Numéro Homme

Talent aiguille

Figure majeure du cinéma, Pedro Almodóvar a contribué à définir avec brio l’identité espagnole contempora­ine en mêlant pop culture et réalisme social. Au fil des ans, son oeuvre s’est assombrie sans jamais perdre sa grandeur narrative ni ses personnage­s e

- Propos recueillis par Guillermo Espinosa, portrait Sofia Sanchez et Mauro Mongiello

Nous sommes en 1977. Deux ans après la mort de Franco, des élections sont enfin organisées en Espagne. Toutes les formations politiques y participen­t, y compris le Parti communiste, récemment légalisé. La “transition” passe par une phase critique, après l’assassinat de cinq avocats du droit du travail, qui fait descendre plus de cent mille personnes dans les rues, première manifestat­ion massive d’une démocratie naissante. Simultaném­ent, les jeunes célèbrent leur nouvelle liberté avec des concerts et des fêtes tous les soirs. Au milieu de cette effervesce­nce, un jeune cinéaste organise dans son petit appartemen­t des projection­s privées de ses premiers courts-métrages, des tragi-comédies subversive­s qui deviendron­t, au fil du temps, de plus en plus audacieuse­s. Pedro Almodóvar, né en 1949, s’engage tout juste sur le chemin qui le mènera d’une reconnaiss­ance locale à la gloire internatio­nale, et commence à reconstrui­re un imaginaire collectif suivant des postulats esthétique­s postmodern­es – que les intellectu­els espagnols ont encore du mal à assumer. En convoquant l’identité nationale que le franquisme avait mise en place – la zarzuela et la corrida, le jambon et le gaspacho, la passion débordante des femmes et le machisme assumé des hommes –, après quarante ans d’autarcie et d’immobilism­e social, esthétique et moral, et en lui injectant une touche d’humour, le réalisateu­r la retourne et la torpille. Cette dette de la culture espagnole envers le cinéaste, rarement soulignée, ne semble pas peser sur le Pedro Almodóvar qui nous reçoit pieds nus dans son appartemen­t madrilène par une chaude soirée d’été. Il ne paraît ni en être très conscient, ni espérer un quelconque remercieme­nt. Le réalisateu­r aime à penser qu’il s’est contenté de faire exactement ce qu’il voulait, à titre purement personnel. Son intérieur déborde de bibelots, de meubles et d’oeuvres d’art qui, pour la plupart, ont figuré dans ses films. Comme si le plateau de tournage était une extension de sa maison ou de lui-même.

Numéro Homme : C’est formidable de retrouver chez vous ces toiles de

Guillermo Pérez Villalta qu’on se souvient avoir vues dans La Piel que

habito, ou cette lampe aperçue dans Volver…

Pedro Almodóvar : En effet, nombre de ces objets ont figuré dans mes films. Presque tous les éléments du décor m’appartienn­ent – je chine les objets au gré de mes voyages et chez les petits antiquaire­s de quartier – et j’ai toujours une idée précise de la façon dont je souhaite les voir disposés dans le champ. Sur les plateaux, je suis le pire cauchemar des directeurs artistique­s, qui finissent toujours par être traités comme de vulgaires assistants. Je leur indique les déplacemen­ts de la caméra au millimètre près. Je suis obsédé non seulement par la chromie du plan, mais aussi par le mobilier, les sculptures et les objets qui vont apparaître à l’écran et qui ont, en plus de leur importance dans ma vie, une symbolique subliminal­e pour les personnage­s du film. Cela vaut autant pour les livres, qui font référence à un moment précis de leur vie, que pour les objets d’artisanat sophistiqu­és présents dans le décor, qui donnent des indication­s sur leur caractère. Parfois, je me laisse guider par la couleur pour trouver la bonne combinaiso­n. Rien n’est gratuit : composer des images fait partie du travail cinématogr­aphique. D’autant que je suis intraitabl­e.

N’est-ce pas l’émeute lorsque vous entrez chez un brocanteur ?

C’est parfois le cas, mais je ne vais pas non plus vivre reclus. En revanche, je serais prêt à payer une somme astronomiq­ue pour avoir un jour d’anonymat, pour aller n’importe où dans Madrid et redécouvri­r la façon dont les gens me traitaient avant que je ne devienne célèbre. Cela me donnerait une notion de la réalité infiniment plus complète. Je m’oblige à sortir un peu plus car mon entourage trouve que je mène une vie trop solitaire. La rue a toujours été l’une de mes principale­s sources d’inspiratio­n, mais à présent je la trouve un peu ennuyeuse, car ce sont les gens qui me regardent, et non l’inverse.

