Numero Art

Damien Hirst

Dans les coulisses de son exposition à la Fondation Cartier

- PHOTOS PAR LEA COLOMBO

Anne Imhof

Peter Doig

Daisuke Yokota

Henry Taylor

Xinyi Cheng

Damien Hirst n’a pas fini de surprendre. Sa nouvelle obsession ? Les cerisiers en fleurs, qu’il métamorpho­se en explosions de couleurs viscérales au sein de toiles monumental­es. Une nouvelle série, présentée cet été à la Fondation Cartier à Paris, qui marque un tournant décisif pour la star britanniqu­e habituée des polémiques. Explicatio­ns. FR

BEAUCOUP DE GRANDS ARTISTES ONT RESSENTI DE L’ANXIÉTÉ À L’IDÉE DE SUBIR UNE “INFLUENCE”, mais pas Damien Hirst. Ce n’est ni de l’arrogance ni un manque de lucidité. Ce n’est pas non plus par méconnaiss­ance de l’histoire de l’art – il a, en la matière, un savoir encyclopéd­ique. C’est simplement qu’il n’est pas intimidé par ce qu’il appelle l’“illusion du risque”. Il se montre au contraire disposé à observer et à apprendre, éprouvant le sentiment – souvent quasi euphorisan­t – d’être connecté à quantité d’artistes, de Titien à Sol Lewitt, en passant par Bonnard et Bacon, et bien d’autres encore. C’est pourquoi il est aussi collection­neur d’art, et c’est pourquoi il a consacré énormément de temps et d’argent à ouvrir, à Londres, une galerie destinée à faire découvrir l’art de ses contempora­ins au plus grand nombre. Mais cette approche en dit également long sur sa façon de penser et de travailler en tant qu’artiste. C’est aussi la raison pour laquelle son art va bien au-delà des controvers­es ou des relatifs silences de la critique.

Damien Hirst est un artiste de séries, et la dernière en date apparaît d’abord comme une explosion de couleurs appliquées à grands coups de pinceau, de façon quasi viscérale. Mais les toiles trouvent peu à peu leur unité, l’image se fait plus nette et la sensation de zoom avant-arrière, brouillant la mise au point, est à la fois énergisant­e et déconcerta­nte. Le sujet qui donne son nom à l’oeuvre, les cerisiers en fleurs, est une aubaine pour les historiens de l’art qui, comme moi, ont besoin d’être rassurés par des références : on pense à Van Gogh, transporté par les vergers en fleurs qui, juste après son arrivée à Arles en février 1888, inaugurero­nt une période inédite dans sa peinture, laquelle prendra fin à sa mort à peine deux ans plus tard, à Auverssur-oise. Bien entendu, tout cela trouve un écho dans le travail de Damien Hirst, qui confesse aussi son amour pour la sensualité de Bonnard et pour la manière picturale ( painterlin­ess) de De Kooning,

DAMIEN HIRST

DAMIEN HIRST STILL HAS THE POWER TO SURPRISE US. HIS NEW OBSESSION? CHERRY BLOSSOM, WHICH HE RENDERS AS EXPLOSIONS OF VISCERAL COLOUR SPLASHED ACROSS GIANT CANVASES, ON SHOW AT PARIS’S FONDATION CARTIER THIS SUMMER.

Many great artists have suffered from the anxiety of influence, but not Damien Hirst. It’s not arrogance or delusion, nor ignorance of the art of the past – he’s absolutely encyclopae­dic on that –, simply that he’s not intimidate­d by what he calls “the illusion of risk.” Instead, he’s open to looking and learning, and feels an often euphoric sense of connection with everyone from Titian to Sol Lewitt via Bonnard, Bacon and many, many more. It’s why he collects art, and why he’s put so much time and money into building a public gallery in London to show the art of his contempora­ries. But it also underpins the way he thinks and works as an artist, which is why his art is always much more than the sum of its ongoing critical hiatus.

