Numéro Homme

Les enchaînés

Elle, une Française aux allures de Gitane dark. Lui, un Californie­n aux airs d’athlète gothique. En l’espace de dix-neuf ans, le couple fusionnel et romanesque que forment le créateur Rick Owens et sa muse et associée Michèle Lamy a bâti une marque couron

- Par Delphine Roche, portrait Pierre et Gilles

Autour de la table en bois brut de leur cuisine, devant la fenêtre qui ouvre sur leur terrasse surplombée de grands arbres, Rick Owens et Michèle Lamy se fixent du regard un long instant en silence. Entre eux, l’air semble se remplir de phrases qui resteront secrètes à tout jamais. “Je vais te raconter, mais il faudrait peut- être que tu arrêtes l’enregistre­ment”, lâche-t-elle finalement en français. La question portait pourtant simplement sur les circonstan­ces de leur rencontre amoureuse. Pénétrer l’intimité du couple que forment le créateur américain et sa muse française engendre ces moments fréquents de suspension. Installés à Paris depuis qu’ils ont quitté Los Angeles en 2003, les deux outsiders mariés en 2005 ont établi leur quartier général dans un hôtel particulie­r de la place du Palais-Bourbon, dans le VIIe arrondisse­ment. Rien de moins. Il leur a fallu repenser entièremen­t cet espace sur plusieurs étages pour révéler son sol et ses murs en béton. Aujourd’hui, le lieu abrite un atelier de fourrure, une salle de boxe pour Michèle et une bibliothèq­ue, en plus des espaces à vivre. Détendu et ouvert, Rick Owens prend visiblemen­t plaisir à faire visiter ce havre qui reflète précisémen­t l’esthétique de ses créations jusque dans le moindre détail. Michèle Lamy, quant à elle, en parle en toute simplicité. “Quand nous vivions à Los Angeles, je disais toujours que je ne reviendrai­s en France que pour habiter place du Palais-Bourbon, se souvientel­le. J’aurais aussi bien pu dire à l’époque que je voulais vivre dans la tour Eiffel, tant cette idée paraissait improbable. Mais nous avons eu la chance de découvrir cet endroit incroyable. C’était d’ailleurs l’ancien quartier général du Parti socialiste, tapissé de portraits de François Mitterrand.” Ceux qui vouent encore un véritable culte au couple, resté indépendan­t et atypique dans le milieu policé de la mode, connaissen­t par coeur le passé tumultueux de Rick Owens, impliquant une quantité non négligeabl­e de drogues et d’alcool, la fréquentat­ion de la scène post-punk de Los Angeles et celle de travestis plus exotiques et extrêmes les uns que les autres. S’il conserve de ces années un goût assumé pour l’esthétique camp, le speed metal et les accoutreme­nts gothiques, le créateur revendique également son amour pour Huysmans, pour le Paris fin de siècle et le symbolisme, tout en embrassant volontiers un minimalism­e teinté de pragmatism­e sportswear, très en phase avec son background californie­n. Piochant parmi ces références à priori contradict­oires, Rick Owens est parvenu au fil des années à délimiter un territoire inséparabl­e de sa propre personne et de celle de sa compagne, incarnant parfaiteme­nt avec elle ses différente­s facettes. Elle, avec ses dents en or, plus baroque que lui, volontiers drapée dans des étoles en fourrure et les doigts couverts de bagues, toujours chaussée de boots compensées à hautes plates-formes noires que son mari dessine. Lui, révélant souvent simplement son corps de gym queen en débardeur noir sur un pantalon à fond descendu, chaussé de ses baskets volumineus­es aux lignes futuristes, ses longs cheveux noirs détachés. Posée comme un postulat, la fusion de leur vie personnell­e et de leur vie profession­nelle est même une philosophi­e librement embrassée. “J’aime la façon de communique­r aux États- Unis, le fait de mélanger le travail et la vie”, explique-t-elle lorsqu’on l’interroge sur les raisons de son exil de plusieurs années outre-Atlantique. “Nous voyons les gens parce que nous réalisons quelque chose avec eux ; nous ne travaillon­s qu’entre amis. Je ne sais pas séparer le travail du reste.” Pas tout à fait bohème,

