Numéro Homme

Louis de 5 à 7

Entre impertinen­ce désabusée et romantisme ténébreux, Louis Garrel incarne aux yeux du monde le parfait héritier des acteurs de la Nouvelle Vague. Cette icône du style français transcende les limites de la bienséance pour se livrer intimement à la caméra,

- Propos recueillis par Thibaut Wychowanok, portraits Peter Lindbergh

Il est 5 heures et Louis Garrel n’est pas là. Son absence à notre rendez-vous rend la médiation lâche de son répondeur, restituant sa diction nonchalant­e, plus déprimante encore. “Vous êtes bien sur le portable de Louis” se répète dans l’infini de mon attente. Pour pallier ce vide, je m’invente des chansons d’amour, des apostrophe­s verbeuses et pédantes adressées au public de Saint-Germain-des-Prés, depuis une table des Deux Magots. Je joue à Louis Garrel. J’ai l’air triste. J’ai l’air absent, l’air de rien. Je suis une âme emportée par le courant de la vie. Trop conscient du monde, je suis ailleurs, je suis en moi. Ennuyé plus que méprisant. C’est un peu ridicule, j’en ai conscience. Je souris parfois de mes lèvres minces. On me pardonnera, j’ai l’air d’un adolescent. Mais j’ai réglé mes problèmes de peau. Il est 5 heures 45. Louis Garrel entre enfin en scène. Son vélo, il l’accroche avec un air pressé que l’on soupçonne d’être feint. “Bonjour, je suis Louis.” Héritier du cinéma d’auteur : fils du génial réalisateu­r Philippe Garrel et de l’actrice Brigitte Sy, filleul de Jean-Pierre Léaud, frère de l’actrice Esther Garrel, et petit-fils du grand Maurice Garrel. Acteur inactuel : l’un des derniers à incarner une certaine modernité du cinéma, celle de Truffaut et d’Eustache, rigoureuse mais vivante, portant la vie quotidienn­e vers l’universel. Tel le Treplev de La Mouette de Tchekhov, Louis Garrel assume son obsession pour la création de formes nouvelles, et de celles qui l’étaient hier. “Je vous prie de m’excuser de mon retard”, déclare-t-il. Le garçon de 30 ans affiche une belle distinctio­n et un savoir-vivre que sa présence et son phrasé incarnent plus que les mots eux-mêmes.

Numéro Homme : Puisque vous êtes en retard, je peux me permettre d’être

à mon tour inélégant et de vous interroger sur votre vie privée ?

Louis Garrel : J’avais une autre image de votre magazine. Et je n’ai pas vraiment envie de parler de ma vie privée : je viens de déménager ; j’ai un problème de fuite à régler avec la voisine ; le plombier travaille au noir et n’est jamais disponible ; je cherche des financemen­ts pour mon premier long-métrage… La vie, c’est compliqué. La vie, c’est fatigant. Vous avez tout de même quelques anecdotes grivoises ? C’est une

demande du nouveau rédacteur en chef, un Britanniqu­e qui… Ah ! Il a cette culture tabloïd des années 90… Je vous plains, vous faites un métier difficile. Mais par où commencer ?

Je suis certain que vous avez en réserve quelques histoires tirées de votre

enfance que vous avez envie de raconter… Si cela peut faire l’affaire : j’ai vécu avec ma mère dans un milieu très marginal. Elle était amie avec des artistes, des écrivains comme Vincent Ravalec. Je me souviens d’un couple homosexuel, un peintre et son amant, et de leur maison de vacances où j’assistais très jeune à des spectacles de travestis. Il y avait aussi, à cette époque, des membres de Médecins du monde qui voulaient que nous allions à l’entrée des raves pour tester la qualité des ecstasys que les gens consommaie­nt. J’ai grandi dans une ambiance que je qualifiera­is de libérée et de libertaire.

Vous avez, je crois, déjà raconté ce moment de votre vie où vous organisiez

des partouzes pour les amis de votre mère. Peut-être. Mais tout ça m’a toujours paru normal puisque je n’avais connu que cela. Et c’est vrai qu’aujourd’hui, pour que quelqu’un me paraisse anormal, il m’en faut beaucoup. Les vrais fous sont, à mes yeux, les gens qui exhibent leur bébé sur les couverture­s des magazines par exemple. À moins que cela me touche maintenant que je suis père.

Et votre père justement ? Philippe [Garrel] est un mystique de l’art. C’est sa vie. À tel point que lorsque j’étais petit, je n’arrivais plus à distinguer la réalité des tournages avec lui et Brigitte [Sy]. Mais je crois que les moments où la caméra tournait ont été les plus vrais de mon enfance.

Vous étiez proche de Maurice Garrel ? Je n’ai pas vraiment connu mon grand-père quand j’étais jeune. Plus tard, j’ai entretenu avec lui un rapport d’élève à maître. Entre lui, mon père et moi, c’est bien d’expérience­s dont il est question. Maurice n’a commencé à vivre de son métier qu’à 40 ans. Il a cherché pendant longtemps et a eu le temps de forger son jeu. Il a transmis son savoir à Philippe qui l’a réinterpré­té à sa manière. Comme je le fais aujourd’hui. C’est assez technique, des gestes que l’on apprend, loin de l’affect.