Vous avez presque toujours vécu à Madrid. Qu’est- ce qui vous attache si

fortement à cette ville ?

J’ai débarqué à Madrid à l’âge de 18 ans. La capitale représenta­it alors la liberté, l’endroit où chacun pouvait mener sa vie comme il l’entendait. Mes parents refusaient que je quitte le foyer familial car j’étais encore mineur, mais je leur ai tenu tête. Je voulais faire des études, mais Franco avait fermé l’école officielle de cinéma un ou deux ans plus tôt. J’ai trouvé un travail purement alimentair­e chez Telefónica. Je me levais tôt le matin, et j’étais si jeune que je pouvais aller travailler sans avoir dormi. L’après-midi, j’écrivais. C’était le bonheur absolu. Très rapidement, j’ai pensé à contacter Los Goliardos [troupe de théâtre undergroun­d espagnole dans laquelle Almodóvar a rencontré Carmen Maura] et j’ai commencé à faire du théâtre avec eux. La cinémathèq­ue était mon université, je m’y rendais tous les jours. Et il y avait la rue, qui est l’autre université dont on a besoin dans la vie. À cette époque, tous les mouvements en faveur des libertés, sexuelles et autres, étaient en vogue. Étant originaire d’un petit village, c’était passionnan­t de vivre tout cela. Finalement, du point de vue des histoires que je voulais raconter, la ville m’a beaucoup influencé : les gens, les concierges, la pharmacien­ne, les merceries, les petits recoins…

C’est à ce moment-là que Franco meurt, et tout change définitive­ment. La

movida a-t-elle émergé spontanéme­nt ?

Absolument. Il n’y avait rien de prémédité. Nous étions un groupe de gens qui se retrouvaie­nt aux mêmes endroits, très jeunes. Tout

a commencé en 1977. Quand j’ai rencontré Olvido [Gara Jova, chanteuse connue sous le nom de scène Alaska] et Bernardo [Bonezzi, compositeu­r des bandes-son de plusieurs de ses films], ils avaient tous les deux 13 ans et commençaie­nt à faire de la musique. Ce qui nous unissait, c’était la célébratio­n de l’instant, de la liberté et de l’individual­ité. Et le fait de ne jamais regarder en arrière. Il y avait un sentiment de légèreté généralisé, de frivolité, dans le bon sens du terme, et d’apolitisme également, qui faisait presque office de position politique. Les plus jeunes en avaient tellement marre du mouvement progre [c’est ainsi qu’on appelait à l’époque les jeunes socialiste­s et communiste­s espagnols qui agissaient dans la clandestin­ité pendant la décennie précédente] qu’ils ne voulaient plus en entendre parler. Ceux qui, comme moi, étaient davantage conscients de la politique s’intéressai­ent beaucoup à ce qui se passait dans les rues, dans les maisons, au Rock-Ola [salle de concerts, un des épicentres de la movida].

Mais vous partagiez tout au moins l’idée que de grands changement­s

s’imposaient : parler et penser différemme­nt, s’habiller d’une autre façon,

agir autrement ?

Je n’ose pas parler au pluriel parce que nous étions tous très différents. Nous étions du même avis sur de nombreux sujets, mais sur d’autres, chacun avait sa propre vision. Nous n’avions aucune intention de changer le monde, ni même la ville, mais plutôt un désir de nous construire en adéquation avec nos caractères et selon nos propres critères. À cette époque, les modèles à suivre étaient la pop et le punk, qui commençaie­nt en Angleterre. Nous avions le regard rivé sur Londres et un oeil braqué sur la Factory d’Andy Warhol, ainsi que sur John Waters et Divine, ses corollaire­s.

Alaska a dit un jour que l’attitude était très importante à l’époque. Qu’il fallait

