Numéro Homme

La tête dans les nuages.

Il a inventé un son unique et aussi personnel qu’une signature. Découvert par Kanye West, Travis Scott compte aujourd’hui parmi les rappeurs et producteur­s les plus respectés de son temps, tant pour les beats ravageurs qu’il offre à Rihanna et consorts, q

- par Olivier Joyard, portraits Nick Knight

Il a inventé un son unique et aussi personnel qu’une signature. Découvert par Kanye West, Travis Scott compte aujourd’hui parmi les rappeurs et producteur­s les plus respectés de son temps, tant pour les beats ravageurs qu’il offre à Rihanna et consorts, que pour ses propres albums, arty et taillés au millimètre. Malgré son train de vie royal, entre jet privé et villa à Los Angeles, le natif du Texas reste focalisé sur son but : rafler des Grammy Awards, et affirmer son empreinte sur son époque, entre création de son propre label, maîtrise de son image et direction artistique de clips. Par Olivier Joyard, portraits Nick Knight

Dans une rue banale de West Hollywood, quartier de Los Angeles collé à Beverly Hills mais loin de ses fastes décadents, se niche le repaire du roi du hip- hop en devenir. Dans sa grande maison qui laisse entrer la lumière, Travis Scott a installé son monde d’ex- gamin de Missouri City, une banlieue classe moyenne de Houston. On trouve un tapis à l’effigie du groupe de metal anglais Black Sabbath, un jeu vidéo d’arcade datant des années 90, quelques souvenirs de sa collaborat­ion avec la marque BAPE. Une certaine idée de l’épure. Sur la table, autour de laquelle trois de ses collaborat­eurs écoutent religieuse­ment le dernier album de Migos, un cendrier Hermès accueille les restes de cigarettes au contenu disponible sur prescripti­on médicale ici en Californie… L’hôte nous reçoit avec l’une d’elles entre les doigts et des pantoufles fourrées Gucci aux pieds. Ces apparats ne masquent pas l’essentiel : Travis Scott a bientôt 25 ans et déjà une crédibilit­é maximale. Ses deux albums ( Rodeo, en 2015, et Birds in the Trap Sing McKnight, en 2016) ont imposé sa patte hypnotique, angoissée, inspirée de la trap [ rap issu du Sud des États- Unis] mais fondamenta­lement affranchie. Son duo avec Kendrick Lamar, le single Goosebumps, a plané sur l’automne dernier. En tant que producteur et/ou rappeur, son nom a été associé à Kid Cudi, Rihanna, Kanye West, Young Thug, Jay Z, Andre 3000, Cassie et beaucoup d’autres. Il y a un an ou deux, Travis Scott était encore un prodige pour spécialist­es. Plus de trois millions de personnes le suivent aujourd’hui sur Instagram.

Travis Scott a tout pour être arrogant, mais il se pourrait bien que ce ne soit pas dans sa nature, malgré ce que laissent croire ses clips et les paroles de ses chansons à base de sexe et de drogue. Avachi à côté de nous, Jacques Webster (selon l’état civil) triture son briquet un peu nerveuseme­nt avant de répondre à nos questions. Il paraît à la fois détaché au dernier degré et ultra- concentré, une attitude aussi déstabilis­ante qu’attachante. En cette fin janvier, il profite de ses derniers instants au calme avant de lancer une tournée qui lui prendra l’essentiel des prochains mois. Une autre est prévue l’été prochain avec l’excellent Kendrick Lamar. Un album est aussi en préparatio­n.

La force de travail de Travis Scott et son besoin de sommeil minimal sont légendaire­s pour ses proches. “Ma vie va tellement vite, murmure-t- il. J’en parlais au patron de mon label l’autre jour : ça fait déjà six ans que je suis installé à Los Angeles. J’ai l’impression que deux ans seulement ont passé. Ça a été un ride de fou, et ce n’est pas terminé. J’ai atteint certains de mes buts, pas tous. À 15 ans, je pensais déjà au succès, et il est arrivé, même si, musicaleme­nt, j’aimerais être plus avancé que je ne le suis. Le stade supérieur de la reconnaiss­ance viendra avec l’excellence. Si on est un joueur de basket NBA, on essaie de gagner une bague de champion. Moi, je veux des Grammy Awards

[équivalent des oscars pour la musique]. Il faut juste que je bosse davantage pour toucher le plus de monde possible.”

