DAISUKE YOKOTA.
Par Mouna Mekouar. et Jean-kenta Gauthier
Avec ses oeuvres hallucinatoires invitant à un périple intérieur, intime et mystérieux, Daisuke Yokota s’est imposé comme l’un des plus importants photographes contemporains. Le grand spécialiste du jeune artiste japonais, Jean-kenta Gauthier, et la commissaire d’exposition Mouna Mekouar partagent leur vision de ce travail fascinant et en perpétuel mouvement, de l’image figurative à l’abstraction sublime.
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LE TRAVAIL PHOTOGRAPHIQUE DE DAISUKE YOKOTA relève d’une expérience intime, une plongée dans le secret des mystères de l’image latente. Et c’est donc sous l’angle de la confidence que son oeuvre doit être comprise. Dans ses premières séries comme Site (2011) ou Back Yard (2012), Daisuke Yokota évoque les endroits habités, les jardins secrets, les lieux intérieurs que chacun porte en soi. Cette conception métaphorique de l’espace – d’un espace mental fictif ou vécu – invite le spectateur à plonger dans un monde flottant, entre présence et absence, entre oubli et résurgence. Cette dynamique introspective, qui se traduit par la répétition et la manipulation d’un même corpus d’images, témoigne – tel un lointain écho – de son obsession de mettre au jour le flux tendu de ses propres souvenirs. Sans début ni fin, son écriture photographique suggère les liens perdus avec le passé, les strates enfouies et les vérités cachées ou refoulées.
On retrouve dans ces images, d’une expérience à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un lieu à l’autre, la même animation où chaque forme contribue à dessiner une suite d’immobilités successives qui, à leur tour, donnent naissance à une composition, à une série. Chacune de ces composantes sont comme des refrains dans son oeuvre, qui nous rappellent que l’homme et son environnement sont intrinsèquement liés en leurs mouvements. L’artiste est d’ailleurs entièrement tourné vers la relation de son corps à l’environnement et aux autres. Ses oeuvres sont comme les traces de paysages qu’il a intérieurement visualisés. Il tente de retrouver la vibration créatrice qui habite ces lieux.
Progressivement, Daisuke Yokota se libère, dans son oeuvre, de toute figuration ou de toute identification à une réalité tangible pour tendre vers des images abstraites ou éthérées. “Dans mes rouleaux de papier photographique [ Mortuary, 2016] ne figure aucun souvenir, seulement la mémoire de sentiments confus”, me confiait-il lorsque, en 2016, nous préparions sa première exposition institutionnelle en France (Rencontres d’arles). Tout commence donc par la mémoire, par la concentration, par un souffle, par un rythme et par une musicalité qui
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DAISUKE YOKOTA
HIS HALLUCINATORY IMAGES HAVE MADE THE YOUNG JAPANESE PHOTOGRAPHER ONE OF THE MOST IMPORTANT ARTISTS ON THE CONTEMPORARY SCENE. FOR NUMÉRO ART, YOKOTA SPECIALIST JEAN-KENTA GAUTHIER AND CURATOR MOUNA MEKOUAR ANALYSE HIS FASCINATING, INTIMATE OEUVRE.
Looking at Daisuke Yokota’s photographs is an intimate experience, a journey into the mysteries of the latent image. In his early series such as Site (2011) and Back Yard (2012), he evokes the inhabited places, the secret gardens and the inner spaces that we all carry within us. This metaphorical conception of space – of a fictional or lived mental space – invites the viewer to enter a world that floats between presence and absence, oblivion and resurgence. This dynamic of introspection, expressed through the repetition and manipulation of the same corpus of images, bears witness, like a distant echo, to his obsession with bringing the tense flow of his own memories to light. With no beginning nor end, his photographic style suggests lost links to the past, to buried layers and hidden or repressed truths.
From one experience to another, one city to another, one place to another, his photographs are alive with the same animation, each form contributing to the development of successive paralyses which, in turn, lead to a composition and a series. Each of these components are like choruses in his work, reminding us that man and his environment are intrinsically linked. Indeed Yokota is entirely focused on the relationship between his own body and the environment and other bodies. His works are like the traces of landscapes he has internally visualized. He seeks out the creative vibration inherent to these places, gradually freeing himself from any figuration or identification with a tangible
PAGES PRÉCÉDENTES PHOTOGRAPHIES ISSUES DE LA SÉRIE CORPUS (2014).
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lui est très personnelle. Tantôt bruyantes, tantôt silencieuses, les photographies qui composent ces nouveaux corpus évoquent différentes bribes de sa mémoire. Mémoire corporelle avec Corpus, série réalisée en 2014. Mémoire visuelle/matérielle avec Matter réalisée en 2016.