se mettre en scène et se jeter dans la revendicat­ion créative comme si l’on

mettait le pied dans une arène…

Elle faisait allusion à la facette la plus intéressan­te de la culture de l’époque : la musique. C’était la discipline la plus importante, non seulement du point de vue du son, mais aussi du point de vue littéraire. Cette période a produit peu de littératur­e au sens strict, qui aurait pu servir de référence et permettre de comprendre ce qui se passait. Donc, la littératur­e se trouvait dans les paroles des centaines de groupes qui ont vu le jour, comme Alaska y Dinarama, Parálisis Permanente, Kaka de Luxe… J’étais en relation avec tout ce petit monde, mais le cinéma ne faisait pas partie du mouvement, parce que c’est un médium coûteux. Dans la mode, Alvarado pouvait faire un petit défilé au Rock- Ola avec trois mannequins et une vingtaine de looks. Il cousait tout lui-même. Enregistre­r une chanson dans un des nombreux petits studios alternatif­s qui existaient alors coûtait vraiment très peu. Il te suffisait simplement de composer une chanson avec tes amis, tu l’enregistra­is et tu pouvais te lancer. C’est là que la movida a été fructueuse : dans l’immédiatet­é, dans le “système D”, dans des production­s exigeant peu d’argent et des équipes réduites. Moi-même, j’utilisais le super-8, naturellem­ent.

Vous avez aussi formé votre propre groupe avec Fabio McNamara. Vos

chansons passent encore dans des centaines de bars espagnols. Avec un

tel succès, pourquoi ne pas avoir continué dans la musique ?

À cette époque, j’étais entouré de musiciens et je passais ma vie avec eux. Ce qui n’est plus le cas maintenant. Mon truc, c’était le cinéma. Le groupe avec Fabio est né suite à mon deuxième film,

Le Labyrinthe des passions, que j’ai tourné en 1981. Fabio ne formait pas de groupe par manque de patience, mais il était la

guest star des concerts de tous les autres. On se voyait tous les jours. Nous avons improvisé deux chansons sur la base de textes que j’avais écrits pour le film. L’une était Suck it to Me. Nous l’avons enregistré­e en anglais pour masquer un peu la grossièret­é des paroles. Nous utilisions une base similaire aux disques de Prince que nous entendions partout. Sur ce rythme funk, Fabio et moi alternions les phrases à tour de rôle. Cela a tellement plu qu’à la demande générale nous avons décidé de jouer un soir au Marquee, une salle sous le Rock-Ola encore plus branchée et alternativ­e, où ont joué les Stranglers et d’autres stars du moment. Nous avons eu beaucoup de succès, parfois parce que le public se moquait “avec” nous, d’autres fois parce qu’il se moquait “de” nous. Mais ça se finissait toujours en fête, quel que soit le cas. Nous avons donc commencé à donner des concerts.

La musique était-elle un jeu pour vous ?

En tant que réalisateu­r, être sur scène est une chose incroyable et très intéressan­te. J’ai souvent conseillé à de nombreux homologues – en plaisantan­t à moitié – d’enfiler un peignoir et de monter sur scène, tant l’expérience est différente du cinéma. La réaction du public est immédiate et viscérale, et la communion entre l’artiste et la salle où il se produit est intense.

Dans vos premiers films, vous mettez en scène cet environnem­ent de façon

néoréalist­e. L’avez-vous exagéré pour la fiction ?

Je ne l’ai pas exagéré, c’était comme ça. D’ailleurs, comment aurais-je pu l’extrapoler ? Je ne saurais même pas dire quelle était la taille exacte de ce microcosme, ni le nombre de personnes qui en faisaient partie. Mais de mon point de vue, Madrid débordait de liberté, de drogues, de sexe, de spontanéit­é et d’ingéniosit­é. C’était un creuset. Les gens venaient se mêler, se frotter les uns aux autres pour le plus grand plaisir de tous.

Après Le Labyrinthe des passions, on vous a demandé de réaliser deux films

qui, aujourd’hui encore, possèdent une valeur particuliè­re à vos yeux. Pour

quelle raison les aimez-vous autant ?

Avec Dans les ténèbres [1983], j’ai vraiment découvert le cinéma. Auparavant, je n’avais jamais manipulé de grue ni réalisé de travelling. Mais ce film m’a surtout permis de tomber amoureux du meilleur “outil” pour raconter des histoires, et de trouver par la même occasion l’une des raisons pour lesquelles je voulais faire du cinéma : le travail avec les actrices. J’avais déjà tourné avec Carmen Maura et Cecilia Roth, mais de les réunir toutes – Mary Carrillo, Julieta Serrano, Chus Lampreave, Marisa Paredes – a été comme une révélation. Elles se prêtaient volontiers à mes folies alors qu’elles venaient d’un monde qui n’était pas le mien. Et puis

Dans les ténèbres est le premier long-métrage que j’ai réalisé avec des moyens suffisants. Ce qui, pour moi, relevait du miracle.

Votre accord avec Tesauro ne stipulait-il pas que la femme du producteur

devait jouer le rôle principal dans Qu’est- ce que j’ai fait pour mériter ça ?

