants et raffinés.”
Fabriquées, bien entendu, à partir de matériaux recyclés, les quatre pièces, en effet, sont réalisées à la perfection. Mais à y regarder de plus près, on remarque très vite quelque chose d’étrange. Le cabinet, fabriqué en verre, utilise les boîtiers arrière d’ordinateurs de bureau. La table métallique intègre des coques de téléphones portables. Dans le box du cubicle, on reconnaît la structure d’un four micro-ondes. Plusieurs détails ressortent sous un or récupéré sur des cartes de circuits imprimés. “Dans le contexte de l’exposition, nous avons imaginé ces pièces comme un cheval de Troie, explique Farresin. En les observant, vous prenez conscience qu’elles racontent une histoire, qui vous pousse à vous investir dans le reste de de la démarche. Nous voulions aussi brouiller les frontières, pour qu’on ne soit plus tout à fait sûr de ce qui est recyclé et de ce qui est neuf, en supprimant la hiérarchie de valeur économique assignée au neuf et au déchet par nos sociétés capitalistes. Je ne suis pas certain que nous y soyons parvenus, mais c’était l’idée.” Tout cela ne risque-t-il pas cependant donner à Formafantasma une image de sérieux excessif ? “Ne vous méprenez pas : j’aime beaucoup les jolies chaises, et je peux me
montrer totalement frivole, rétorque Farresin. L’humain est complexe. Nous sommes simplement convaincus qu’en tant que professionnels, notre responsabilité est bien plus grande qu’en tant qu’individus.”
TENANT OF CULTURE PAR FRANCESCA GAVIN
Installée à Londres, l’artiste néerlandaise Tenant of Culture, de son vrai nom Hendrickje Schimmel, aime ce qui est sale. Ses sculptures, installations et pièces vestimentaires mettent à l’honneur taches, crasse et marques d’usure. “C’est une réponse à la mode jetable – à l’idée qu’un vêtement peut être porté une seule fois, puis jeté parce que vous l’avez taché”, explique-t-elle. “Je trouve intéressant qu’une pièce salie à dessein et volontairement décolorée, maculée, puisse, dans l’univers de la mode, devenir un signe de rébellion.” Son travail joue avec les notions de tendances, de matières et autour des structures mêmes de l’industrie de la mode. L’inventivité de ses créations lui a valu un ticket d’entrée dans quelques expositions collectives, à la Galerie Gregor Staiger à Zurich, BQ à Berlin et, plus prestigieux encore, à la Fondation Cartier à Paris ce mois-ci.
Elle a choisi ce nom, Tenant of Culture, “Locataire de la culture”, parce qu’elle aimait l’idée d’une certaine forme d’autonomie. S’inspirant de L’invention du quotidien (1990) de Michel de Certeau, ouvrage de référence sur la consommation, Hendrickje Schimmel a imaginé un nom qui ferait davantage penser à un créateur de mode qu’à un nom
d’artiste. “J’ai ressenti le besoin de me créer un statut, explique-t-elle. Pour moi, il évoque une capacité d’adaptation, de flexibilité. Locataire, ce n’est pas propriétaire. C’est vivre à l’intérieur d’une structure qui ne vous appartient pas. Je peux me sentir libre à travers plusieurs types de supports.” Il y a chez elle une conception rafraîchissante de l’art. Elle a d’abord étudié la mode (un master en métiers du textile au Royal College of Art), avant d’exposer en tant qu’artiste. Des marques comme House of Holland ou Maison Margiela constituent pour elle un modèle intéressant. “J’espère pouvoir un jour transmettre mon héritage. J’aime beaucoup voir un créateur de mode prendre sa retraite en laissant à un autre couturier l’intégralité de ce qu’il a bâti, pour qu’il en livre sa propre interprétation.”
Son matériau de base, c’est le textile. Elle se le procure dans des magasins de bienfaisance, sur ebay, ou auprès de ses amis. Pour elle, “les gens sous-estiment réellement la quantité de symboles qui se cachent dans le moindre vêtement. Chaque détail possède sa propre histoire, et en dit long sur la civilisation et le progrès”. Tenant of Culture est attirée par les “vêtements déconsidérés”. À une vieille paire de baskets ou un sweat-shirt taché, elle incorpore souvent des matériaux rigides comme le béton, ou du silicone. Ce qui l’inspire, ce sont les tentatives de stopper le processus de dégradation. “Qu’allonsnous décider de garder, ou au contraire de jeter ? De la réponse à cette question dépend je crois notre façon de construire l’histoire. Les archives officielles des institutions choisissent de préserver certaines choses. Comment sélectionner ce qui mérite vraiment d’être conservé ?”, questionne-elle.