Travis Scott parle avec l’aplomb d’un vétéran. Son éclosion reste malgré tout récente et construite pour durer. Cet enfant de 1992 a quitté sa région d’origine à 19 ans. Installé quelques mois à New York sans contacts réels après un passage furtif par la fac à Austin, il se pose sous les palmiers parfois cruels de Los Angeles. Beaucoup se sont noyés dans leurs illusions. Pas lui. Son adolescenc­e passée à façonner des sons avec quelques complices lâchés en route va enfin payer : le rappeur d’Atlanta T. I. lui propose de travailler avec lui après avoir flashé sur l’un de ses morceaux, lui offrant une incroyable carte de visite. C’est le premier étage de la fusée. Le deuxième étage possède une autre stature. Cette fois, c’est la superstar Kanye West qui offre à Travis Scott, dès leur premier rendez-vous, un taco immangeabl­e et, accessoire­ment, une place de producteur et de rappeur sur une compilatio­n qu’il est en train de mettre en place pour son label GOOD Music, Cruel Summer. Nous sommes en 2012. Depuis un an, Scott consacre déjà une partie de son temps à une mixtape, qui sortira sous une autre version en 2013 : Owl Pharaoh. Il ne regardera plus en arrière. “Kanye, c’est mon pote. Ce qu’il fait est dingue. Je l’ai écouté dès le lycée. J’ai compris comment produire des chansons en regardant des vidéos de son travail en studio. J’ai mis la tête dans mon ordinateur à longueur de journée grâce à lui. Quand j’ai eu la chance de le rencontrer, j’étais hyper nerveux. Je lui ai fait écouter ma musique et il a trouvé ça mortel. Au bout de deux semaines, il m’a envoyé un mail et je me suis retrouvé à déménager à Paris pour participer à son album Yeezus. J’ai beaucoup appris.”

L’anecdote est véridique. Pendant quatre mois, en 2013, Travis Scott a fait partie d’une bande de producteur­s et de beatmakers installés entre les Studios de la Seine, dans le XIIe arrondisse­ment de la capitale, et l’hôtel particulie­r soi- disant confidenti­el de la place de la Madeleine devenu célèbre après le saucissonn­age de Kim Kardashian West – Kanye West y a enregistré les voix de l’album. Avec The Weeknd et les membres de Daft Punk, notamment, Travis Scott touche pour la première fois à la réalité de la production ultra-fouillée de son mentor, où deux jours sont parfois nécessaire­s pour imaginer la rythmique d’un morceau. Une cinquantai­ne de titres sortent des sessions expériment­ales de Yeezus et dix sont retenus pour l’album. Suite à cette expérience, Scott se partage entre la production pour d’autres et ses morceaux personnels, cherchant à imposer un style à travers Days Before

Rodeo et Rodeo, en 2014. “Tout le monde me disait que j’avais le même son que Kanye, je détestais ça au début. Je voulais ma propre vibe, même si je savais qu’il pouvait m’influencer. Je pense que j’y suis arrivé.” Alors que le système du hip- hop favorise les collaborat­ions, rendant parfois difficile l’affirmatio­n d’une identité vraiment personnell­e, Travis Scott assume parfaiteme­nt son côté touche-à-tout, refusant de tracer une frontière claire entre son activité de producteur et celle d’artiste solo. “Toutes ces choses font partie d’un même magma. Quand j’ai commencé dans le game, je fabriquais mes

beats tout seul et je rappais dessus. En fait, je n’ai pas réellement changé d’approche, sauf exception. Je ne fais pas de la musique en pensant à d’autres : je crée d’abord mes sons et ensuite, éventuelle­ment, je trouve la personne qui a la bonne vibe si je pense qu’elle peut apporter quelque chose. Autrement, je garde le morceau pour moi.”

Travis Scott ne veut pas être un talent à vendre mais un créateur, nuance importante dans un milieu où les guerres d’ego comptent parfois plus que la réalité des production­s. Il a su se faire une place en or tout en restant centré sur ses désirs débordants.

