Numéro Homme

Le culte de la vitesse

- Par Jean-baptiste Mondino, texte Oscar Coop-phane

Première chose, absolument, la route.

Je pense souvent à cette histoire que me racontait mon oncle, Dédé. Voilà, Dédé a eu sa première Mobylette le jour de ses 15 ans. Une BB sport flambant neuve – marron je crois, mais là, c’est peut-être mon imaginatio­n qui divague. Dédé, fier comme un âne, enfourche la mob et fait le tour de Bougival, autant qu’il peut, dans un sens puis dans l’autre, à toute berzingue, devant les Abribus et les baraques des copains. Il est fier, il se pavane. Finalement, il rentre. Là, absorbé par les perspectiv­es d’une vie nouvelle, il rencontre un ami de son père. Le vieil homme – j’ai oublié son nom – était aviateur dans la Royal Air Force, Spitfire et tout le toutim. Et cet homme-là, qui a fait frémir les plus grands avions de guerre, qui roulait bien entendu en Aston, regarde la mob de Dédé et lui dit tout bas, comme une confession impossible, qu’il a piloté à peu près tout ce qui roule, qui vole ou qui glisse dans sa vie, mais qu’il ne s’est jamais senti aussi libre que le jour où il a conduit sa première Mobylette. J’ai vécu cela aussi avec mon Scoopy – un petit morceau de plastoc rouge acheté sur eBay. Je suis allé le chercher avant l’école, un samedi matin. Il faisait beau, les rues étaient calmes, bien entendu. J’ai retrouvé le vendeur et je suis parti, avec mon petit casque tout neuf, sur ma première mob. Je n’aurais jamais cru pouvoir franchir la Seine aussi vite, voir défiler les boulevards et les impasses comme un décor en papier froissé – le bitume que l’on effleure, le vent qui pique les pupilles – tout cela, cette liberté enfin retrouvée, puisque je peux aller au bout du monde sur mon bon Scoopy Honda SH 50. Alors bien sûr, je n’ai jamais volé en Spitfire, mais ma première moto ne m’a pas procuré une seule goutte de cette sensation-là – en Scoopy, je coupais l’univers plus vite que je n’aurais jamais osé le croire. La vitesse m’évoque cela avant toute chose, le petit moteur bridé du Scoopy, ses nuages mauves de tondeuse à gazon, la poignée que l’on serre, à fond, puisqu’on n’a rien à perdre, qu’on n’en a rien à foutre. La vie est plus forte en mob, on traverse la ville comme une ombre, on pétarade, le coeur bien en poche. Parfois, il n’est pas besoin de route ou de bécane. Je pense à ces vies menées à toute blinde, non pas la valse des noceurs, mais la danse effrénée de quelques comètes qui ont déjà filé. Une copine me racontait l’histoire d’un garçon qu’elle avait connu, avec qui, je crois, elle avait eu une aventure. On peut l’appeler Tim ; ça lui va en quelque sorte. Quand il avait 11 ans, ses parents sont morts dans un accident romantique, de la tôle froissée sur une route américaine. Tim est placé à Hollywood, chez la tante qui n’en a pas grand-chose à foutre. À 12 ans, il se taille à l’anglaise, trimbale son petit corps de môme dans les gares routières, arrive à New York, se came à outrance, l’héroïne et la vie qui va avec. Un soir – il a 13 ans –, il s’endort, éthéré, sous un porche d’immeuble. Un type l’enjambe avec cette attitude particuliè­re que l’on a à l’égard des vagabonds, quelque chose où se mêlent le dégoût et la pitié. Et puis, au moment où il passe, il regarde son visage. Tim est beau, d’une manière absolument frappante. Il le fait monter chez lui, le lave, le soigne et le borde. À 13 balais, Tim vit son premier sevrage d’héroïne, son premier sauvetage. Quelques mois plus tard, il est guéri ; le type qui l’a recueilli est photograph­e – il le fait travailler. Tim devient la coqueluche – le jeune éphèbe – d’une bande de photograph­es new-yorkais. Il flirte dans leurs endroits, bosse avec eux, se défonce calmement, comme on peut le faire dans la mode, cocaïne et vin pétillant. À 18 ans, il touche l’héritage de sa mère. Sans prévenir, il achète trois malles en cuir et se barre en Europe. On l’a retrouvé, quelques semaines plus tard, mort, aiguille au bras, dans un squat un peu jaune des rues de Barcelone. Il y a des types comme ça, qui sont peut-être faits pour vivre comme des comètes. Tim, c’est Rigaut, c’est Radiguet. Il avait cette vitesse tatouée dans la chair – il avait aussi, je crois, cette grâce si rare, si puissante, qu’il n’aurait pas pu en être autrement. La vitesse ça se cultive, ça s’apprend et ça se lance, comme un pavé dans une vitrine. Ça pète, ça craque et ça casse des gueules.

Mort aux lents, il y a urgence.

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