Tenant of Culture s’appuie souvent sur les structures de l’industrie de la mode pour articuler ses projets. En octobre dernier, elle avait intitulé Sample Sale sa proposition pour la foire indépendante Paris Internationale, en collaboration avec la galerie anglaise 640mah. La démarche dont procédait cette “braderie privée” était inspirée par les soldes express dans la mode. “La valeur des pièces évolue très rapidement d’une saison à l’autre. Dans le domaine de l’art, ce phénomène se fait nettement plus discret. Je voulais faire entrer cette rapidité et cette intensification du processus d’achat dans une foire artistique”, s’enflamme-t-elle.
Ses pièces sont souvent accrochées par petits groupes, ou placées sur de faux mannequins-sculptures, généralement des plâtres creux moulés sur le corps humain. “La façon de montrer les oeuvres est un élément très important dans mon travail. J’ai toujours éprouvé une certaine fascination pour les supports structurels dont se sert la mode, le mannequin, le socle, la penderie, les cartons de stockage, ce genre de choses, explique-t-elle. Les lieux de shopping de luxe comme Oxford Circus m’inspirent aussi beaucoup. Je peux déambuler dans le quartier et regarder les vitrines des boutiques – presque comme des décors sur un plateau de cinéma ou une scène de théâtre.” Ses pièces nous conduisent à repenser les basiques de n’importe quelle garde-robe. Votre shopping du samedi après-midi ne sera peut-être plus jamais le même.
RAPHAELA VOGEL PAR INGRID LUQUET-GAD
Il y a chez Raphaela Vogel quelque chose d’une posture tragi-comique d’un Don Quichotte qui serait armé d’une perche à selfie en guise de lance. L’artiste allemande, née en 1988, se fait repérer avec l’installation vidéo Prokon qu’elle présente en 2014 lors de son diplôme de fin d’année à la prestigieuse Städelschule de Francfort. Avec l’emphase baroque des grands combats mythologiques, l’artiste se filme aux prises avec un drone. Le résultat est à la fois hilarant et angoissant. Par l’un de ces effets de dédoublement qu’elle affectionne, le drone devient à la fois l’acteur à l’image et l’outil permettant d’obtenir une série de plans kaléidoscopiques. Son quotidien de jeune artiste est filmé de manière à la fois terriblement banale et profondément perturbante. Alors que la paisible rationalité du quotidien semble sur le point de s’effondrer, on la voit se mettre à booty shaker, ou bien l’image se stabilise sur un plan de nature, et tout redevient normal.
Raphaela Vogel n’est pas la première artiste à utiliser des plans de drones, bien au contraire : c’est déjà devenu un lieu commun. En revanche, elle est l’une des rares à ne céder ni à la fascination technologique ni aux extrapolations eschatologiques. Lors de son premier solo show, Raphaela und der Grosse Kunstverein, à la Bonner Kunstverein de Bonn en 2015, Prokon occupait une place de choix. Le projecteur lui-même se retrouvait suspendu au plafond par un grappin, le faisceau de l’image émergeant alors des mâchoires d’acier d’une inquiétante créature. À plusieurs reprises dans son travail, les instruments de capture du réel, drones, perches à selfie et autres projecteurs se transforment souvent en monstres tout droit sortis d’un Moyen Âge caverneux.
Raphaela Vogel tire moins la technologie vers l’imagerie cyberfuturiste que vers un anthropomorphisme préhistorique, monstrueux ou folklorique. Présentés comme de véritables installations qui augmentent la vidéo plutôt qu’elles ne l’accompagnent, ces instruments de capture se transforment tantôt en dinosaures de parc d’attractions, tantôt en carcasses mécaniques démembrées. En 2018, son exposition Ultranackt à la Kunsthalle de Bâle insistait sur le versant sculptural de sa pratique, établissant un parallèle entre la fabrication quasi manuelle des vidéos et celle des objets et des environnements dans lesquels celles-ci sont projetées. Les structures métalliques utilisées pour les grands événements en plein air s’y transformaient en sculptures arachnéennes. Dans Capsule 09, son exposition en cours à la Haus der Kunst de Munich, l’oeuvre A Woman’s Sports Car transforme les phares d’une voiture de sport en projecteurs à 360°. En sous-texte, l’usage du burlesque dessine le périple picaresque d’une jeune femme au sein d’un univers technologique dessiné par des hommes pour des hommes. Le “devenir-monstre” des appareils de vision démontre ainsi, par l’absurde, davantage le point de vue dominant masculin qu’une révolution des machines.
Jeunes Artistes en Europe. Les Métamorphoses, du 4 avril au 16 juin, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris.