UNE NUIT À KHARTOUM
Depuis la chute du régime sanguinaire d’omar elBéchir, il y a un an, le Soudan vit une nouvelle ère. La pauvreté est toujours là, l’avenir politiquement et économiquement incertain, mais les mentalités évoluent. Identité, sexualité, liberté… Les aspirations de la jeunesse de Khartoum ont inspiré au photographe Saad Eltinay cette série réalisée pour Numéro art. Il y déploie sa vision sensible d’un monde en transition.
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UN AN APRÈS LA RÉVOLUTION QUI, MALGRÉ SON RETENTISSEMENT MONDIAL, N’EN A PAS MOINS ÉTÉ DOUCE-AMÈRE, LE QUOTIDIEN N’A GUÈRE CHANGÉ AU SOUDAN, en particulier pour ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Beaucoup reconnaissent cependant que, depuis la chute, en avril 2019, du régime d’omar el-béchir, la peur n’habite plus le coeur des citoyens. Ils peuvent se déplacer sans crainte d’être harcelés par les autorités, dans les rues, sur leur lieu de travail, ou à travers les vastes provinces du pays. Cela dit, même si une paix provisoire a gagné l’ensemble du territoire, seules quelques enclaves limitées de la société ont pu, pour l’instant, en ressentir vraiment les bénéfices.
Un remaniement de grande ampleur est en cours au sein du pouvoir politique. L’alliance pour la liberté et le changement (ALC), issue de la société civile, a conclu un accord avec les généraux du Conseil militaire de transition (CMT), qui s’est emparé du pouvoir à la chute du président Omar el-béchir. Après trente ans à la tête du pays, ce dernier, incarcéré dans la prison de Kober à Khartoum, attend désormais son jugement par la Cour pénale internationale à La Haye, aux Pays-bas. Près de sept mois seulement après le début de son mandat, Abdallah Hamdok, Premier ministre du gouvernement de transition, a survécu à une obscure tentative d’assassinat, en mars 2020. L’avenir du Soudan reste très incertain. Une lueur d’espoir est symboliquement apparue lorsque le groupe américain Visa s’est mis à accepter les transactions soudanaises par cartes de crédit, tandis que les États-unis montraient quelques signes d’assouplissement dans leurs sanctions. Malgré cela, le chemin sera semé d’embûches, à l’image des rues des villes, émaillées de nids-de-poule et bordées de monceaux de détritus en flammes. Muhammad Hamdan Daglo continue de hanter les coulisses du pouvoir. Commandant des Forces
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A NIGHT IN KHARTOUM, BY SAAD ELTINAY SINCE THE FALL OF OMAR AL-BASHIR’S BLOODY REGIME, SUDAN HAS ENTERED A NEW EPOCH. POVERTY IS STILL OMNIPRESENT AND THE FUTURE UNCERTAIN, BUT MENTALITIES ARE CHANGING WITH RESPECT TO IDENTITY, SEXUALITY AND FREEDOM. FOR NUMÉRO ART, PHOTOGRAPHER SAAD ELTINAY CAPTURED THE ATMOSPHERE OF A COUNTRY IN TRANSITION.
PAR OMER ELTIGANI
A year after the April 2019 revolution, which despite grabbing headlines the world over was a bittersweet affair, daily life has barely changed in Sudan, especially for those below the poverty line. Nonetheless, since the fall of Omar al-bashir’s regime, many feel that the dread has at least gone – people can circulate freely through the land without fear of official harassment. But while a tentative peace has been established in Sudan, its benefits have only been enjoyed by certain pockets of society.
A big government reshuffle is underway. Forces for Freedom and Change (FFC), which originates in civil society, struck a power-sharing deal with the Transitional Military Council (TMC), which seized power when al-bashir was ousted. After 30 years in power, the former president is being held in Kober Prison in Khartoum while awaiting trial at the International Criminal Court in The Hague. Just seven months after becoming prime minister of the transitional government, Abdalla Hamdok was the victim of an obscure assination attempt in March 2020. The country’s future remains uncertain, although a glimmer of hope can be found
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de soutien rapide (FSR), une milice responsable – entre autres atrocités – du massacre du 3 juin 2019 à Khartoum, ce “général terreur”, numéro deux du CMT, se tient prêt à se saisir du pouvoir politique en réinstaurant une dictature militaire.