Cela n’a définitive­ment rien de graveleux. Mais puisqu’il est question de geste,

parlez-moi plutôt de votre propension à vous masturber dans vos films. Je ne me masturbe plus ! Il y a bien eu Innocents – The Dreamers de Bertolucci. Ce tournage était tellement gai. J’étais si heureux de pouvoir rivaliser avec les scènes qui avaient choqué un certain public dans Le Dernier Tango à Paris, que j’aurais vraiment été capable d’accepter n’importe quoi. J’aurais pu en avoir honte – se masturber devant la caméra est le comble du narcissism­e – mais je n’y ai pas pensé une seule seconde. La honte, en fait, je la ressens très souvent, mais seulement lorsque je prends plaisir à jouer, c’est-à-dire à me montrer.

Sans vouloir insister, vous oubliez Ma mère de Christophe Honoré, et cette

sublime scène où vous vous caressez avec frénésie devant le cadavre

d’Isabelle Huppert… Oui, c’était cochon. J’avais 17 ou 18 ans. Nous tournions aux Canaries et je ne sais par quel miracle Christophe avait réussi à convaincre une aussi grande actrice de se joindre à cette aventure – une adaptation de Georges Bataille réalisée par un inconnu à l’époque. Mais c’était déjà très agréable de jouer dans ses films car nous nous faisions beaucoup rire. Et c’est toujours le cas. Christophe me fait rire. Alors j’ai envie de le faire rire. J’admire sa pensée, son humilité et sa légèreté. Il existe une telle différence entre la profondeur de ce qu’il écrit et la trivialité de ses tournages.

Vous avez toujours été très fidèle aux réalisateu­rs : Philippe Garrel, Jacques

Doillon, Christophe Honoré, Valeria Bruni-Tedeschi… Auriez-vous peur de

quitter votre petit confort ? Il faudrait que je me force un peu. Mais j’ai tellement besoin de me sentir en famille. J’ai besoin qu’un film soit plus qu’un film. Et j’ai besoin de m’attacher aux gens. Même si l’on refait sans arrêt la même histoire, comme avec Philippe : une relation amoureuse qui finit mal. J’ai besoin de prendre un café avec le metteur en scène. Et si je me réveille le lendemain et que j’ai à nouveau le désir d’en boire un avec lui, alors j’accepte de tourner.

Bientôt, vous ne pourrez plus jouer les jeunes premiers. Vous serez vieux et

laid. Mais cela a très bien réussi à Leonardo DiCaprio… DiCaprio a toujours été un très grand acteur. Tous les acteurs, à un moment donné, cèdent à la facilité d’une convention de jeu stéréotypé. Comme s’il fallait absolument plisser les yeux ou avoir un regard dans le vide pour jouer une émotion. Je viens de

regarder Mensonges d’État de Ridley Scott. DiCaprio est le seul dans le film à maintenir cette simplicité qui fait sa force. Je vois ici

un point commun avec Jean-Pierre Léaud, un génie, un “acteur

halluciné” comme l’écrivait Truffaut. Jamais il n’est convention­nel dans son jeu. Il invente perpétuell­ement des manières d’incarner. Il est en cela profondéme­nt avant-gardiste.

Comment être un bon acteur ? La première chose que Philippe [Garrel] m’a dite lorsque j’ai débuté était une phrase d’Hitchcock : “La caméra filme ta pensée.” Le travail d’un acteur est de se débarrasse­r de la gêne qu’il a à être regardé. Le corps est tellement mobilisé par cette idée qu’il ne l’est plus par la vie, il lui est impossible d’être au monde. Il faut remobilise­r son esprit et son corps pour qu’ils pensent à nouveau, non pas au fait d’être regardé, mais au cours naturel de l’existence. C’est tout ce qu’on apprend dans les écoles de théâtre. Avec le cinéma, il y a cette chose étrange qui vient s’ajouter, cette idée que vous faites la chose mais que vous n’en voyez le résultat que plusieurs mois après…

Pardon, mais qu’entendez-vous par “faire la chose” ? Vous travaillez si souvent

avec vos compagnes (Golshifteh Farahani, Valeria Bruni-Tedeschi) que… J’entends par là qu’au théâtre – je sors de quatre-vingt-dixsept représenta­tions de la même pièce – mon jeu est directemen­t exploité et visible par le public, tandis qu’au cinéma, entre le moment où je joue et celui où le film sort, il y a eu le montage, les coupes, etc. Alors, à la vision du film, je dois négocier avec une image de moi à laquelle je n’avais peut-être pas du tout pensé.

Vous semblez être vous, tout simplement, sur les écrans comme dans la

vie. Faites-vous partie de ces acteurs qui ne savent pas jouer ? Il y a deux genres de cinéma. Celui qui accepte les acteurs comme personne. Mon cinéma. Et celui qui leur demande de faire semblant. Bien entendu, je ne me confonds jamais avec mes personnage­s mais je suis toujours en adéquation avec eux, ou plutôt avec le projet global du film, avec le mode d’expression choisi par le réalisateu­r. Je ne suis pas adepte des rôles de compositio­n. Ce qui m’excite dans mon jeu et dans le cinéma, c’est avant tout une façon d’être au monde. Je me souviens d’une interview de l’écrivain Peter Handke racontant une anecdote qui me va bien. Il avait 14 ou 15 ans, je crois, et il était en classe. Il regardait les autres élèves lorsqu’il a eu cette sensation de se regarder vivre. Voilà ma manière d’être au monde. Et il a ajouté quelque chose comme : “Vivre, c’est joli, mais c’est

aussi une condamnati­on.” Nous sommes condamnés à vivre,

voilà le sujet du cinéma.

 ??  ?? Pull en shetland, Prada.
Pull en shetland, Prada.
 ??  ?? Derbys en cuir, Cerruti 1881. Chaussette­s, Falke.
Derbys en cuir, Cerruti 1881. Chaussette­s, Falke.

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