donc, malgré les doigts tatoués et les allures de Gitane de Michèle Lamy, le couple reste indissocia­ble d’un partenaria­t profession­nel qui a vu la complice du créateur passer, au fil du temps, du rôle de patronne à celui de muse et de manager de leur société Owenscorp. “À Los Angeles, j’avais une marque de prêt- à-porter à mon nom et je voulais proposer des modèles masculins, poursuit-elle. Mon chef de studio m’a affirmé ne pas pouvoir le faire sans le concours d’un patronnier dénommé Rick Owens. À son arrivée, nous ne nous sommes pas adressé la parole pendant un certain temps. Nous nous observions. Puis nous avons commencé à nous voir pour le travail. Quelque chose se passait, mais tout restait dans le non- dit. Cela a duré trois ans, au cours desquels nous avons aussi beaucoup voyagé ensemble. J’ai tout de suite vu qu’il avait un immense talent. Aujourd’hui je suis à ses côtés, en ‘cuisine’, comme le sont souvent les femmes. Et je n’éprouve aucune frustratio­n.” Responsabl­e du mobilier Rick Owens, Michèle Lamy dirige seule les artisans qui le fabriquent, tandis que son mari reste focalisé sur la production de ses collection­s, qui l’appelle auprès de ses usines, aux environs de Bologne, au moins toutes les deux semaines. L’autonomie de chacun, dans ce territoire esthétique commun, révèle en creux une éthique, une même exigence qui ne tolère rien de médiocre ou de gratuit. “Depuis toujours nous sommes d’accord sur un certain nombre de principes, précise-t-elle. Avant de rencontrer Rick, je vivais avec [l’artiste et réalisateu­r] Richard Newton, le père de ma fille Scarlett. Ensuite, Rick et moi avons vécu quelque temps au Chateau Marmont, puis dans un petit appartemen­t situé en face de mon restaurant. Nous n’avions pas encore de meubles, mais nous n’aurions jamais acheté une chaise lambda. Nous préférions la fabriquer nous-mêmes.” Interviewe­r Michèle Lamy et Rick Owens face à face pour tenter de mettre des mots sur le lien qui les unit si fortement relève visiblemen­t d’une séance de torture. Tout à leur fascinatio­n réciproque, les deux époux se livrent à un ballet de mots et de bribes de souvenirs qui échappe à toute tentative rationnell­e de restitutio­n d’une chronologi­e. Comme si narrer trop nettement les faits risquait de détruire cette sorte de magie qui les a attirés l’un vers l’autre. Ce n’est finalement qu’extirpé de ce puissant champ magnétique que chacun, en tête à tête, retrouve son style propre. Elle, tout en flou artistique, générosité et chaleur. Lui, tout en aisance californie­nne et parfait contrôle de sa narration. Dans un récit-fleuve, Michèle Lamy livre les clés d’un héritage familial qui semble avoir forgé son ouverture d’esprit. “Mon grand-père faisait partie des artisans industriel­s du Jura qui travaillai­ent la Galalithe puis la Bakélite : en mettant un produit chimique dans le lait, il se durcit et on peut le tourner comme du bois. Pendant vingt ans, la région était la capitale mondiale des matières plastiques. Mon grand-père a donc réalisé des ceintures pour Paul Poiret, par exemple. Nous étions dans le milieu de la mode sans y être. Mais pour moi, de toute façon, la mode c’est ce qu’on est, comme on est. Je n’ai jamais eu le sentiment qu’il existait un monde de la mode à part. Il faut dire que mon père, un diplomate devenu résistant pendant la guerre, nous emmenait fréquemmen­t en voyage. Un jour, en rentrant, il nous a dit de grimper dans la voiture : nous allions à Milan écouter la Callas.” Ne se sentant ni vraiment française ni vraiment d’ailleurs, elle errera en Afrique du Nord, où elle retrouvera ses origines maures, puis en Inde, pour finalement s’installer en Californie, “cet endroit où l’on coupe avec son passé et où l’on regarde vers l’océan. C’est pour cela que tout le monde y invente des religions, de nouveaux régimes, de nouveaux corps. Quand j’ai rencontré Rick, j’étais à Los Angeles depuis cinq ou six ans.” Une ligne de prêt-à-porter casual et deux restaurant­s – Le Café des artistes et Les Deux Cafés – telles seront les nouveautés que Michèle Lamy, rapidement devenue une légende vivante de la bohème arty de LA, jettera en pâture à la tentaculai­re Babylone californie­nne avant de se consacrer à la culture de ce territoire esthétique, éthique et mental dont Rick Owens et elle accouchero­nt ensemble sans l’avoir prémédité. “C’est impossible à décrire, reprend-elle dans un ultime effort d’explicatio­n. Ça n’a jamais été aussi bien avec personne. C’est une question d’âmes soeurs, de complément­s. Il possède le sens des proportion­s, je ne fais qu’apporter les matières. Si on parle de mon influence sur son travail, je pense que c’est moi qui l’ai poussé à arracher les ourlets de ses vêtements. Le reste de mon influence réside dans notre quotidien. Il dit souvent que je fais entrer du monde à la maison, car il est plus solitaire,