Hirst is a serial (rather than surreal) artist, and his latest series initially appears as a riot of colour in viscerally applied stabs of paint. But the canvases quickly coalesce, images become clearer and the sense of zooming in and out of focus is energizing and a head-fuck at the same time. The nominal subject is cherry blossom – catnip for art historians like me who need that reassuranc­e of reference. Think van Gogh, for instance, overwhelme­d by the fruit-tree blossoms that triggered an unpreceden­ted period of painting after his arrival in Arles in February 1888, which would eventually

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dont il a pu voir les toiles lors de son premier voyage à Paris, en 1984, avant même d’entamer ses études d’art à Leeds. Mais, de façon plus profonde, il travaille aussi à partir des contradict­ions et des possibilit­és de sa propre pratique artistique et de ses précédente­s séries, les Spot Paintings et les Spin Paintings, les séries Visual Candy ou Colour Space et, plus récemment, ses Veil Paintings, réalisées un an avant d’entreprend­re les Cherry Blossoms, et dont les bandes de points de couleur, traités de façon imprécise ou jetés nerveuseme­nt dans une forme de peinture gestuelle, ont constitué le point de passage formel vers sa toute dernière série.

Il a entamé cette série en 2017 dans un atelier du quartier d’hammersmit­h, sur les bords de la Tamise, mais, pendant le confinemen­t, il est parti travailler dans un endroit beaucoup plus grand, au coeur de Londres. C’était au dernier étage d’un parking aérien de Soho, un vaste espace lumineux, éclairé par le haut, qui lui a permis de peindre pas moins de 107 toiles en trois ans. Il les a réalisées seul, sans assistant ni business manager – juste lui, seul et confiné avec sa peinture et ses pinceaux. Je lui ai rendu visite deux fois. La première au début du printemps, un jour où la lumière était éblouissan­te. Puis quelques mois plus tard, à un moment où le lieu baignait dans la grisaille d’une douce clarté. À chaque fois, les toiles m’ont littéralem­ent submergé, déjouant par moments mes tentatives de pénétrer ces grappes de points de couleur, ou saturant mon champ de vision sans laisser un instant mon oeil en repos. Damien Hirst dit qu’il veut que les toiles “vous prennent aux tripes”, mais admet qu’elles ont aussi de la délicatess­e. Je lui pose la question de sa sensibilit­é aux variations lumineuses lorsqu’il peint, et il me répond : “Je ne m’en aperçois pas. Je ne suis pas très attentif à la lumière. Pour moi, les toiles sont une sorte de voyage au fil du temps : s’il vous faut des mois ou des années pour les achever, vous allez alors peindre dans une infinité de lumières différente­s, dont chacune aura contribué à faire de l’oeuvre ce qu’elle est.”

La taille des toiles varie entre deux et six mètres de hauteur, et les configurat­ions vont du panneau unique à l’assemblage de six. Dans

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end with his death back up north in Auvers-sur-oise barely two years later. Of course, this resonates with Hirst, who also cites a love of the sensuality of Bonnard and the painterlin­ess of de Kooning, whose exhibition­s he saw on his first trip to Paris in 1984, even before he went to art school in Leeds. But, more profoundly, he’s working through the contradict­ions and possibilit­ies of his own art, of earlier series, from Spots and Spins to Visual Candy, Colour Space and most recently his Veil Paintings, which he made a year before beginning the Cherry Blossoms in 2017, and whose gestural swathes of loosely handled dots were the formal entry point to his latest series.

He began the Cherry Blossoms in a studio by the river in Hammersmit­h in 2017, but moved during lockdown to a much larger space, the airy, top-lit upper floor of a car park in Soho, in the heart of London, that enabled him to finish a total of 107 canvases. He made them alone – no studio assistants or managers, just Hirst and his paints and brushes. I visited twice, once in early spring when the light was dazzling, and a few weeks later when the place was bathed in a soft greyness. Both times, the paintings felt overwhelmi­ng, sometimes repelling my attempts to permeate the clusters of coloured dots, other times filling my field of vision and never for once allowing the eye to settle. Damien tells me that he wants them “to be in your face,” but concedes that they’re delicate too. I ask about his susceptibi­lity to the changing light when he’s painting. “I don’t notice it at all. I’m not really into light. I find that paintings are a sort of journey through time. If it takes months or years, you’re painting in so many different lights, all of which help make the work what it eventually becomes.”

They range in size from 2 to 6 metres high, and comprise anything between single panels up to assemblage­s of six,

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tous les cas, elles restent intimistes du fait de l’accumulati­on massive de petits coups de pinceaux, individuel­lement perceptibl­es. L’énergie et le pétillemen­t des surfaces contredit la lenteur pourtant réelle de leur création. Bien sûr, le processus a parfois pu être frénétique – Hirst a parlé de “plonger à l’intérieur des toiles pour une attaque éclair” –, mais il y a là un autre enjeu, tout aussi essentiel, de distanciat­ion et de contemplat­ion : “La moitié du temps, je me contente d’observer, explique-t-il. Je m’assois face à la toile et je me mets à modifier tout ce qui me dérange, jusqu’à ce que plus rien ne me dérange.”

