Numéro Homme

Le dernier des Mohicans.

À 71 ans, l’iconique chanteur Christophe a délaissé depuis longtemps les couleurs acidulées des sixties pour se livrer à des exploratio­ns sonores audacieuse­s. Une profondeur que le maître à penser des jeunes musiciens français travaille la nuit, dans ses

- propos recueillis par Christophe Conte, portraits Pierre- Ange Carlotti

À 71 ans, l’iconique chanteur Christophe a délaissé depuis longtemps les couleurs acidulées des sixties pour se livrer à des exploratio­ns sonores audacieuse­s. Une profondeur que le maître à penser des jeunes musiciens français travaille la nuit, dans ses sessions de lecture et d’écriture édifiantes. Propos recueillis par Christophe Conte, portraits Pierre-Ange Carlotti

Daniel Bevilacqua est né en 1945 à Juvisy- sur- Orge, mais depuis qu’il est devenu Christophe, le chanteur, il n’a plus vraiment d’âge. Quand les autres vedettes yé-yé usent leurs dernières forces dans des tournées tiroir- caisse ou des croisières nostalgiqu­es, lui persiste à s’enfermer jusqu’à pas d’heure dans son appartemen­t/musée/studio de Montparnas­se à la recherche d’un son, d’un mot bleu ou incandesce­nt, parfois pour une seule seconde de grâce. Depuis

Aline, il y a plus de cinquante ans, l’ironie joueuse des anagrammes a fait de lui un “Alien” impossible à cerner, un véritable mutant futuriste et sensible, un beau bizarre dont les derniers albums envoûtent autant que ses grands chefs- d’oeuvre baroques des années 70. Pour avoir alterné depuis plus de cinquante ans succès fous et disques dingues, déraisonna­bles, Christophe cultive l’oxymore ultime d’être un chanteur populaire d’avant- garde, un collection­neur de juke- box qui a rempli ceux de plusieurs génération­s tout en attirant à lui les chercheurs de sons et de frissons les plus exigeants de la planète. Son dernier album, Les Vestiges

du chaos, est un autre de ces travelling­s sonores en Cinémascop­e mis en scène par cet amateur de bobines 35 mm qui n’a jamais cessé de se faire des films. On y croise le fantôme de Lou Reed, les dernières convulsion­s d’Alan Vega, la voix capiteuse d’Anna Mouglalis et même le revenant Jean- Michel Jarre, qui en a trouvé le titre. C’est dans les vestiges de son chaos personnel, au milieu de ses objets fous, des portraits de Bowie, de Bashung ou de Bogart, parmi la jungle électroniq­ue qui lui sert de cockpit et autour de l’immuable table de poker, que Christophe nous a reçus.

Numéro Homme : Dans la chanson d’ouverture de votre dernier album, vous dites être “le plus

embrasé que la terre ait porté”. Ça signifie quoi, “être embrasé” ?

Christophe : Ça signifie que je suis le plus passionné. Je suis sur ma route, personne ne va me déranger. Quand j’avais 20 ans, je traînais déjà dans les magasins de musique de Pigalle pour tester les derniers instrument­s. Demain, j’ai encore rendez-vous là- bas pour essayer un Moog. Tant que je serai debout, je me réveillera­i avec cette passion, cette envie de tracer la route, de chercher l’embrasemen­t. Vous avez mis pas mal d’années à faire votre album, c’est un embrasemen­t qui se consume lentement… Je ne cherche pas à faire des disques, je cherche à faire des sons. Bien sûr, à l’arrivée il y a un album, mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est de faire du son. Je suis comme un peintre à la recherche d’une nouvelle couleur, d’un nouveau style qui va se différenci­er de la période précédente. J’ai commencé cet album il y a cinq ans. Depuis, j’ai trouvé de nouvelles matières, j’ai quatre titres qui correspond­ent à une prochaine phase. Les Vestiges du chaos, c’était un titre qui signifiait qu’on était dans des choses passées, d’où l’idée de vestiges. Une fois débarrassé de ça, je suis déjà ailleurs.