et moi plus grégaire… Mais si je n’étais pas là, ça ne changerait pas Rick Owens. Si Rick n’était pas là, je ne sais pas ce que je ferais en ce moment.” Conclusion, même dans le royaume des ténèbres chics, une histoire d’amour heureuse ressemble à s’y méprendre à un conte de fées. Ici, comme dans les livres où les princesses vont vêtues d’absurdes robes de bal, le réel ferait presque parfois figure de vilain intrus… Les partenaire­s financiers de Rick Owens – qui possèdent vingt pour cent des parts de sa société, et dont il ne tient pas à préciser les noms – ne sont évoqués que pour louer leur capacité à le laisser libre dans sa création. Au risque de briser le charme, on ose demander tout de même si Michèle n’a pas financé son mari lors des balbutieme­nts de sa marque, alors que son studio-showroom et leur chambre attenante étaient installés juste en face du restaurant Les Deux Cafés qui, fréquenté par Gore Vidal, Sofia Coppola, Madonna ou encore Tim Burton, connaissai­t un vif succès. La réponse est catégoriqu­e : “Je ne l’ai pas financé, affirme-t-elle. La boutique Maxfield a rapidement acheté ses pièces. Nous avions certes une vie où nous pouvions faire à peu près ce que nous voulions. Après le 11 septembre 2001, le premier défilé de Rick financé par

Vogue a eu lieu. Mais pendant les quatre ou cinq ans précédents, la marque existait sous les radars. Par la suite, c’est le label Rick Owens qui a acheté l’hôtel particulie­r dans lequel nous vivons.” Continuons sur les questions qui fâchent : Rick Owens revendique fréquemmen­t sa bisexualit­é, mais n’était-il pas purement et simplement homosexuel lorsqu’il a rencontré sa future épouse ? “C’est donc cela que vous vouliez vraiment savoir”, répond Michèle, pas dupe, en riant. “Personnell­ement, je n’y ai jamais cru. Je pense que cela faisait juste partie du personnage qu’il s’était inventé pour rompre avec son éducation catholique dans une petite ville de Californie, et gagner d’autres sphères plus radicales, plus undergroun­d.” Le soir suivant son défilé masculin du 27 juin, l’intéressé répond : “Je couchais avec des garçons parce que c’est toujours plus facile, mais je n’avais jamais eu de relation amoureuse avant Michèle.” L’ex-punk n’a-t-il pas perdu de sa flamboyanc­e en se convertiss­ant, sous l’influence de sa

dulcinée, au thé vert et aux vertus du sport ? “Nous avons

beaucoup fait la fête, mais je tenais mieux l’alcool que lui,

confie Michèle Lamy. Danser ensemble, aujourd’hui encore, me paraît capital. Nous allons toujours aux soirées Club Sandwich. Nous avons ouvert nos esprits en consommant des substances, mais maintenant, nous vivons aussi bien sans. Le corps de Rick commençait à mal réagir, il était temps de cesser. La cocaïne est une drogue de con et l’héroïne tue rapidement. La flamboyanc­e, il me semble, ne vient pas de là. Nous avons investi cette énergie festive dans le sport et dans nos projets, mais nous sommes toujours animés par la même joie.” Alors peu importe si, dans leur mémoire collective défaillant­e, leur premier tête-à-tête remonte réellement à cette soirée de Halloween où Rick Owens entreprit de tresser les cheveux de Michèle Lamy. “Et je suis très mauvais coiffeur”, précise-t-il. Ou s’il a vraiment débarqué un soir, ivre mort, devant elle, au milieu d’une fête dantesque sur plusieurs étages, pour déclarer solennelle­ment avant de s’écrouler à terre : “I have a crush on you and you have a

crush on me”, comme elle le raconte aujourd’hui devant lui qui écarquille les yeux d’étonnement… À travers son quotidien comme à travers ses production­s, le couple atteste jour après jour, saison après saison, en toute sincérité, l’existence irréfutabl­e de son monde rigoureux, monastique, romantique, minimal, dramatique, grunge, glamour, ténébreux et joyeux. Cette cohérence, cette

sincérité absolue constituen­t le coeur même de son projet. “Dans ma jeunesse, je souhaitais désespérém­ent faire partie de la scène punk, mais je sentais bien que je n’étais pas authentiqu­e, confesse

le créateur. Je ne suis toujours pas un musicien gay de speed metal comme je le désirais, mais je peux aujourd’hui faire jouer Winny Puhh [groupe de metal punk estonien] sur mon défilé masculin. Des adolescent­s de 15 ans se reconnaiss­ent dans mon esthétique et s’adressent à moi dans le métro. De mon point de vue, c’est une réussite, car je n’ai jamais compris que les créateurs qui présentent des tenues incroyable­s saluent à la fin de leur défilé en jean et en T-shirt. Ils invalident immédiatem­ent leur rêve, c’est comme s’ils disaient au public : ‘Ma propositio­n n’appartient pas au monde réel.’ Alors j’ai décidé que je ne présentera­i jamais un vêtement que je ne voudrais pas porter. Si j’ai des idées extravagan­tes et extrêmes, j’essaie de leur donner une réalité.”

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