Numero Art

LES CORPS TROUBLANTS DE MIRIAM CAHN.

- Portraits et photos d’atelier : Lukas Wassmann. Textes : Élisabeth Lebovici et Paul B. Preciado

Légende vivante de la peinture encore trop méconnue du grand public, l’artiste suisse poursuit depuis les années 70 une oeuvre singulière. Les couleurs sont stridentes. Les corps se dissolvent. Ses figures interpelle­nt, souvent avec violence… Numéro art l’a rencontrée dans son atelier au coeur des Alpes à l’occasion de ses récentes exposition­s à la galerie parisienne Jocelyn Wolff.

L’ART DE MIRIAM CAHN CONVOQUE TOUJOURS L’INTENSITÉ DU PRÉSENT. Non que les figures, les paysages, les événements soient certifiés “d’actualité”. Au contraire. Il existe parfois un long temps de latence entre les nouvelles du jour et ce qui se trace par le biais des divers médiums : crayon, graphite, aquarelle, pigments, huile, scanner, vidéo, etc. Cette attente se charge ainsi de souvenirs, de fantasmes, de fantômes, de peurs rétroactiv­es… Et pourtant, sans cesse, un présent court à notre rencontre : celui du faire, chaque cartel en porte la date (ou les dates, quand il outrepasse une seule journée, car il faut des exceptions à la règle que se donne l’artiste) ; et aussi, celui du montrer. Orchestran­t elle-même ses accrochage­s – même à distance, Covid-19 oblige, depuis son atelier de Bragaglia (dans la vallée de l’engadine, en Suisse) pour les deux espaces de Jocelyn Wolff (celui de Belleville et celui de Romainvill­e) – Miriam Cahn, à chaque fois, tient la cadence. Comme si cet arc énergétiqu­e menait son travail de la fabricatio­n à l’exposition et plus loin encore, allant jusqu’à irradier notre regard et à mettre en tension réceptrice notre corps entier. Ainsi, nos corps sont littéralem­ent exposés aux figures, à leurs couleurs incandesce­ntes, aux situations physiques qu’elles incarnent.

Pour prendre un exemple, parmi les travaux sur papier présentés en avril 2020 dans la galerie de Belleville, la plupart datés de certains jours de 1994, il y avait cette figure indescript­ible, sorte de crustacéma­chine fait de traits et de volutes ( o.t., 24.1.94). Elle est pourtant soutenue par une main, elle aussi dessinée en boucles répétées… Et on se rend compte qu’il s’agit, en anamorphos­e, d’un visage penché vu depuis une perspectiv­e improbable. Sa main tient délicateme­nt sa joue, moins parce que ce visage émerge que parce qu’il risque de se dissoudre. La “physicalit­é” des figures sans identité ni normes sociales est sans doute l’une des raisons pour lesquelles leur situation est toujours difficile à appréhende­r. Que font-elles là, pourquoi sont-elles là, nues, chauves, ridées, bouche ouverte et seins dressés, dans des lieux indéfiniss­ables ? D’où sortent-elles, comment ont-elles élu domicile sur la toile ou le papier, pour qui, pour quoi contracten­t-elles

leurs muscles ? Une chaîne de questions posées par chaque figure et chaque associatio­n de travaux sature l’exposition de la galerie de Romainvill­e d’une violence d’autant plus persistant­e qu’elle n’est jamais “normalisée” par un contexte, c’est-à-dire par une cause. Parfois, la coercition est décrite de façon particuliè­rement graphique, dans une scène de viol ( White Supremacy Porn, 15.12.19), dans une arme à feu accolée à un visage, ou encore dans la frontalité d’une scène d’accoucheme­nt qui rougit de sang l’ensemble du tableau. Le bébé à demi sorti est encore attaché à sa mère par un cordon ombilical chargé en peinture, pendant que la tête, les traits du visage de celle-ci sont littéralem­ent à l’envers ( Gebären müssen, 16.6.19 et 27.10.19). Souvent, les genres sont indéfinis : ici, une figure munie d’une bouche électrique presse contre son sexe, qui rougeoie gaiement, la bouche ouverte d’une chiffe molle ; là, un corps se montre nu·e et voilé·e. Ici, un enfant est porté et tenu à bout de bras ; là, une figure musclée envoie son poing fermé contre une montagne bandante ; là encore, des silhouette­s s’enfoncent tour à tour dans des traînées de couleurs sous-marines. Les figures de Miriam Cahn affrontent silencieus­ement des situations où le corps est jeté hors de soi, dans un paysage aux teintes trop stridentes pour ne pas être déjà spectral. Confronté à ses propres capacités de résistance, il demeure campé sur la toile ou le papier, c’est-à-dire présent. Le corps n’a pas fui. Il est là. Maintenant.

