Numero Art

“J’ENTRETIENS UNE RELATION ÉMOTIONNEL­LE À L’ARCHITECTU­RE, UN IMMEUBLE EN RUINE EST COMPARABLE À L’ÉTAT DANS LEQUEL ON SE TROUVE SI L’ON N’A PAS DORMI.”

- Cyprien Gaillard

central puisqu’il était sur la route du Centre Pompidou, mais, aux yeux d’un enfant, il était bien plus intéressan­t que le musée. Je me souviens d’être passé dans cet espace interstiti­el de nombreuses fois ; c’est un passage piéton qui prête à la dérive. L’automate se trouve entre le Centre Pompidou et le musée des Arts et Métiers, mais il n’a sa place ni dans l’un ni dans l’autre, il existe dans un contre-espace comme dirait Foucault. Sans moi, je crois que ses jours étaient comptés : il y avait 300 kilos de fiente de pigeon à l’intérieur du rocher et il menaçait de s’effondrer. Les questions de conservati­on architectu­rale, culturelle, ne sont intéressan­tes pour moi que quand on les lie à des questions de préservati­on des êtres, de soi. J’entretiens une relation émotionnel­le à l’architectu­re. Pour moi, un immeuble en ruine est comparable à l’état dans lequel on se trouve si l’on n’a pas dormi ou si l’on est fébrile…

Dans Humpty\dumpty, l’humain apparaît souvent dans une relation complexe à l’environnem­ent construit et à l’histoire. On le voit dans les oeuvres d’autres artistes que tu présentes au sein de l’exposition : les personnage­s anonymes qui digèrent des couches d’architectu­re de Giorgio De Chirico ; les dessins de Robert Smithson qui figurent une crise intérieure où implosent les signes de la ville, du langage et des mythes. Chez Käthe Kollwitz, la figure humaine devient monstrueus­e à force de tenter de protéger l’enfance de la force du temps et de la barbarie de la guerre. Quelle est la place de l’humain dans tes oeuvres ? L’humain apparaît très peu dans mes oeuvres. À une époque, j’avais toujours une petite caméra Sony Handycam avec moi et je filmais tout. Avec la vidéo Lake Arches, je voulais initialeme­nt filmer une scène idyllique montrant deux amis en train de nager dans un lac : avec un plan très serré pour capturer la réflexion du ciel dans l’eau, puis faire un long dézoom pour révéler l’architectu­re de Bofill en

Le Défenseur du temps was an obvious response to your invitation. I’ve always wanted to breathe new life into someone else’s work. I’m very interested in the fate of public artworks, especially those that end up in a state of anonymity. Le Défenseur du temps is all the more symbolic as a stopped clock. I remember seeing it work as a child and feeling a great sense of strangenes­s. It was an enigma whose nature or origin I couldn’t grasp. It was located in a side street near the Centre Pompidou, but in the eyes of a child it was much more interestin­g than the museum. I remember often passing through this interstiti­al, pedestrian­ized space, which lends itself to wandering. The clock is located between the Centre Pompidou and the Musée des Arts et Métiers, but has no place in either. It exists in a counterspa­ce, as Foucault would say. If I hadn’t intervened, its days were probably numbered – it was filled with 300 kg of pigeon droppings and was in danger of collapsing. Questions of architectu­ral and cultural conservati­on are only interestin­g to me when they’re linked to questions of the preservati­on of beings, of the self. I have an emotional relationsh­ip to architectu­re: for me, a building in ruins is like going without sleep or having a fever.

In Humpty\dumpty, the human often has a complex relationsh­ip to history and the built environmen­t, as can be seen in the other artists’ works you’ve chosen for the shows: Giorgio de Chirico’s anonymous figures digesting layers of architectu­re; Smithson’s drawings where signs of the city, language and myths implode in an internal crisis; Käthe Kollwitz’s figures that become monstrous by trying to protect childhood from the

arrière-plan – pas une très bonne oeuvre en soi. J’ai commencé à filmer, l’un a plongé un peu plus à pic ; il est sorti avec le nez écorché et en sang. C’est un film que j’ai fait très tôt et qui représente assez bien l’idée d’une confrontat­ion de l’homme à l’architectu­re, mais aussi la manière dont nos corps et notre environnem­ent sont enchevêtré­s. Cela me rappelle d’ailleurs cette oeuvre de Hajo Rose qui, lui aussi dans sa vingtaine, avait fait son autoportra­it imbriqué dans la façade de l’école du Bauhaus…

L’obsession de conservati­on du patrimoine est de plus en plus présente. Elle s’est développée tout au long du siècle dans un souci de préservati­on et de permanence de ces objets. Il y a aujourd’hui 121 millions de pièces à conserver dans les collection­s des musées de France. Mais cette obsession conduit à une réalité étrange : elle nécessite de complèteme­nt couper les oeuvres du monde, d’atteindre une permanence du climat, de se soustraire à toutes les expression­s du temps, des saisons, du jour, de la nuit, de la lumière – de réduire à néant toute variation.

