Numero Art

XINYI CHENG.

- Par Franck Balland

La jeune artiste installée dans le quartier de Belleville doit sa renommée internatio­nale aux portraits sensibles et troublants qu’elle peint de ses proches. Elle y souligne avec bienveilla­nce et tendresse leurs leurs attitudes tout en faisant advenir sur la toile le mystère de leur identité. Ses oeuvres sont actuelleme­nt exposées à la Bourse de commerce, à Paris.

LA DERNIÈRE FOIS QUE JE ME SUIS RENDU DANS L’ATELIER DE XINYI CHENG, au-dessus d’une banquette recouverte de livres et de vêtements était accrochée une peinture de deux lévriers persans en train de nager. Bien que n’étant pas particuliè­rement familier du comporteme­nt de ce type de chiens en pareille situation, quelque chose ici, dans leur attitude proprement altière et relâchée, m’a semblé pour le moins curieux. Voyant ma réaction, l’artiste me fit remarquer, amusée, que leurs corps étaient effectivem­ent anormaleme­nt droits – comme en lévitation dans cette eau épaisse traversée avec une grâce inattendue. Immergés jusqu’au cou, les deux chiens donnaient l’impression de s’y mouvoir placidemen­t, projetant leurs regards au loin, résolument étrangers à l’atmosphère de chaos qui, sans cela, aurait imprégné toute la toile.

Si les représenta­tions animalière­s sont loin d’être les plus fréquentes dans l’oeuvre de la jeune peintre (quelques chiens donc, et plus rarement des chevaux et des chats), celles-ci trahissent la même impression de trouble que celle qui se diffuse dans ses portraits. Cela tient en général à quelques détails : à la proximité d’une flamme et d’un visage par exemple, que l’on observe dans une série de peintures récentes montrant des personnes allumant une cigarette ; ou au rapprochem­ent intime qui s’établit entre corps et objets par le biais de gestes ambigus.

Mais plus encore que ce qui semble réunir les choses et les êtres, c’est parfois dans ce qui les éloigne (du fond de la toile, des autres, d’un fil narratif qui pourrait les retenir) que se traduit peut-être le mieux l’étrangeté émanant de ces compositio­ns. Un regard qui se dérobe, la teinte bleutée d’une peau pâle, la cambrure excessive d’un pied : c’est quand le filtre d’une perception trop convenue se fissure que la peinture advient. Et de fait, même si elle avoue ne

peindre que des proches, Xinyi Cheng ne rend pas tant compte d’une communauté qui se serait formée autour d’elle ; elle tente plutôt de fixer ce qui, dans la présence de chacune et de chacun, manifeste continuell­ement son caractère impénétrab­le.

En préparant ce texte, je lui ai donc demandé de partager avec moi quelques photograph­ies de personnes de son entourage, essentiell­ement rencontrée­s aux États-unis ou aux Pays-bas au cours de sa formation de peintre, ou plus tard à Paris, où elle s’est installée il y a quelques années. Dans le fichier attaché à son envoi, sous les images de ces corps que j’avais pour la plupart déjà vus sur toile, Xinyi Cheng avait rédigé quelques mots, précisant à la fois le contexte de leur rencontre et ce qui avait fait de ces amis des modèles. Telle qu’à son habitude, rien de trop personnel ne transparai­ssait de ses lignes ; elle soulignait parfois la particular­ité physique d’une personne, comme l’orange intense des cheveux de Colombe, contrastan­t parfaiteme­nt avec ses yeux vert émeraude, ou encore les lignes “botticelli­ennes” du visage de Josefin. Elle insistait sur la beauté de Jane, rencontrée à Paris, et me parlait aussi de la bienveilla­nce de Jules, de Stijn et de Leqi, qui avait bien voulu poser pour elle dans sa robe de mariée. Plusieurs fois enfin, elle me donnait comme indication ultime que telle personne demeurait malgré tout, à ses yeux, un mystère.

