Numéro Homme

Le culte du secret

- Par Jacob Sutton, texte Abdellah Taïa

Les années passent. Et je ne sais rien. Comme beaucoup, je tente, j’essaie, j’ouvre une fenêtre, une porte. Je lance un cri. Et je me retrouve là, précisémen­t là : devant ce ciel grand, vaste, infini, ces stars mortes, vivantes, l’écho d’une vie puissante au-delà de moi, de mon corps, de mon souffle, une explosion au tout début qui, à travers mon petit coeur essoufflé, continue son chemin sans me prendre dans ses bras. Je tente de nouveau. Chaque nuit, avant de chercher en vain le sommeil. Chaque matin, en me réveillant surpris : “Je suis encore

vivant !” Chaque fois que je suis saisi de vertige. Je ne sais plus qui je suis. Ce qui me traverse. Ce que je vois. Ce que je ressens. Je dois faire un effort : je me concentre pour retrouver, quelque part dans mon esprit, mon être, les traces de ce secret, qui constituen­t mon identité flottante, les restes d’un programme plus fort que moi, terrible, un mystère absolu. Il y a ce qu’on m’a dit. Une histoire. Une autre. Il y a aussi ce qui s’est fabriqué, à travers les années et les siècles, et qu’on nomme légendes, mythes, religions, histoire. Histoires. Il est impossible de retrouver sa vraie place dans ces structures figées, ces mondes révolus et pourtant encore puissants, tellement puissants. Ces sentiments et ces interrogat­ions ne sont ni abstraits ni prétentieu­x. Ils m’habitent. Même quand je suis certain de la vérité intime que je vis, que je vois, que j’embrasse de tout mon coeur, je continue de trembler et de me dire : “Je ne suis sûr de rien.” Je suis traversé. Voilà. C’est tout. L’amour peut être là, en marche, je le suis, encore, encore un peu, il ne se réalisera pas, je le sais, je le poursuis malgré tout, poussé par je ne sais quelle force obscure je commence à courir après lui. Lui. Qu’il soit amour noble, sexe torride, jalousie verte, désir de possession, de fusion. S’oublier. M’oublier. Ne plus exister. Goûter enfin à la saveur du monde invisible autour de nous, de moi. La révélation arrive. Je prends un stylo. Que faire d’autre ? Je me laisse faire. Je me mets à écrire. Je laisse les esprits me posséder, m’utiliser, me condamner, et j’espère qu’ils m’aimeront un peu, juste un peu. Je ferme les fenêtres. Je tire les rideaux. C’est le noir. Quelque chose sort. S’écrit. Je suis le premier étonné. Je comprends. Je finis par comprendre. Vraiment ? Allongé à même le sol. Il fait froid. Mais j’ai chaud. Je transpire. De partout. Je pense au soleil qui se rapproche. Aux voix que je capte. Les vies d’avant. Le passé en moi. Il y a longtemps, un siècle, trois siècles, ce que j’étais, mon enveloppe, mon nom, mon rang, mon caractère : un guerrier, un traître, un mendiant, un ermite, un renard, un lac. Un dieu ? Une actrice ? Ne riez pas. Aujourd’hui, je crois à tout cela. Je crois qu’il y a d’autres terres, d’autres mondes, d’autres vies. Il n’y a pas que l’homme. C’est évident. Dieu et Allah ont d’autres noms ailleurs. Là-bas que je devine, que je pressens. Il y a. Il y a. Ce n’est ni de la science-fiction ni des poèmes hystérique­s. C’est, pour moi, Marocain de 39 ans, une certitude. Je vois au-delà. Modeste. Je ne peux pas être seulement cet être qui s’appelle Abdellah Taïa et qui vient du Maroc. Tout cela est trop limitatif. C’est une prison. De l’ignorance. J’essaie de me libérer chaque jour. Entrer dans le secret. Les secrets. Toucher de près. Respirer de très près. Mourir. Vivre. Me transforme­r. Dépasser les langues. Les frontières. Revendique­r une autre histoire. Une autre identité. Ne jamais abandonner la peur : c’est elle qui permet de devenir devin, parfois. Oui, parfois. Je ferme les yeux. Je ne dors pas. Le mouvement me prend et m’emmène. Où ? Vers où ? Si seulement je pouvais me souvenir de mes rêves, de la nuit en moi. Si seulement j’avais la capacité d’être un derviche tourneur. Si seulement j’avais quatre yeux, six bras et deux coeurs. Si seulement j’étais sorcier, sorcière. Si seulement j’étais prophète, comme Arthur Rimbaud et Djalal al-Din Rumi. Si seulement je cessais d’être homme. Je voudrais être un ogre : un cannibale. Faire des trous dans ma chair. Boire mon sang. Me manger. En finir avec les troubles. Les basculemen­ts incessants. Sortir de la route. De toutes les routes. Ne plus être malade. Me marier avec le monde. Ce qu’on ne voit pas. Ce que je ne verrai jamais et que, pourtant, j’entends, doux, fort. J’ouvre les yeux. Elle est devant moi. Elle s’appelle Isabelle Adjani. Elle n’est ni française, ni arabe, ni berbère, ni allemande, ni rien de tout cela. Elle vient de cet autre monde. Elle dit que les mots ne sont rien. On la regarde. Je la regarde : c’est l’effroi et l’amour divin à la fois. Le noir et le blanc. Un petit filet de sang. Ange ? Démon ? Mère ? Soeur ? Je ne sais pas pourquoi je suis obsédé par elle. Depuis toujours : depuis ma maison pauvre au Maroc et mes six soeurs autour de moi. Je ne sais pas pourquoi mes pensées finissent toujours par arriver jusqu’à elle. Finissent en elle. Dans ses yeux bleus d’une autre galaxie. Dans sa peau au goût de lait. Je n’en sais rien. Je ferme de nouveau les yeux. Isabelle Adjani est encore là. On n’est plus au XXIe siècle. Mais Isabelle Adjani est toujours vivante. Et moi ?

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