La planète a dansé grâce à lui sur le Bitch Better Have

My Money de Rihanna (elle fut, paraît- il, sa petite amie, ce qui lui valut quelques bisbilles avec Drake et Chris Brown) en 2015. “J’ai aussi bossé avec elle sur les

chansons Woo et Pose”, précise l’intéressé, comme pour rappeler qu’il n’est pas là pour épater la galerie. À un moment de sa carrière, Scott refusait même l’exposition, sortait en public en masquant son visage. “Je continue parfois. Je ne me cache pas, je me protège. D’abord parce que ma vie est un peu folle – je travaille beaucoup –, mais aussi parce que j’ai envie que l’attention reste sur ma musique. Je ne veux rien détériorer ni me faire mousser à cause de choses qui n’ont rien à voir. On s’en branle de tout le reste, tu vois ?”

Quand Scott accepte d’évoquer son quotidien et son intimité, c’est pour s’autodécrir­e en bouddha hip- hop fixé sur son travail, même si ses interventi­ons sur les réseaux sociaux prouvent qu’il n’oublie pas de faire la fête comme tout le monde – voire un peu plus. “Une journée typique, pour moi, c’est d’abord me réveiller et faire couler la douche pendant genre… deux heures. Je m’assieds dans la salle de bains et je regarde mon téléphone. Je réfléchis à un agenda mental pour la journée depuis que j’ai 10 ans. Je me donne des buts en permanence. Puis j’attends que ça vienne. Je ne m’oblige pas à sortir un son par jour. Par contre, j’écoute des tonnes de morceaux. Ensuite, je fais en sorte que ce que je crée ne m’échappe pas : j’ai toujours un peu peur que des

vibes se perdent dans la nature ou que d’autres aient la même idée. Si c’est le cas, je pars sur autre chose.” Avec lui, le hip- hop est un art éphémère et aléatoire. Sa créativité reste un mystère, y compris à ses propres yeux. “Quand je fais mes beats, je ne sais pas vraiment comment ils sortent. Ça peut commencer avec un son, une boucle ou une percussion, c’est différent à chaque fois.”

Quand on lui parle de style musical, pourtant, le discours de Travis Scott se fait plus précis, vif,

habité. “Aujourd’hui, le credo c’est d’être personnel à tout prix. Les meilleurs artistes montrent leur personnali­té. Plus la personne est cool, plus la musique est cool. Le niveau est super élevé. Des chansons comme Black Beatles, de Rae Sremmurd, se classent en haut des charts. C’est arty et ça cartonne. Pour moi, voilà un shift majeur. On ne dit plus que seule la musique classique compte comme de la bonne musique. Que l’on fasse de la trap ou autre chose, il faut pousser le son le plus loin possible et en même temps, le rendre simple et évident. C’est la musique d’aujourd’hui, celle que je cherche. Je commence en général avec des sons basiques que j’étoffe. Cela donne une forme plus ample et sophistiqu­ée. Les beats simples peuvent devenir les plus extrêmes, je ne comprenais pas ça à mes débuts, c’était mon problème. Il fallait que j’épure tout car mon esprit partait dans tous les sens. Maintenant, je fais le contraire : je commence dans l’épure et je rajoute des couches de matière.”

Le manifeste esthétique de Travis Scott fascine. On comprend qu’il cherche à se démarquer des étiquettes. Comme Kid Cudi, l’une de ses grandes inspiratio­ns, il refuse qu’on l’appelle “un rappeur”. “C’est quoi un rappeur, putain ? Je ne sais pas. Un chanteur ou une chanteuse de country, ça ne veut rien dire non plus. Personne n’est chanteur de country, sauf s’il a envie de s’enfermer dans une définition. Moi, je chante, je rappe, je fais des beats, je réalise parfois des vidéos. Les étique ttes m’emmerdent. Parce qu’au bout d’un moment, on en arrive toujours aux mêmes clichés : le rap, c’est pour les démons, tandis que la pop serait plus safe. Mais pourquoi ? Pourquoi le rap ne serait- il pas safe ? Pourquoi une chanson de 21 Savage ne serait- elle pas safe ? Pour moi, la question se situe ailleurs. On fait de la musique pour le temps présent ou on n’en fait pas.”

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