En fouillant dans sa mémoire, il cherche à traduire son expérience d’être dans le monde selon des formes tantôt éthérées, tantôt liquescentes. Chaque oeuvre – chaque pièce – traduit sa perception du monde. Une perception visuelle d’un monde invisible : “Il me semble indispensable de rendre visible les choses invisibles”, me disait-il en 2016. Pour y parvenir, il superpose des couches de films couleur et expérimente différentes méthodes de développement pour parvenir à des compositions dynamiques – à des configurations mouvantes – qui sont, à leur tour, numérisées. Dans ce processus, le hasard occupe une place prégnante. Il est tantôt volontaire et imprévisible, tantôt organisé et ouvert. Daisuke Yokota le pratique, le pense et l’orchestre minutieusement. Il conçoit le hasard comme un exercice d’attention, comme une discipline qui interroge non seulement les limites de l’invention photographique, mais aussi celles de la mémoire et de l’oubli. Il en résulte un chaos méthodiquement pensé qui chemine vers une certaine idée de l’infini avec Matter/vomit (2016, Aichi Triennale, Japon. Installation constituée de plus 100 000 photographies qu’il a lui-même réalisées et figées sur un papier enduit de cire et présentées sous forme de grande masse).
Centré sur l’expérimentation et la mémoire, Daisuke Yokota mobilise tout son être pour accomplir son oeuvre ; une oeuvre accumulative et répétitive dans laquelle chaque couche argentique participe de la composition finale. Chacune de ces couches se fait volume et contraste, forme et mouvement, relief et mystère. Elles sont comme des fragments d’une oeuvre en mouvement. Elles incarnent un état. Elles traduisent son émotion à un instant donné. Il émane de cette épaisseur, de cette accumulation, une certaine expressivité.
Il tend à considérer leur résonance, leur infinitude, sans chercher à contenir ou à maîtriser toutes les composantes du processus. Mystère
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reality so as to reach out towards an ethereal abstraction. “In my rolls of photographic paper [ Mortuary, 2016], there are no memories except those of confused feelings,” he confided to me when we were preparing his first French institutional exhibition at the Rencontres d’arles in 2016. Sometimes noisy, sometimes silent, the photographs in his series evoke different snatches of memory, whether bodily, as in Corpus (2014), or visual and material ( Matter, 2016).
By delving into his memory, he seeks to translate his experience of being in the world into forms that are sometimes ethereal, sometimes fluid. Each work reflects his perception of the world – a visual perception of an invisible world. “It seems essential to me to make invisible things visible,” he told me in 2016. To achieve this, he superimposes layers of colour film and experiments with different development methods to achieve dynamic compositions – moving configurations – which are, in turn, digitized. In this process, chance plays an important role, sometimes voluntary and unpredictable, at others organized and open. He sees chance as an exercise in attention, as a discipline that questions not only the limits of photographic invention but also those of memory and forgetting. In Matter/vomit – an installation of over 100,000 photographs printed on waxed paper that was first shown in 2016 at the Aichi Triennial in Japan – the result is a methodically thought-through chaos that leads towards a certain idea of infinity.
Focused on experimentation and memory, Yokota mobilizes his entire being to realize his oeuvre, an oeuvre that is accumulative and repetitive, each analogue layer participating in the final composition, like fragments of a work in motion. They embody a state, translate his emotion at a given moment, creating a density that engenders a certain expressivity. He tends to focus on their resonance and infinitude without trying to contain or control all the steps in the
CI-CONTRE ET DOUBLE PAGE SUIVANTE PHOTOGRAPHIES ISSUES DE LA
SÉRIE COLOR PHOTOGRAPHS (2015).
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de la forme, interrogations qui affleurent à la surface de la feuille, à la fois vide et saturée, chacune de ces planches photographiques est comme un paysage de l’âme. Car c’est avec son souffle et sa mémoire que Daisuke Yokota structure et pense son oeuvre.
PAR JEAN-KENTA GAUTHIER
Daisuke Yokota, qui a débuté dans la musique avant de se tourner vers des arts plus visuels, élabore depuis une décennie une esthétique des couches, des strates, des superpositions. Souvent, il invoque le son, se réfère au compositeur Aphex Twin : quel serait l’équivalent de la réverbération sonore dans une photographie ? Comment le temps peut-il être inclus dans une image fixe ? En 2015, il réalisait, sous le titre Inversion, un grand ensemble de photographies solarisées issues de la superposition du recto et du verso de pages de livres d’artiste imprimées sur un papier translucide ( Matter Waxed, 2014-2015) : deux photographies en une, la superposition d’images souvent figuratives, qui engendre une image d’apparence abstraite, à l’instar de nos propres souvenirs entremêlés qui surgissent dans le présent et troublent la lecture de notre passé.
