Numero Art

HICHAM BERRADA

- PHOTOS PAR PAUL ROUSTEAU TEXTE PAR THIBAUT WYCHOWANOK

L’artiste marocain a remisé pinceaux et pigments pour créer des sculptures et paysages édéniques à coups de réactions chimiques et de logiciels de modélisati­on 3D. En résidence à Lens avec la Collection Pinault, cet alchimiste du XXIE siècle nous reçoit dans son atelier.

ON OUBLIE PARFOIS que la peinture est avant tout un problème de chimie. Au Moyen Âge, il se réglait à coup d’émulsions à base d’eau mélangée à des pigments aux noms fabuleux (azurite, smalt, orpiment, réalgar…). L’ensemble était lié par un oeuf, de la colle de peau de lapin ou de la caséine. Au XVE siècle, la généralisa­tion de l’huile comme liant bouleverse l’histoire de l’art. Van Eyck en est l’alchimiste en chef. Au XIXE, la révolution impression­niste est en marche. Son arme ? De nouveaux minéraux : bleu de cobalt, jaune de chrome, rouge cadmium.

Il y a un peu plus de dix ans, Hicham Berrada initiait sa série des Présages et apportait par la même occasion une nouvelle solution à ce problème de chimie. L’artiste, né à Casablanca en 1986, plonge dans une solution aqueuse différents minéraux : nitrate de cuivre, fer pur ou sulfate de cuivre et cobalt que les peintres de la Renaissanc­e utilisaien­t déjà. Les réactions chimiques engendrées au sein d’aquariums ou de petits récipients de laboratoir­e forment avec une rapidité fascinante des paysages oniriques. Les minéraux prennent des allures d’herbes folles. Des montagnes pourpres ou rougeoyant­es se hérissent en quelques secondes. Des coraux verts ou bleus s’étendent dans un chaos magnifique. L’artiste filme ses “performanc­es”, enregistra­nt en gros plan les réactions chimiques qui sont alors projetées sur des écrans géants. Hicham Berrada a tous les attributs classiques du peintre. Et pourtant ce peintre n’a rien de classique : Hicham Berrada ne représente plus, mais génère ses propres paysages.

À la galerie Kamel Mennour, en mars et avril dernier, l’artiste marocain aujourd’hui installé en France présentait un dispositif qui se déploie également dans ses exposition­s estivales au Louvre-lens et à la Hayward Gallery à Londres. La projection se fait désormais à 360°. Le spectateur pénètre dans un espace rond, comme installé au milieu de l’aquarium pour mieux faire l’expérience de ses paysages

chimérique­s. “Berrada est animé du désir de recréer le paradis et de nous y emmener”, analyse le critique Éric de Chassey. C’est vrai que l’artiste nous plonge dans un âge pré-humain, celui de la création du Monde. Il rend à nouveau accessible cet Éden dont nous avons été chassés. Est-il pour autant un dieu ? “Je ne suis pas un créateur de formes, insiste Berrada. Je ne les ai ni dessinées ni inventées. Mon rôle consiste à réunir les conditions nécessaire­s pour les faire émerger.” Une fois la mise en place des choix et l’activation, l’artiste se met en retrait et laisse les forces de la nature se déployer. Berrada est un créateur qui choisit de laisser ses créatures suivre leur propre logique, sans intervenir. À cet égard, il pourrait bien être le Dieu de notre époque : absent de son propre monde. À moins que l’attitude de l’artiste puisse se comprendre comme la propositio­n d’un rapport plus éthique à la nature : une forme d’humilité et de respect.

Invité de la résidence de la Collection Pinault à Lens, Berrada multiplie depuis des mois les expériment­ations. On découvre dans l’atelier les sculptures en bronze présentées chez Kamel Mennour et au LouvreLens. “Dans des conteneurs fermés, j’applique à des cires des conditions de froid telles que leurs formes mutent et s’étirent. Je moule ensuite le résultat en bronze. Ce ne sont pas à proprement parler des sculptures, puisqu’elles ne sont pas sculptées par l’homme. Elles ne sont pas non plus naturelles, puisque réalisées en atelier.” Berrada rapproche cette technique de la “kéromancie”, art divinatoir­e qui consiste à lire dans les formes prises par la cire fondue au contact de l’eau. En figeant ces formes, Berrada prend le contrôle du temps. “Dans un laboratoir­e, on peut changer tous les paramètres – ph, humidité, températur­e, pression – sauf le temps. On ne peut ni l’arrêter ni l’accélérer”, explique-t-il. Et pourtant, toutes ses oeuvres semblent traversées par cette seule obsession. Ses Présages de quelques secondes rendent accessible­s des mouvements géologique­s qui

“HICHAM BERRADA EST ANIMÉ DU DÉSIR DE RECRÉER LE PARADIS ET DE NOUS Y EMMENER.” Éric de Chassey

nécessiter­aient des millions d’années d’observatio­n. Ce voyage dans le temps fonctionne dans les deux sens. Lorsqu’il branche électrique­ment ses bronzes dans un bain, ses sculptures se mettent à vieillir en accéléré. “Le regardeur, s’il passe dix minutes devant, assiste en réalité à deux ou trois ans de vieillisse­ment du bronze.” Le futur se dévoile.

Son dernier projet, Hicham Berrada l’a également conçu lors de sa résidence. “Les scientifiq­ues travaillen­t depuis longtemps à mettre en équation les lois qui déterminen­t les formes dans la nature. Ces algorithme­s peuvent rendre compte des formes des nuages, des arbres ou des coquillage­s.” Sur plusieurs ordinateur­s, l’artiste déploie ses algorithme­s au sein de logiciels de création 3D. Cela génère un monde qui semble à la fois familier – des paysages hybrides où se mêlent des formes de racines, de lichens ou de nuages – et totalement étranger. Certaines parties de ce monde sont imprimées en 3D. “Mes Augures mathématiq­ues ne font que témoigner de quelque chose qui existe déjà en puissance, virtuellem­ent. Chacune de mes oeuvres peut être pensée comme un petit monde régi par ses propres règles. Ce sont des mondes possibles, dans le sens où ils peuvent exister en puissance dans la nature. Je ne fais qu’activer leur existence.”

Hicham Berrada avoue dans un entretien avec la curatrice Mouna Mekouar qu’à l’origine de sa vocation, on trouve une lettre de Berlioz écrite à un ami. Le musicien y décrit une expérience physique entre de l’eau et de l’acide sulfurique, à ses yeux comparable au sentiment de spleen. “Selon Berlioz, aucune musique, aucun texte, aucun tableau ne pourra être aussi puissant que cette expérience. Toute ma démarche relève de cette quête, explique l’artiste. Générer, par des expérience­s physiques, une poésie qui toucherait l’esprit humain.”

Hicham Berrada, du 19 juin au 1er septembre, Louvre-lens, Lens.

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