OLIVER BEER
Transformer un vase antique en instrument de musique, chanter tout en embrassant une personne à pleine bouche… Voilà le genre de défis relevés par l’artiste britannique. Après une exposition à la Galerie Thaddaeus Ropac à Paris, le prodige passionné par l
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LES POUVOIRS D’UNE DIVINITÉ DU FOYER sont, par définition, limités. Lorsqu’elle est éloignée de son univers domestique, son influence faiblit. Cette idée paradoxale d’une finitude du divin – dont les pouvoirs surnaturels sont ici dépendants de contingences sociales et matérielles – constitue la toile de fond des recherches d’oliver Beer sur la relation entre les propriétés universelles du son et la construction sociale qu’est la musique. Le jeune artiste britannique joue sur la tension entre la foi humaniste dans la capacité de l’art à transcender les frontières et la reconnaissance du caractère insurmontable de certaines barrières culturelles. Lors de son exposition dans l’espace parisien de Thaddaeus Ropac, en janvier dernier, il présentait une sélection hétéroclite d’objets décoratifs, artefacts historiques et bibelots domestiques, posés sur des socles. Des micros captaient et amplifiaient les fréquences sonores résonnant à proximité de l’intérieur de ces objets. L’installation produisait ainsi des boucles rétroactives, douces et vibrantes. Oliver Beer avait agencé ces “voix” en une chorale harmonieuse, emplissant la galerie d’une musique “non humaine”. Household Gods, le titre de l’exposition, sous-entendait que ces divinités du foyer avaient une histoire à nous raconter.
Les quatre salles étaient remplies d’objets provenant de la maison de la grand-mère, du père, de la mère et de la soeur de l’artiste. Ils témoignaient à la fois de la personnalité de leurs propriétaires et, plus largement, du contexte culturel dans lequel ils avaient été réunis au fil des ans : une sensibilité éminemment britannique, révélée dans cet assemblage d’objets venus du monde entier, éclectisme rendu possible par la situation même du Royaume-uni au centre d’un empire aux ramifications planétaires. Oliver Beer s’intéresse au conflit entre l’histoire matérielle de ces objets d’une part (et notamment le fait qu’un Occidental ne peut apprécier leur esthétique sans la mesurer à l’aune de la violence coloniale qui a rendu possibles de telles collections) et, d’autre part, la conviction – archétypale des Lumières – que la musique opère indépendamment de ces considérations de base, qu’elle est transcendante, universelle et d’essence divine.
Cette opposition se retrouve au premier plan de l’exposition que l’artiste présente au Met Breuer, à New York. Oliver Beer a pu accéder aux immenses collections du Metropolitan Museum, et y a sélectionné 32 artefacts dont les fréquences de résonance correspondent aux notes de la gamme chromatique. Cette approche quasi oulipienne engendre des relations inattendues entre des pièces qui n’ont rien en commun. Cette stratégie a pour effet de rompre les taxonomies établies selon lesquelles on séparerait, par exemple, un obus d’artillerie de la Première Guerre mondiale et une jarre égyptienne antique.
Un tel repositionnement de l’objet pose aussi la question de la nature de l’oeuvre d’art. Nous pouvons aujourd’hui appeler “art” tout objet
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séparé de sa fonction, extrait de sa signification spirituelle, et réinstallé dans une institution culturelle. Ainsi, une coiffe africaine ou une amphore grecque deviennent des “oeuvres d’art”. Il en va de même, depuis Marcel Duchamp, d’objets vernaculaires et obsolescents (l’influence déterminante de Duchamp était au demeurant discrètement attestée par la présence, parmi les Household Gods, d’un urinoir japonais en porcelaine d’arita). La tradition classique, qui a inventé ces “divinités du foyer”, avance aussi que les êtres, les lieux et les choses possèdent leur propre genius (un esprit qui les anime) et, en dépit des efforts de Duchamp, la culture occidentale n’a jamais totalement échappé à la foi corollaire dans le pouvoir d’une aura des objets. Duchamp s’est servi de l’urinoir pour illustrer le fait que “l’aura” d’une oeuvre d’art s’entend avant tout comme un tour de passe-passe ou de magie. Dans les installations de Beer, la transformation d’un urinoir en oeuvre d’art comme en instrument de musique relève d’une forme particulière d’alchimie. Ces objets sont ainsi réintroduits dans un système qui leur donne un sens, un nouveau foyer.
En 2017, chez Ropac, à Londres, l’installation intitulée Devils (en référence à la fréquence émise par l’atrium du bâtiment, à savoir une quarte augmentée, appelée au Moyen Âge “intervalle du diable”) suggérait un lien entre art et magie. Insuffler une âme à ces objets, leur donner une voix, comme en écho à l’archétype même de l’acte créateur. Si cela semble pompeux, empressons-nous de préciser que, chez Oliver Beer, toute allusion de cette nature est purement fortuite ou traitée avec humour. Ce qui m’a rappelé le “souffle de vie”, par exemple, c’est sa Composition for Mouths (Songs My Mother Taught Me), une performance réalisée pour la Biennale de Sydney, où deux personnes scellaient leurs lèvres dans un baiser pour former un corps continu, avant de se mettre à “chanter l’une dans l’autre”.
La collection du Metropolitan Museum constitue en soi une histoire de la violence, puisqu’elle est fondée sur l’extraction d’un objet transporté loin de son lieu d’origine. L’instrumentalisation (littérale) de ces antiquités au service d’une composition musicale soulève en l’espèce certaines questions délicates. Dans l’art contemporain, le son est fréquemment employé comme métaphore d’une démarche susceptible d’unifier la diversité des voix. Beer a renoncé ici à exercer un contrôle sur l’orchestre qu’il a constitué, invitant des musiciens à exécuter leurs pièces (chacun des objets sera en effet relié à un clavier). Le public convié à ces concerts sera exposé à la dimension matérielle des histoires sur lesquelles repose la musique : des objets physiquement endommagés, souvent abîmés par leur arrachement au foyer. Oliver Beer: Vessel Orchestra, du 2 juillet au 11 août, The Met Breuer, New York.
Numéro art a demandé au duo de graphistes Adulte Adulte de réinterpréter les objets sonores d’oliver Beer, présentés à la Galerie Thaddaeus Ropac. Les notes qui s’en échappent font résonner leur forme.