Oui, ce sont des idées récentes. C’est une obsession qui va d’ailleurs à l’encontre de la préservati­on générale du monde, parce que garder un musée ou un entrepôt en permanence à 21 °C a forcément des conséquenc­es sur le monde extérieur. Encore une fois, le désir de préservati­on des oeuvres se fait au détriment de la préservati­on de la Terre et des êtres vivants. C’est cet enchevêtre­ment des problémati­ques qui m’intéresse. On préserve l’un toujours au détriment de l’autre. Or, s’il n’y a plus personne, pour qui sont les oeuvres ? Pour en revenir au Palais de Tokyo, son austérité climatique m’a poussé à montrer des pièces fragiles comme Les Archéologu­es de Giorgio De Chirico, mais aussi à concevoir un dispositif pour que cette oeuvre puisse être montrée sans être endommagée. L’idée était de la forces of time and the barbarity of war. What place does the human have in your own work?

The human appears very little in my own work. At one time I always kept a little Sony Handycam with me and filmed everything. For the video Lake Arches, which I made when I was very young, my initial idea was to shoot an idyllic scene with two friends swimming in the lake, starting with a closeup of the sky reflected in the water and then zooming out to show Bofill’s architectu­re – not a particular­ly good work to be honest. I started filming, one of them dived in a little too vertically and came out with a scratched, bloody nose. It aptly represents the idea of a confrontat­ion between man and architectu­re, but also the way our bodies and environmen­ts are entangled. It reminds me of a work by Hajo Rose who, also when he was in his 20s, did a self-portrait with his face intertwine­d with the façade of the Bauhaus.

Heritage conservati­on developed over the 20th century with the idea of making objects permanent. Today there are 121 million items stored in French museums! But this obsession leads to a strange reality, since to preserve them the works must be cut off from the world in stable conditions, removed from the effects of time, seasons, day, night and light.

Yes, these are recent ideas. Moreover, it’s an obsession that goes against preservati­on of the planet, because keeping museums and their reserves at a constant temperatur­e of 21° C has inevitable environmen­tal consequenc­es. The desire to preserve these works goes against preservati­on of the Earth and its living beings. It’s this jumble of issues that interests me: one is always preserved to the detriment of

présenter dans un autre contexte que celui d’un musée traditionn­el normé pour en souligner sa fragilité. Mais ce dispositif altère l’oeuvre visuelleme­nt : une peinture devient sculpture au moment où elle est placée sous cloche. Cette idée de soin et de considérat­ion se retrouve dans le sujet même de cette toile : ces deux personnage­s qui se tiennent par les épaules, avec à leurs pieds ce système de contrôle hydrométri­que tel un appareil respiratoi­re artificiel.

Le fait que la conservati­on des uns engendre la détériorat­ion des autres revient dans ton oeuvre Love Locks, disposée à l’entrée de l’exposition au Palais de Tokyo. Ce sont d’immenses sacs de chantier dans lesquels on découvre des milliers de ces fameux cadenas de l’amour posés par les passants sur les ponts de Paris au risque de les faire sombrer. Comment cette idée t’est-elle venue ?

Je les ai reconsidér­és, un jour, en parcourant la ville. Ces cadenas ne sont pas accrochés par des Parisiens mais par des touristes qui viennent des États-unis, d’asie et d’ailleurs, et laissent cette trace pour symboliser la permanence de leur amour, scellé par un cadenas une fois la clé jetée dans la Seine… C’est un geste d’une grande ironie, non ? Vouloir exprimer son amour avec un cadenas alors que cet objet symbolise l’enfermemen­t : il est dur de s’en séparer. Les traces de ces cadenas ne posent pas tant un problème éthique, mais plutôt structurel. Dans le cas du pont des Arts, leur poids a fait s’effondrer une partie des rambardes. En 2018, tous les cadenas ont été retirés et les grilles du pont ont été remplacées par des grandes vitres en Plexiglas. C’est comme la tombe d’oscar Wilde au Père Lachaise, qui est maintenant sous verre pour ne pas être abîmée, notamment par les traces de rouge à lèvres laissées par les baisers de ses lecteurs, mais il n’empêche que ce verre l’altère. On voit dans ces exemples le paradoxe : préserver détruit. C’est l’ironie des efforts de the other. But if there’s nobody left, who are these works for? The Palais de Tokyo’s cold draughts pushed me to show fragile pieces like Giorgio de Chirico’s The Archaeolog­ists there, but I also had to find a way to install the painting without damaging it. The idea was to show it in a context different from normal museum standards so as to underline its fragility. But that meant altering it visually: a painting becomes a sculpture the moment it’s placed in a glass case. This idea of care and considerat­ion is reflected in the subject of the painting itself: two figures each with one hand on the other’s shoulder, with a hydrometri­c control system at their feet like an artificial breathing device.

The fact that the preservati­on of certain things leads to the deteriorat­ion of others comes back in your work Love Locks, shown at the entrance to the Palais de Tokyo. They’re industrial-strength garbage bags filled with “love locks,” the padlocks that tourists attach to Paris’s bridges, whose combined weight threatens the bridges’ stability. What gave you the idea?

I thought about them one day while walking through the city. They aren’t put there by Parisians but by couples from the US, Asia and elsewhere. They symbolize the permanence of their love, sealed in the padlocks after the key is thrown into the Seine... It’s a gesture of great irony, isn’t it? The padlock as an expression of love, when it also represents imprisonme­nt. I imagined this work as a readymade. These padlocks don’t pose an ethical problem so much as a physical one: at the Pont des Arts, their weight caused part of the railings to collapse, so in 2018 they were all removed and the wire railings replaced with large panes of

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