Le gouvernement Hamdok tente de convaincre les Soudanais que de réels changements sont en cours, mais la patience de la population se fait aussi rare que les denrées alimentaires, l’électricité, les infrastructures de santé ou les médicaments. L’argent, l’essence, les emplois – et jusqu’à la liberté elle-même – sont devenus des ressources limitées, accessibles seulement aux plus offrants. Lorsque les lumières s’éteignent, les quartiers riches crépitent au son des générateurs électriques, tandis que le reste du pays plonge dans d’épaisses ténèbres. Longtemps taxée d’individualisme, la capitale soudanaise demeure une ville hostile, dysfonctionnelle, toxique et élitiste, où certains vivent dans le luxe. Habiter Khartoum, c’est passer d’un extrême à l’autre. Le pendule oscille constamment entre le sentiment d’un profond pessimisme – l’idée que la population est collectivement et irrémédiablement condamnée –, et l’impression de se trouver face à des difficultés quotidiennes pas si dures que ça.
Une force surnaturelle, renouvelée par la résilience, la gentillesse et le sens du collectif du peuple soudanais, maintient une improbable cohérence. Malgré une offre économique en berne, cette magie est de celles qui peuvent à certains moments vous convaincre que vous habitez l’une des villes les plus dynamiques et progressistes du continent. Et puis, quelques instants plus tard, le bon génie se volatilise : les problèmes recommencent à s’accumuler, la pandémie de coronavirus déferle, et vous vous retrouvez au bord de l’implosion. Jour après jour, la vie à Khartoum se déroule sur cette corde raide, sans un seul moment de répit. Une équipe de chercheurs travaillant pour une ONG étrangère a récemment interrogé des Soudanais sur leur quotidien et sur les solutions à inventer face à une économie paralysée. Il en est ressorti qu’un mystérieux phénomène, désigné sous le terme Allah Kareem (“Allah est généreux”), maintenait sur les rails l’ensemble du pays. Il n’y a peut-être ni argent, ni eau, ni électricité, mais les choses se font malgré tout, comme sous l’effet d’une intervention divine.
L’art contemporain, en plein essor, continue d’oeuvrer à désamorcer les tensions et les frustrations accumulées pendant les décennies
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in Visa’s decision to accept Sudanese credit-card transactions and the easing of US sanctions. Even so, the road forward is littered with hurdles, just like the country’s streets, which are full of potholes and burning garbage. And there’s still General Mohamed Hamdan Dagalo, leader of the Rapid Support Forces (RSF) – a militia responsible, among other atrocities, for the 3 June massacre in Khartoum – waiting to sieze power and reinstate a military dictatorship.
Hamdok’s government is trying to convince the Sudanese that real change is on its way, but patience is wearing thin as food, water, electricity, healthcare, petrol, jobs and even freedom become ever more scarce, available only to those who can afford to pay. When the grid goes down, rich neighbourhoods clatter to the sound of generators while everyone else is plunged into abyssal darkness. Long derided as indvidualistic, Sudan’s capital remains hostile, dysfunctional, toxic and elitist: the mood swings constantly between a deep pessimism – the belief that the population is collectively and irremedially damned – and the impression of being faced with everyday difficulties that aren’t as bad as all that. For in spite of the apparent hardships there seems to be a kind of supernatural force, conjured up by the resilience, kindness and sense of community among the Sudanese, that maintains an improbable balance. Despite the failing economy, the magic can make you feel for the space of an instant that you live in one of the most dynamic and progressive cities on the continent. And then the genie disappears, the problems start piling up again, the coronavirus pandemic strikes and the city finds itself on the verge of implosion. Day in day out, Khartoum walks this tight-rope with never a moment’s respite. A team of researchers working for a foreign NGO recently interviewed locals about their daily life and found that a mystrerious phenomenon called Allah Kareem (“Allah is generous”) was keeping the country on the rails: there may be no cash, water or electricity, but somehow things get done, as if by divine intervention.
Contemporary art is booming, and continues its attempts to deflate all the tensions and frustrations that built up over
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de ténèbres. La plupart des jeunes – pas seulement les artistes – en appellent à un changement de l’intérieur. Psychothérapies, attention à soi et spiritualité gagnent aussi du terrain. Des lois très strictes ont été assouplies – concernant les tenues vestimentaires comme les check-points, le couvre-feu… Ces avancées renforcent le sentiment d’une “décontraction” de la société postrévolutionnaire. Le foulard, par exemple, n’est plus obligatoire pour les femmes . La police se mêle moins des affaires privées. Les jeunes osent enfin s’exprimer et se mettent à explorer des sexualités autrefois réprimées. Des applis comme Tinder ou Grindr ont vu leurs activités s’envoler depuis un an. Cet environnement plus ouvert ne se traduit pas seulement par une activité sexuelle plus intense. Les jeunes peuvent porter les vêtements, piercings ou bijoux de leur choix, tout en parlant ouvertement de questions queer ou de tatouages.