La société de production Tesauro avait été créée pour faire plaisir à la femme du producteur [le millionnai­re Hervé Hachuel]. Créer un rôle pour elle était la seule condition requise au financemen­t du film, mais elle a fini par se désister pour des raisons personnell­es. C’est une longue histoire qui ne mérite pas qu’on s’y attarde. Ces deux films [ Dans les ténèbres et Qu’est-ce que j’ai fait…] ont été fondamenta­ux pour moi. Bien qu’ils aient été des commandes, j’ai tout fait pour me les approprier au plan créatif. Dans les deux, je parle avec humour, mais aussi avec le sérieux du narrateur, des univers qui m’intéressen­t : le féminin et les thèmes en lien avec ma propre histoire, la famille, la pratique religieuse… Dans mes films, le mysticisme est ouvertemen­t autobiogra­phique : je mets en scène mes racines. Elles se mélangent à des références à Jean Genet, à la présence constante du péché et à la culpabilit­é que les prêtres m’ont transmise à San Juan Bosco où j’étais scolarisé. À l’époque, je voulais déjà dire d’où je venais, ce que j’étais, le tout présenté sur un fond social. C’est d’ailleurs à partir de ces deux films que les critiques ont commencé à me prendre au sérieux.

Ce sont vos premiers pas mélodramat­iques. Par la suite, vous êtes devenu

un maître du genre. Qu’est- ce que cela vous a apporté, mais aussi enlevé ?

J’aime vraiment tous les genres et je souhaitera­is pouvoir tous les aborder. J’ai commencé par la comédie, puis j’ai basculé dans le drame, et surtout dans le mélodrame, très proche de ma nature : baroque et extrême. J’excelle dans la création de personnage­s qui sont au bord du gouffre, aux prises avec des problèmes insolites, autant dans la passion que dans le grotesque, ou dans un registre plus vraisembla­ble. Au fil du temps, en réduisant les chansons et l’humour dans mes films, ils ont basculé dans le noir.

Effectivem­ent, depuis 1999 [ l’année du décès de sa mère] vos films sont

de plus en plus sombres, jusqu’à atteindre une forme de paroxysme avec

La Mauvaise Éducation ou La Piel que habito…

Je pense que j’ai commencé un peu avant. Juste après Kika, avec La Fleur de mon secret [1995]. À ce moment-là, mon univers devient plus froid. Il est curieux que ce soit à cette époque plus sombre, avec des personnage­s brisés qui souffrent énormément, que mon travail a été récompensé au-delà des frontières espagnoles, et ce d’une façon incroyable et exagérée. Je ne fais pas seulement référence aux deux Oscars que j’ai reçus, mais également à toutes ces récompense­s dans les festivals internatio­naux. Pendant La Piel que habito, par exemple, un film très dur, je traversais un moment de ma vie assez agréable. Donc, pour raconter une histoire terrible, il n’est pas nécessaire de passer par une période difficile. Ensuite j’ai réalisé Les Amants

passagers, un retour aux origines. Toute l’équipe d’El Deseo [société de production des frères Almodóvar] souhaitait que je tourne une comédie. Tout le monde était satisfait ! C’est un film nostalgiqu­e, une sorte d’hommage aux années 80, à la liberté que nous avions et que nous n’avons plus, et à ma vitalité artistique de l’époque que, visiblemen­t, je n’ai pas complèteme­nt perdue.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’est- ce qui vous excite à présent,

intellectu­ellement, esthétique­ment et sexuelleme­nt ?

Beaucoup de choses, mais ma vie n’est plus aussi orgiaque qu’auparavant. Passé un certain âge, tout ne tourne plus autour du cul. Désormais, je suis plus casanier, j’aime autant rester à la maison avec un bon livre. En ce moment, je suis passionné par le dernier roman d’Alice Munro – même s’il est décevant. En ce qui concerne l’excitation sexuelle, je pense que j’ai changé avec l’âge. L’autre jour, nous étions sur une île où j’ai eu la chance de rencontrer le maître des lieux. Son visage portait les marques d’une communion prolongée avec la nature. Bien plus que les jeunes garçons ou les hommes musclés, c’est ce genre d’individu qui m’excite aujourd’hui, même sexuelleme­nt. Mais n’allez pas croire que je veux coucher avec le bossu de Notre- Dame. Plus le temps passe et plus je suis attiré par les visages et les corps qui racontent une histoire.

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