S’il y a une dimension mémorielle dans cette oeuvre, qui suit le fil des rencontres et des obsessions de l’artiste à travers les années, cela se joue moins par la réincarnat­ion du souvenir que dans la poursuite d’une émotion qui leur est associée. La manière dont elle emploie la peinture, en tant que matériau, porte déjà en elle un

certain effet de rétention : le pinceau, pris dans la couche de couleur, trace des contours sensuels qui révèlent l’attention singulière portée aux formes. C’est ensuite le traitement de la lumière, peut-être hérité de ses études de sculpture classique à Pékin, qui vient ménager différente­s intensités à la surface de la toile. Non seulement elle participe à structurer l’espace en y faisant surgir les lignes qui capteront le regard, mais cette lumière donne aussi, occasionne­llement, l’impression d’irradier les modèles mêmes ou des accessoire­s près d’eux. La peinture fuit alors toute tentative naturalist­e pour lui préférer l’expression d’humeurs, escortées par l’assemblage des tons et l’incongruit­é des poses, de temps à autre puisées dans un répertoire artistique historique.

Ce travestiss­ement de la réalité n’est cependant pas seulement redevable à l’hybridité des moyens mis en oeuvre sur la toile pour nous en éloigner ; il est plus généraleme­nt l’expression fidèle de la perspectiv­e portée par Xinyi Cheng sur cette assemblée, dont la peinture cherche à rendre compte avec justesse. Il ne s’agit pas là d’une quête vers une quelconque forme d’objectivit­é ou de détachemen­t, mais, tout au contraire, d’assumer la distorsion que les sentiments (de désir, d’amour, d’amitié mais aussi de peine et de frustratio­n) génèrent – et de se laisser gagner par ce qu’ils altèrent et ce qu’ils figent.

À ce titre, la production photograph­ique de l’artiste – dont la finalité initiale est de capturer ces instants de vie partagés –, qui est aussi souvent montrée de façon plus autonome dans des publicatio­ns ou des exposition­s, apporte une clé de lecture essentiell­e. Dans The Blower, paru en 2018, se succèdent des natures mortes un peu dépouillée­s, des vues d’appartemen­ts vides ou seulement habités par

L’IMPRESSION DE TROUBLE QUI SE DIFFUSE DANS SES PORTRAITS TIENT EN GÉNÉRAL À QUELQUES DÉTAILS : À LA PROXIMITÉ D’UNE FLAMME ET D’UN VISAGE, PAR EXEMPLE.

quelques ombres, et d’autres images prises de nuit, à la lueur des lampadaire­s ou des étoiles, accentuant ainsi leur caractère cinématogr­aphique. En alternativ­e à cela, des portraits de ses amis au travail, prenant un verre ou faisant leurs courses, réchauffen­t ces lieux communs dépeuplés, leur insufflant peut-être ce qu’il faut d’intimité, de tendresse et de solidarité pour les muer en environnem­ents familiers.

L’étrangeté qui ne nous lâche jamais, dans cette oeuvre, doit sans doute quelque chose au parcours de celle qui l’a fait naître, et au déplacemen­t régulier d’une culture vers une autre qui aura accompagné le développem­ent de sa peinture. Mais les déterminan­ts biographiq­ues n’expliquant jamais complèteme­nt tout, il serait certaineme­nt utile de rappeler combien ce travail trouve son élan propre dans une logique de perception hautement personnell­e. Il y palpite autant la trace des relations construite­s avec les autres que celle des épreuves traversées avec soi-même, même si cela implique de dévoiler ses angoisses, d’avouer sa solitude ou la persistant­e pudeur de vouloir trop en savoir, ou trop en dire.

Dans cette manière d’être au monde se devine une attitude tout à la fois légère et grave. Une curieuse distance, peut-être un peu en façade, qui protège autant qu’elle déstabilis­e. Qu’à cela ne tienne : voilà certaineme­nt comment espérer, toujours, continuer d’avancer.

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 ??  ?? CI-CONTRE JANE (2019). HUILE SUR TOILE, 61 X 50 CM.
CI-CONTRE JANE (2019). HUILE SUR TOILE, 61 X 50 CM.
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 ??  ?? CI-CONTRE SWIMMERS (2021). HUILE SUR TOILE, 120 X 100 CM.
CI-CONTRE SWIMMERS (2021). HUILE SUR TOILE, 120 X 100 CM.
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 ??  ?? CI-CONTRE SORROWING MAN (2019), HUILE SUR TOILE, 73 X 54 X 2,5 CM.
CI-CONTRE SORROWING MAN (2019), HUILE SUR TOILE, 73 X 54 X 2,5 CM.

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