Pendant les dernières années de la période sombre, ces sujets étaient déjà présents dans les milieux artistiques et bohèmes d’une partie de la classe moyenne urbanisée. Ils sont désormais abordés plus largement. Ce réveil progressif intervient dans le cadre d’un “glissement tectonique” qui s’était fait attendre dans la société soudanaise. Née dans le coeur de beaucoup de citoyens pendant la répression, la flamme s’est réellement rallumée lors des manifestations de ces dernières années qui ont fait des centaines de martyrs. Son feu a été nourri par les réseaux sociaux, dans le sillage du Midan al-itisam (la “place de l’attente”), ce mouvement qui, durant les mois d’avril et de mai 2019, a organisé dans de nombreuses villes des sit-in de protestation. Ce qui s’est passé a alors ancré la conviction que le citoyen a le droit autant que le devoir de réclamer ce qui lui revient légitimement.
L’identité soudanaise est longtemps demeurée un sujet complexe et controversé, chargé de tensions autour des notions de race, de couleur, de religion et de genre. Des tensions qui se manifestaient dans la sphère politique comme dans la sphère privée. Aujourd’hui, ces notions archaïques s’effacent peu à peu, en même temps que recule un racisme instillé pendant plusieurs générations par la propagande d’état. Ainsi, les femmes soudanaises à la peau sombre ont enfin cessé de recourir aux crèmes éclaircissantes, dont l’usage était politiquement encouragé par la domination arabe et par le sentiment anti-noir des années 90. De plus en plus de gens se décident
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decades of darkness. Most young people – not just artists – are looking for change from within; psychotherapy, spirituality and self-care are also on the rise. Strict laws – on dress, checkpoints and curfews – have been relaxed, giving rise to a feeling of a post-revolutionary liberty. Women no longer have to cover their hair, for example, and the police interfere less in private matters. Young people finally dare to to express themselves and explore previously taboo sexualities – dating apps such as Tinder and Grindr have seen a surge of activity this past year. And this more open environment doesn’t just make itself felt in the young having more sex: not only do they now dress as they choose – piercings, jewellery, the lot – they talk openly about sexuality, queer issues and tattoos.
LE FOULARD N’EST PLUS OBLIGATOIRE POUR LES FEMMES. ET DES APPLIS COMME TINDER ONT VU LEURS ACTIVITÉS S’ENVOLER.
During the final years of the dictatorship, such topics were already common in the bohemian and artistic sectors of the urban middle class, but now they are discussed more widely. This gradual reawakening is part of a “tectonic shift” in Sudanese society that has long been awaited; born in the hearts of many during the years of repression, it burst into flame during the demonstrations these past few years, which claimed hundreds of martyrs. It’s a flame that was fuelled by social media, with online movements such as Midan al-itisam organizing sit-ins and protests across the country in April and May 2019. Such events cemented the idea that citizens have not only the right but also the duty to claim what is rightfully theirs. Questions are now being asked, voices are being heard.
Sudanese identity has long been complex and controversial, weighed down with tensions around race, colour, religion and gender that played out as much in political as in private life. Archaic ideas are finally receding, as is a racism that was instilled in the population over the course of several generations by state propoganda. Sudanese women with darker complections are finally abandoning skin-lightening creams, whose use was politically encouraged by Arab supremacy and by the anti-black mores of the 1990s. More and more people are going beyond the old clichés to
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à aller au-delà des clichés pour redéfinir ce que signifie “être soudanais”. Enfin, des débats longtemps contenus sur le sexe et la sexualité, le harcèlement ou l’égalité des genres esquissent les obstacles que devra encore surmonter la société soudanaise. S’y ajoutent non seulement les droits LGB (lesbiennes, gays et bisexuels), mais aussi la nécessité d’une bonne compréhension – loin d’être acquise aujourd’hui – des termes qui les complètent, TQI et A (pour “trans, queer, intersexe” et “asexuel”). Ces écueils seront plus facilement surmontés si on laisse le soin à la jeunesse de s’en charger. Mais si la société venait à retomber dans ses penchants traditionalistes, le processus serait stoppé net, et le Soudan devrait continuer à se débattre dans des difficultés sans fin.
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redefine what it means to be Sudanese. And debates that were long stifled – about sex and sexuality, sexual harrasment and gender equality – are finally coming into the open and setting into relief the obstacles and hurdles that Sudanese society will be forced to overcome. Not only are LGB (lesbian, gay and bisexual) rights now on the agenda, but also TQI and A (trans, queer, intersex and asexual). Such obstacles will be more easily surmounted if we leave it to the country’s youth to sort them out, for if Sudan goes back to its traditionalist mindset, the whole process will be stopped dead in its tracks and the nation will once more fall back into its neverending struggles.