Numero Art

“JE NE SUIS PAS COMME ROTHKO QUI VOULAIT QUE LES GENS PLEURENT DEVANT SES OEUVRES. JE TROUVE MÊME ÇA UN PEU CON.”

- Luc Tuymans

L’exposition événement que lui consacre à Venise la Collection Pinault permet, avec ses 83 toiles, d’appréhende­r le style Tuymans : ses tonalités sourdes (“Il me faut beaucoup de couleurs pour atteindre ces grisailles”), ses perspectiv­es aplaties (même s’il rejette le terme), ses figures et paysages virant vers l’abstractio­n selon qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne de la toile. “J’aime beaucoup la peinture abstraite, confie-t-il. Mais je ne suis pas comme Rothko qui voulait que les gens pleurent devant ses oeuvres. Je trouve même ça un peu con.” Tuymans choisit les images qu’il va peindre dans la vaste data base accumulée dans son atelier et dans sa mémoire. Des images qui le travaillen­t jusqu’à se sédimenter en une toile – le temps encore et toujours. Leur source est diverse. Un visage d’enfant déshumanis­é issu du film Le Village des damnés de 1960 ( The Valley, 2007). Une photo de smartphone prise à partir d’un documentai­re sur le tueur cannibale japonais Issei Sagawa ( Issei Sagawa, 2014).

Beaucoup ont en commun d’évoquer les atrocités du monde, la Seconde Guerre mondiale et l’holocauste en particulie­r. Tuymans aime mettre le doigt là où ça fait mal. En haut de l’escalier d’honneur du palais trône le portrait d’un homme endormi ou songeur. Secrets (1990) représente Albert Speer, architecte en chef du parti nazi. Les critiques ont souvent considéré que les toiles de Tuymans étaient la réponse picturale à la théorie de la banalité du mal de Hannah Arendt : l’idée selon laquelle le Mal repose dans des êtres médiocres, qui ont mis en suspens leurs conviction­s morales pour réaliser des actions quotidienn­es, une routine du mal. Peut-être pas. Car ce n’est pas Speer que peint Tuymans, ni sa banalité. Il peint une image de Speer. Ce qui l’intéresse, c’est la valeur de cette image, plus que la valeur du sujet peint. “La peinture a toujours été la première manière pour l’homme de conceptual­iser une image. Être peintre, c’est ne pas être naïf”, explique Tuymans. Fin analyste du système des images actuel,

il met à mal la croyance que la photograph­ie est une représenta­tion du réel. “Un message sans code” comme disait Roland Barthes. Il pointe au contraire que toute image est une constructi­on codée, une mise en scène du réel et donc un instrument de pouvoir pour ceux qui veulent cacher ou dévoiler, se montrer sous un jour flatteur ou montrer les autres comme des monstres. Qui aurait cru qu’un artiste d’un vieux médium serait l’arme idéale pour répondre à notre société du spectacle, de la post-vérité et des vérités alternativ­es ?

Face au flux continu d’images de l’ère de la télévision et d’internet, l’artiste nous propose une peinture faite de chair. Ou plutôt de peau puisqu’il a ainsi intitulé son exposition vénitienne ( La Pelle en italien). “La peinture répond au besoin pressant de l’expérience vécue, parmi les spectres fluides des apparition­s numériques”, résume Jarrett Earnest dans le catalogue de l’exposition. On ne s’étonne pas d’entendre Tuymans s’emporter pour la première fois de l’entretien contre ces “universita­ires qui ont disserté sans avoir fait l’expérience d’une vraie peinture”. Assis dans le fauteuil d’où il a l’habitude de juger ses toiles, Tuymans assène pourtant que “la peinture est anachroniq­ue”. Dépassée ? Pas du tout. Anachroniq­ue parce qu’elle nous sort du présent du flux des images. Nous met à distance. Ses pigments, ses effets de surface, les gestes ancrés dans la toile, ses couleurs sont autant de disruption­s qui arrêtent notre regard. Le temps se suspend. Notre cerveau se met en route. Notre réflexion peut s’engager sur l’origine même des images et sur leur processus de fabricatio­n.

Parce qu’on n’est pas plus con que Tuymans.

Lorsqu’il peint dans son atelier d’anvers, l’artiste accroche sa toile au mur, et non sur un châssis qui en délimitera­it d’emblée la taille. Ainsi, il peut décider une fois la peinture terminée de son cadrage, à

la manière du réalisateu­r qu’il fut autrefois. Parfois, il zoome tant dans l’image d’origine qu’elle en devient méconnaiss­able. Tuymans mutiplie aussi les effets de hors-champ, “comme au début de M le Maudit de Fritz Lang. La petite fille rencontre son meurtrier. Mais on ne voit que le ballon avec lequel elle joue rebondir sur le mur, où se reflète l’ombre de l’homme. Puis le ballon abandonné. La chaise vide de la petite fille à table. Son meurtre est seulement signifié par un élément insolite.”

Tuymans se décrit comme “chirurgien”. Il dissèque, il est vrai, notre société des images où le réel est médiatisé. Jusqu’aux entrailles, même si celles-ci restent hors-champ (Hitchcock a démontré à quel point la peur naissait de ce que l’on ne voit pas). Mais le Belge n’en reste pas au constat. “À force de rephotogra­phier, retravaill­er sur ordinateur, prendre des Polaroid d’une photo, l’image atteint un état de faiblesse telle qu’elle peut devenir peinture. L’image est épuisée avant que je la peigne. La résurrecti­on vient avec la peinture.” L’exposition vénitienne, qu’il a cocuratée avec Caroline Bourgeois, est dédiée à l’understate­ment – cette idée que l’on est toujours en deçà de la vérité. Une image ne suffira jamais à dire le monde ni le mal qui le hante. L’exposition dresse également le portrait de l’artiste en peintre de la liberté, de la responsabi­lité et de l’engagement. Liberté et responsabi­lité du visiteur de rechercher l’informatio­n pour mieux décrypter. Engagement dans un processus de réflexion sur notre monde menant peut-être à un engagement politique, à l’image de celui de l’artiste dans son propre pays. Ou à un engagement plus inconscien­t. “Il y avait ce directeur de musée qui détestait mon travail, s’amuse Tuymans. Il était venu à mon exposition à la Tate Modern en 2004… Il détestait encore plus. Et puis il a fini par rêver de mes oeuvres. Je crois que c’est aujourd’hui mon plus grand fan.”

La Pelle, du 24 mars au 6 janvier 2020, Palazzo Grassi, Venise.

Luc Tuymans “LE POLAROID EST UNE ÉMULSION, IL SE DÉVELOPPE COMME JE PEINS.”

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