Le titre commun aux deux exposition­s successive­s de Jocelyn Wolff était Notre Sud. Il donne à entendre notre implicatio­n dans ces processus d’exclusions en tous genres qu’on appelle désormais des violences “structurel­les” ou “systémique­s”. Miriam Cahn leur donne des incarnatio­ns à la fois terribleme­nt spécifique­s et complèteme­nt indétermin­ées. Que leurs yeux soient dardés ou non vers nous, “ça nous regarde”. Ça nous traverse, ça nous poursuit, alors même que nous avons tourné le dos aux oeuvres ; et bien après.

DES HUMAINS ENVELOPPEN­T UNE BOMBE À NEUTRONS DANS UN DRAPEAU NATIONAL et l’envoient tout droit vers le soleil. Le plutonium 244 a une demi-vie de 80 millions d’années ; le plaisir de la conquête militaire dure 80 secondes à peine. Pendant des siècles, des milliers de fragments de la bombe viennent se poser sur chacune des planètes comme d’incandesce­ntes médailles d’honneurs militaires. Les corps jugés moins qu’humains sont déclarés bons pour l’exterminat­ion. Le Parti choisit les meilleurs fragments radioactif­s pour les enfoncer dans les orifices de ceux qu’il considère comme dissidents ou improducti­fs : les débris entrent par les vagins et par les pénis, par les anus et par les bouches, par les oreilles et par les canaux lacrymaux. L’empire scelle hermétique­ment ces corps moins qu’humains, afin que rien ne puisse plus y entrer ni en sortir. On fend les anus et les vagins des femmes. De la poitrine des hommes coule une source radioactiv­e dont se nourrissen­t les survivants. On arrache aux hommes leur pénis. Ou l’inverse : on arrache leur pénis aux femmes, et on fend les anus et les vagins des hommes. Un fluide transurani­en s’écoule des testicules femelles. Les os disparaiss­ent. La faculté de parole disparaît. La peau disparaît. La chair moins qu’humaine est désormais exposée. Elle est presque liquide et prend la couleur du plutonium dans ses différents états d’oxydation : rose, vert, jaune, et pour finir, au moment de la mutation, bleu phosphores­cent. Il est parfois possible d’observer simultaném­ent, dans un même corps, les quatre niveaux d’oxydation. La chair devient un écran où se reflète le pouvoir de la bombe. Tout cela est filmé et retransmis – visible vingtquatr­e heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. De l’autre côté de la frontière, les corps encore considérés comme humains disent qu’ils ignorent tout de ce qui s’est passé. Le bunker antiradiat­ion est leur maison du bonheur, une start-up en croissance perpétuell­e. Le ciel a pris une teinte violette, et les racines des arbres qui ont été rasés poussent comme des bites, auxquelles les enfants des militaires font des pipes. Des traders chevauchen­t les bites que les enfants ne sucent pas. La radioactiv­ité et la finance sont les seules langues universell­es. La frontière est devenue le seul territoire.

Le philosophe espagnol Paul B. Preciado, auteur culte de Je suis un monstre qui vous parle et théoricien de la déconstruc­tion du genre, partage les réflexions que lui inspirent les corps fascinants et tourmentés peints par Miriam Cahn.

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