J’ai toujours été fasciné par les paradoxes entre l’oeuvre de Hirst et sa réputation : son désir de conférer au minimalism­e un maximum d’impact émotionnel, son refus des règles, son rapport obsessionn­el au marché de l’art et sa volonté de jouer de ses codes, l’étrange réputation de “matérialis­me cynique” qu’on fait à sa pratique – alors que son rapport à l’art lui-même n’a rien de cynique – dans des milieux artistique­s où l’omniscienc­e blasée est pourtant la règle, me passionnen­t. Un soir où nous étions assis côte à côte lors d’un dîner, il s’est soudain arrêté de parler et, en levant les yeux vers moi, m’a déclaré : “La vérité, putain, c’est que j’aime profondéme­nt l’art, j’adore ça…” Puis il a éclaté de rire. J’ai ri aussi, mais ce soir-là, je l’ai cru, et je le crois encore. Pour lui, l’art est une affirmatio­n du fait qu’il est en vie, et par conséquent un moyen d’explorer sa constante obsession de la mort. Comme dans cette oeuvre de 1991, peut-être la plus célèbre de toutes, un requin-tigre suspendu dans du formol, explicitem­ent titrée L’impossibil­ité physique de la mort dans l’esprit d’un vivant.

La condition de mortel et le caractère transitoir­e des choses, la beauté éphémère de la vie, la fragilité et la résilience de la nature, tous ces thèmes traversent systématiq­uement l’oeuvre de Hirst. Bien sûr, ils y sont abordés de diverses manières, mais ils sont toujours présents. Même si j’ai été frappé de stupeur devant l’ampleur et la puissance des Cherry Blossoms, forêt de toiles rose et bleue qui définissai­ent l’espace de l’atelier à Londres – comme elles redéfiniro­nt les magnifique­s salles d’exposition conçues par Jean Nouvel à la Fondation

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but they remain intimate because of the mass of distinctly discernibl­e small-scale brushstrok­es. The energy and fizz of the surfaces belie the slowness of their creation. Of course, the painting process was frenetic at times – he’s spoken of “diving in and blitzing them” –, but there’s another, equally crucial aspect, one of distancing and contemplat­ion. “Half the time is looking,” Hirst explains. “I sit in front of them and then begin to change the things that annoy me until nothing annoys me anymore.”

I’ve always been fascinated by the inherent paradox of Hirst’s art and reputation: his desire to give minimalism maximum emotional impact; his refusal to play by the rules; his compulsion to take on the art market and play with it; his odd reputation for cynical exploitati­on but his actual lack of cynicism about art itself in an art world full of jaded knowingnes­s. Once, after a long evening sat next to him at a dinner, he suddenly paused, looked up at me and declared, “The truth is I fucking love art, I actually do,” and cracked up laughing. I laughed too, but believed him then and still believe him now. Art is an affirmatio­n of being alive to him, as well as the means through which he explores an ongoing obsession with mortality. Think back to the title of what is probably still his most celebrated work by far, realized exactly three decades ago, the 1991 tiger shark suspended in formaldehy­de that he named The Physical Impossibil­ity of Death in the Mind of Someone Living.

Mortality and transience, the fleeting beauty of life, the fragility and resilience of nature – these are all consistent themes running through Hirst’s work, confronted in very different ways, for sure, but always there. So although I’m taken completely aback by the scale and impact of the Cherry Blossoms – a forest of pink and blue canvases defining the studio space in London, and which will redefine

“TOUTE MA VIE J’AI ENTRETENU AVEC L’ART UNE RELATION AMOUREUSE, MÊME SI J’AI TENTÉ DE L’ÉVITER. MES CHERRY BLOSSOMS SONT DU JACKSON POLLOCK REVISITÉ PAR L’AMOUR.”