Si les premiers travaux de Daisuke Yokota tels que Back Yard (2012), Site/cloud (2013) ou Corpus (2014) abritaient encore des images figuratives – des corps, des paysages, des éléments d’architecture –, l’artiste a très vite entrepris de rompre l’association entre le support ou la matière photographique et l’image retranscrite, refusant ainsi le principe de l’index photographique. Ainsi, les séries Color Photographs ( 2015), Matter ( 2016), Scum ( Écume, 2018), Dregs ( Lie, 2018), Sediment (2019) jusqu’à Untitled ( Sans titre, 2020) sont autant d’étapes avec, à chaque fois, des variations techniques sur le même thème de la photographie résumée à sa matière, à ce qu’elle est et non à ce qu’elle représente. Le dernier volet, Sans titre, est à cet égard significatif : l’objet ne se réfère plus à rien et n’a même plus à
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process. With their mysteries of form, and the questions that arise on the surface of the paper, at once empty and saturated, each of these photo sheets is like a landscape of the soul. For it is with his breath and his memory that Yokota structures and imagines his oeuvre. MM
Daisuke Yokota, who started out in music before turning to visual art, has been developing a unique aesthetic of layers, strata and superimpositions for a decade now. He often invokes sound, referring to the composer Aphex Twin: what would be the equivalent of sound reverberation in a photograph? How can time be included in a still image? In 2015, under the title Inversion, he made a large set of solarized photographs using the recto-verso superimposition of pages from artists’ books which he printed on translucent paper ( Matter Waxed, 2014–15) – a superimposition of often figurative images that engendered a seemingly abstract result, like our own intertwined memories that arise in the present and confuse our reading of the past.
While Yokota’s early works, such as Back Yard (2012), Site/ Cloud (2013) and Corpus (2014), still contained figurative images – bodies, landscapes, architecture –, he started to break the association between the medium or the photographic material and the retranscribed image, refusing the principle of the photographic index. The series Color Photographs (2015), Matter (2016), Scum (2018), Dregs (2018) and Sediment (2019), right up to Untitled (2020), are like stages in a journey through technical variations on the same theme of photography distilled to its matter, to what it is and not what it represents. The most recent, Untitled, is significant in this respect: the object no longer refers to
DOUBLE PAGE PRÉCÉDENTE PHOTOGRAPHIES ISSUES DE LA SÉRIE MATTER (2016). CI-CONTRE ET PAGES SUIVANTES PHOTOGRAPHIES ISSUES DE LA SÉRIE UNTITLED (2020).
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être titré positivement, comme si l’identification au monde s’était définitivement épuisée.
En 2016, Daisuke Yokota réalisait Mortuary ( Mortuaire), une oeuvre photographique faite de gigantesques rouleaux de papier photosensible développés et fixés qui ne présentaient que la trace de la chimie employée, accompagnés d’une bande sonore composée de vibrations sourdes. Cette installation immersive se référait pourtant bien à un événement : enfant, l’artiste souffrait de poussées de fièvre qui provoquaient des hallucinations intenses, et cette oeuvre était une évocation, au présent, d’un souvenir enfoui. L’abstraction a une fonction dans l’oeuvre de Daisuke Yokota : “Une photographie sans l’intervention de la perception humaine n’est qu’un matériau, mais lorsqu’un humain la voit et pense à un certain moment et à un certain lieu, ladite photographie devient finalement un phénomène intéressant. Penser à la photographie, c’est penser à l’être humain lui-même.”
Pour préparer Room. Pt. 1, présentée au printemps de cette même année dans l’espace Guardian Garden à Tokyo, l’artiste s’est isolé durant deux mois dans des “love hotels”, ces établissements japonais où les chambres sont réservées à l’heure ou à la nuit, dans la ville de Tachikawa, près de chez lui, dans la préfecture de Tokyo. Comme s’il fuyait sa propre maison. Yokota qui, depuis une décennie, a souvent employé le voyage comme contexte de sa pratique, n’avait jusqu’à présent jamais “voyagé” dans sa propre ville. Pendant ces deux mois, il s’est évertué à maintenir un sens de la distance propre au voyageur et a vécu ses chambres d’hôtel comme des capsules temporelles où le temps suspendu et soudainement insignifiant est propice au surgissement du souvenir et de l’ailleurs. Il s’explique : “Lorsque vous vous rendez seul dans un ‘love hotel’, vous n’avez pas besoin de
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anything and doesn’t even need a title, as though identification with the world had been definitively exhausted.
In 2016, Yokota created Mortuary, which comprises gigantic rolls of developed and fixed photosensitive paper that showed only the trace of the chemistry used, accompanied by a soundtrack of muffled vibrations. Nonetheless, this immersive installation referred to a real-life event: as a child, Yokota suffered from feverish attacks that caused intense hallucinations, and Mortuary evoked this buried memory. Abstraction has a function in Yokota’s work: “A photograph without the intervention of human perception is just a material, but when a human being sees it and thinks about it at a certain time and place, the photograph becomes an interesting phenomenon. To think about photography is to think about the human being him- or herself.”
In preparation for Room. Pt. 1, which was shown in spring 2016 at the Guardian Garden space in Tokyo, Yokota isolated himself for two months in various love hotels in Tachikawa, near his home in the Tokyo Prefecture – as if he were running away from his own house. Though he had been using travel as a professional context for a decade, he had never before “travelled” through his own city. During the two months of Room. Pt. 1, he strove to maintain a traveller’s sense of distance and experienced his hotel rooms as temporal capsules where time, suspended and suddenly insignificant, is conducive to the emergence of memory and the elsewhere. “When you go to a love hotel alone,” he explains, “you don’t need to think about what’s going to happen next, because your goal is to ‘just be there,’