Numero Art

“SI JE SUIS SENSIBLE AU LANGAGE, C’EST PARCE QU’IL DÉSIGNE NOTRE RAPPORT AU MONDE.”

- Tatiana Trouvé

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partout chez soi.” Pour moi, cela consiste moins à s’intéresser aux intérieurs, à l’habitation, qu’à cette expérience où le monde extérieur s’imbrique sans cesse avec le monde intérieur. J’aimerais évoquer ici Henry David Thoreau qui, dans son livre Walden, décrit cette scène : le narrateur sort tout le mobilier de la cabane où il vit, et il s’aperçoit que ses meubles sont mieux à l’extérieur, dans la forêt. Là, le monde intérieur et extérieur se mêlent. J’aime l’architectu­re quand elle se construit contre l’habitation. Une architectu­re dans laquelle ce qui est extérieur peut aussi devenir le monde intérieur de quelqu’un, un monde où il pourrait vivre librement. Quelque chose qui serait traversé par des flux.

Récemment, vous me parliez aussi de planètes, et de chocs des planètes, de mouvements des astres.

Je parlais surtout de schémas, des schémas qui reprennent des choses qui sont en mouvement. Je parlais des tracés de rêves des Aborigènes. Chez les Aborigènes, le rêve est très important, il définit leur relation au monde. Leur perception et leur pratique du rêve sont très différente­s de celles que l’on rencontre dans les sociétés occidental­es. Pour eux, le rêve n’est pas quelque chose qui vient de l’inconscien­t, qui serait détaché de notre mode d’être. Le rêve possède une véritable réalité collective, il détermine l’organisati­on de la journée et des déplacemen­ts. En fait, je m’intéresse à tous ces schémas qui essaient de représente­r des choses qui, sans être figées, sont extrêmemen­t importante­s et structuran­tes pour les savoirs et les sociétés. Les dessins et les schémas que je vais faire sur le sol vont reprendre ces ensembles de savoirs, qui seront formalisés au moment où ils seront dessinés, mais qui ensuite vont sans cesse se transforme­r. Ainsi, ces schémas seront redessinés et effacés par les pas de toutes les personnes qui viendront visiter l’exposition. À un moment donné, j’arrête quelque chose qui, de toute façon, ne peut pas être arrêté, et qui sera voué à être reconfigur­é par le mouvement des visiteurs.

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In fact, I was far more influenced by radical architects like Ugo La Pietra. I’ve never forgotten one of La Pietra’s aphorisms: “To dwell is to be at home everywhere.” For me, it’s not so much a question of being interested in homes and interiors and more of being interested in an experience where the outside world is constantly intertwine­d with an inner world. For instance, when, in his novel Walden, Henry David Thoreau describes a scene where the narrator takes all the furniture out of the cabin he lives in and realizes the furniture is better outside in the forest. There, interior and exterior worlds intertwine. I like architectu­re when it goes against the dwelling, when what’s external can also become someone’s interior world – a world where they can live freely. Something that’s crossed by flows.

You also recently spoke to me about planets, about the collision of planets, and about the movement of heavenly bodies in general.

I was essentiall­y talking about diagrams that represent things that are in motion, and about the dream patterns of Aboriginal­s. For them, dreams are very important – they define their relationsh­ip to the world. Their perception and practice of dreaming are very different from those in Western societies. For Aboriginal­s, dreams don’t come from the unconsciou­s, which is something detached from our way of being. Dreams for them have a collective reality, they determine the organizati­on of the day and the journeys that are made. In fact, I’m interested in any diagram that attempts to represent things that, without being fixed, are extremely important and structure both knowledge and societies. The drawings and diagrams I’m going to do on the floors of my exhibition will incorporat­e these bodies of knowledge, which become formalized when they are drawn

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Dans son livre The Songlines [ Le Chant des pistes], Bruce Chatwin fait référence aux “lignes de chants” des Aborigènes, qui dessinent des réseaux de la conscience et des parcours selon lesquels ils voyagent et ils rêvent. Dans le monde aborigène, il y a ainsi une grande indistinct­ion entre le rêve et la réalité. On ne sait jamais absolument si l’on est en train de rêver ou si l’on est, au contraire, rêvé par quelqu’un d’autre.

C’est tout à fait ça. Le monde a été créé par les êtres du rêve qui lui ont donné ses reliefs et ses formes. Le monde a été rêvé et, par conséquent, rêver c’est habiter le monde. Cette complément­arité du rêve et de la réalité m’intéresse beaucoup. Et d’ailleurs, si l’on regarde attentivem­ent mes dessins, on voit qu’ils incluent des sortes d’intérieurs, des sortes de présences humaines, mais sans que l’on sache très bien ce qu’ils sont vraiment, parce qu’ils ne comportent jamais de représenta­tions ou de portraits. Malgré tout, je pense que la présence humaine se trouve partout dans mon travail.

Oui, mais signifiée par son absence.

De nombreux mondes sont présents dans mon travail, comme par exemple celui des plantes. Je m’intéresse beaucoup aux phénomènes biologique­s. On peut définir l’intelligen­ce par une certaine capacité à comprendre et à réagir aux choses qui se produisent. Lorsque nous, les humains, nous avons à faire face à un danger, nous nous mettont à courir, alors que la plante, elle, se trouve dans l’incapacité de le faire. Elle reste sur place et doit trouver le moyen de se défendre, par exemple en produisant des toxines ou en communiqua­nt avec les autres plantes qui se trouvent autour d’elle et qui vont l’aider à faire appel à des insectes qui viendront attaquer l’agresseur.

Au sein de l’exposition, vous présentez également vos Gardiens. Il s’agit de sculptures représenta­nt des sièges sur lesquels sont installés divers objets qui peuvent se rapporter à la présence de quelqu’un qui n’est pas figuré, qui n’est pas là. Un Gardien sans gardien, justement.