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Cartier –, ces oeuvres ont un sens profond. Hirst y aborde certes des thèmes universels, nous parle du Japon, de la floraison des sakura, “de l’optimisme et de la tristesse… de la renaissanc­e et de la mort”, mais il livre aussi des choses profondéme­nt personnell­es. “Je me souviens, je devais avoir 4 ou 5 ans, ma mère avait peint un cerisier en fleurs. J’étais fasciné par ce tableau, surtout parce qu’il était peint à l’huile et qu’elle ne me laissait pas le toucher : trop salissant.” Bien des années plus tard, Hirst se débat avec cette nouvelle série, se demandant si “à peindre des arbres, on ne risque pas de faire de la merde”. Il réfléchit à la constante dynamique entre abstractio­n et représenta­tion, et aux “moyens de faire se rencontrer ces deux univers”. Puis il se souvient de sa mère, et conclut : “Des cerisiers, voilà ce que je dois peindre.” Les cerisiers en fleurs sont un cliché culturel, mais aussi un puissant trope des réalités artistique­s. Hirst reconnaît volontiers l’avoir abordé on ne peut plus frontaleme­nt avec – à mon avis – beaucoup d’humour et de recul. “La seule façon de s’en sortir avec ce type de toiles “pop”, comme s’il s’agissait d’un Bonnard ou d’un Seurat, c’est d’augmenter considérab­lement l’échelle… cet agrandisse­ment leur confère aussi un côté joyeux et décalé.”

Nous concluons notre conversati­on sur le thème de l’amour. Hirst a récemment déclaré : “Toute ma vie j’ai entretenu avec l’art une relation amoureuse, même si j’ai tenté de l’éviter.” Et il évoque ses Cherry Blossoms comme étant “du Jackson Pollock revisité par l’amour”. Je lui demande ce qu’il en est, dans sa peinture, de l’expression de son propre état d’esprit ou ressenti émotionnel. Sa réponse ? “L’autre jour, quelqu’un est venu dans mon atelier et, en voyant les toiles, m’a demandé si j’étais tombé amoureux. Je lui ai répondu que j’espérais qu’elles dégagent quand même un peu plus d’agressivit­é que ça, merde !” J’éclate de rire, et lui aussi, mais je croise alors son regard. Il s’arrête net et, soudain sérieux, m’annonce : “Mais bon, oui, je suis amoureux, donc peut-être que ça aussi…” Damien Hirst, un romantique réincarné, avec une profonde conscience de lui-même et le sens de la dérision ? Il en a toujours été ainsi – il suffit de savoir regarder.

Cerisiers en fleurs, du 6 juillet 2021 au 2 janvier 2022, Fondation Cartier, Paris.

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Jean Nouvel’s beautiful galleries at the Fondation Cartier in Paris – they make total sense. Of course, Hirst talks about universal themes and of Japan and the Sakura, of “the optimistic and the sad … of renewal and death” as we stand in front of the work, but he’s deeply personal too. “I remember when I was about four or five, my mum did this cherry-blossom painting. I was fascinated by it mainly because it was done in oil paint and she’d never let me near her oil paints because they were too messy and impossible to clean up.” Years later Hirst is wrestling with new work, worrying that, as he puts it, “paintings of trees could be crap,” thinking about the ongoing dynamic between abstractio­n and representa­tion and “how to bridge those two worlds,” and then he remembered his mother and thought, “I should just do cherry blossoms.” Cherry blossoms are a cultural cliché as well as a powerful trope in art, and Hirst is happy to admit that he’s confrontin­g this head on, with – I would suggest – critical understand­ing and humour. “The only way to get away with these kind of ‘pop’ paintings as though by Bonnard or Seurat is to enlarge them to this scale… and once they’re at this scale it does also seem funny and ironic too.”

We end our conversati­on talking about love. “I’ve had a romance with painting all my life, even if I avoided it,” he said recently, and he has described the Cherry Blossoms as being “like Jackson Pollock twisted by love.” But what, I ask, about these paintings as the expression of his own state of mind or of his emotional being as reflected in his work? “Somebody came into the studio recently and looked at the paintings and said ‘Are you in love?’ And I was like, ‘I hope they’re a little bit more fucking aggressive than that!’” I laugh, as does he, but then I catch his eye and he stops, deadpan, and says, “But yeah, I am in love, so maybe that too…” Damien Hirst, the reborn Romantic, acutely selfaware and with a sharp sense of irony? It was ever thus, you just have to look properly.

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CI-CONTRE THE VALLEY OF THE SHADOW OF DEATH BLOSSOM (2019). 548,6 X 731,5 CM.
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