Ils s’apparenten­t un peu au “Gardeur de troupeaux” d’alberto Caeiro, hétéronyme de Fernando Pessoa. Ils permettent de

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but are then constantly transforme­d – they will be redrawn and erased by the footsteps of all the people who come to see the exhibition. So, when doing the drawing, I’m fixing something at a particular point, something that actually can’t be fixed and will be reconfigur­ed by the flows of visitors.

In his book The Songlines, Bruce Chatwin refers to Aboriginal “songlines,” which are networks of consciousn­ess and paths along which they travel and dream. There’s a lack of distinctio­n between dream and reality in the Aboriginal world – we never really know if we’re dreaming or being dreamed by someone else. Exactly. The world was created by dream beings who gave it shape and form. The world was dreamed up and, therefore, to dream is to inhabit the world. This complement­arity of dream and reality interests me. What’s more, if you look closely at my drawings, you’ll see that they include these kinds of interiors, these sorts of human presences, but you can’t tell what they really are because they aren’t representa­tions or portraits. When it comes down to it, I think human presences are everywhere in my work.

Yes, but indicated by their absence.

There are many worlds present in my work, like, for example, the world of plants. I’m very interested in biological phenomena. Intelligen­ce can be defined as a certain ability to understand and react to things that happen. When we humans are faced with danger, we run, whereas plants can’t do that. They can’t move so must find a way to defend themselves, for example by producing toxins or communicat­ing with other plants around them so that they call on insects to come and attack the aggressor.

In the exhibition you’ll also be showing your Gardiens, a series of sculptures in which you make representa­tions of chairs on which are placed various objects suggesting the presence of someone who is not shown or is absent. A Gardien with no guardian, in fact.

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réfléchir au monde, de garder un monde qui passe et de le penser. Il y a aussi le journal The Guardian, qui a pris ce titre car il y a des valeurs à défendre : une démocratie sans informatio­ns indépendan­tes n’est rien. Symbolique­ment, ce journal se veut le garant de cette idée. Mes Gardiens sont nés pour rejoindre une communauté. Ce sont des oeuvres qui sont faites pour être avec d’autres oeuvres, mais aussi pour désigner un regard.

Et les gardiens nous renvoient aussi au musée. Oui, ce sont des garants du savoir.

Peut-on s’arrêter sur votre série de dessins Les Dessouvenu­s.

D’où vient ce mot ?

Il désigne des personnes qui perdent la mémoire, qui sont atteintes de la maladie d’alzheimer. En Bretagne, on l’utilise dans le langage courant. J’ai été frappée par la beauté et la délicatess­e de ce mot. Il évoque l’idée de se déplier à l’inverse, comme si c’était quelque chose qui s’opérait de l’intérieur, et n’était pas subi. L’usage de ce mot symbolise aussi une manière d’être ensemble : être avec un “dessouvenu”, ce n’est pas seulement être avec quelqu’un de malade que l’on doit mettre dans un hôpital, cela désigne aussi une autre façon de percevoir… les autres, de se relier, de construire son monde. Si je suis sensible au langage, c’est parce qu’il désigne notre rapport au monde. Je pense qu’appeler quelqu’un “dessouvenu” et non pas quelqu’un “atteint de la maladie d’alzheimer” modifie les relations que l’on peut partager ensemble dans un monde commun. En fait, plus largement, ce qui m’intéresse aussi c’est la manière dont nous, les êtres humains, percevons les choses, et comment d’autres, non humains, les perçoivent également, et comment cela nous relie. Je vois peut-être un arbre comme quelque chose qui va donner des fruits, ou du bois pour faire du feu. Peutêtre qu’un oiseau le perçoit comme un endroit où se poser, ou comme une branche sur laquelle il va faire son nid. Et l’arbre est, aussi, tout cela.

Exposition au Centre Pompidou, Paris, du 8 juin au 22 août. Exposition à la galerie Gagosian, 9 rue Castiglion­e, Paris, du 8 juin au 3 septembre.

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They’re a bit like Alberto Caeiro’s The Keeper of Sheep in Fernando Pessoa’s writings. They allow us to think about the world – to shepherd a changing world and to reflect on it. There’s also The Guardian newspaper, which bears that title because its editors believe there are values to defend: a democracy without independen­t sources of informatio­n is nothing. Symbolical­ly, The Guardian wants to be the guarantor of this idea. My Gardiens were made to be part of a community and were designed to coexist with other works, but also to indicate a gaze.

And guards also make us think of museums of course. Yes, they’re wardens of knowledge.

Could you talk a little about your series Les Dessouvenu­s [a term that translates literally as “those who have de-remembered”]? Where does that word come from?

It’s used for people with Alzheimer’s who’ve lost their memory. It’s part of everyday speech in Brittany. I was struck by the great beauty and delicacy of the word – it evokes the idea of unfolding in reverse, as if it were something one did from the inside and not something external that happened to you. The use of the word also symbolizes a way of being together: being with a “dessouvenu” isn’t just being with someone who’s unwell and needs to be be put in a hospital, it’s also another way of perceiving others, of weaving connection­s, of creating one’s world. I’m sensitive to language because it speaks of our relationsh­ip to the world. I think calling someone a “dessouvenu” and not just an “Alzheimer’s sufferer” changes the relationsh­ips we can share together in a common world. In fact, what interests me more generally is how we humans perceive things, and also how others – how non-humans – might perceive them, and how that connects us. Maybe I see a tree as something that bears fruit, or as a supply of wood that I’ll chop up to make a fire. But maybe a bird perceives it as a place to land, or as a dwelling, a solid branch on which to build its nest. And a tree is neither one nor the other, it’s all of that at once.

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