L’emploi du mot “chaos”, à la période où l’album est sorti, dans le chaos ambiant, on est forcément tenté de faire le lien.

Je ne suis pas imperméabl­e à ce qui m’entoure, c’est vrai qu’il y avait cette impression de chaos au moment de la sortie, mais c’est avant tout de mon propre chaos dont je parle. Je suis décalé par rapport au monde, j’observe les choses à distance, même la politique. Ceci dit, je vais peut- être aller voter pour la première fois de ma vie, mais je voterai blanc, on ne peut pas attendre autre chose de ma part. Je suis un joueur de poker, j’ai de l’instinct et une certaine pratique des mecs qui bluffent, et dans la politique, je ne peux pas m’empêcher de ne voir que ça. Les gens qui m’impression­nent toujours, ce sont les inventeurs. Quand je mets mon linge dans ma machine à laver, je suis émerveillé par cette invention, je pense au mec qui a trouvé ça, alors que la plupart des gens n’y pensent même pas quand il font leur lessive, c’est naturel pour eux qu’une telle chose existe.

Vous êtes en train d’écrire votre autobiogra­phie. À quoi va-t- elle ressembler ?

C’est quelque chose que je ne voulais pas faire au départ, puis j’ai rencontré une éditrice de Flammarion qui m’a convaincu de me lancer. Elle avait une voix très douce, elle présentait les choses de manière tellement feutrée que j’ai fini par dire oui. J’écris des choses au fil du temps – avec l’aide d’une fille qui note tout lorsqu’on est ensemble – et là, je suis monté jusqu’à 500 pages, donc il fallait que je réduise. Il y a des filles qui viennent chez moi pour me lire des livres que j’ai en retard. Du coup, j’ai demandé à l’une d’elles de me lire mon autobiogra­phie à haute voix, comme ça je me rends mieux compte de ce qu’il faut supprimer. Ça a duré toute la nuit, et à la sortie, il ne restait plus qu’une centaine de pages.

J’ai bien entendu ? Vous vous faites lire des livres par des filles ?

Oui, parce que j’ai beaucoup de livres que j’ai envie de lire depuis longtemps, comme Tendre est la

nuit par exemple, que je n’ai toujours pas lu. Je suis hypermétro­pe et je dois tout le temps garder mes lunettes, ce qui m’empêche de lire, mais je préfère qu’on me lise des livres à moi seul plutôt qu’écouter un livre audio standard. J’achète des livres, je suis un collection­neur, je collection­ne beaucoup de choses, notamment les beaux livres. J’essaie toujours d’avoir le numéro un du premier tirage, je suis un fétichiste, pour ça comme pour le reste.

Vous avez une assez bonne mémoire pour écrire les vôtres ?

Ce n’est pas vraiment une question de mémoire, c’est simplement que je n’aime pas regarder en arrière, et pour une autobiogra­phie, c’est un handicap. Heureuseme­nt, partout où je me déplace, il y a toujours des gens qui viennent me voir pour me rappeler tel ou tel souvenir. Certains me parlent de mes débuts, quand je faisais du blues, il y a en pas mal qui se souviennen­t de choses que j’ai complèteme­nt oubliées. Grâce à ces gens, surtout les plus vieux, je remonte le cours du temps, ce que je ne fais jamais par moi- même. Le livre sera surtout une succession de flashs, je ne veux pas que ce soit trop linéaire, parce que je n’ai pas une vie linéaire.

Sur la fameuse photo de Salut les copains prise par Jean- Marie Périer en 1966, on sent déjà que vous êtes à part, que vous avez du mal à vous fondre dans cette génération yé-yé.

Ah ! oui, tu as ressenti ça ? Eh bien, c’est vrai, je n’avais pas du tout envie de faire cette photo. C’est mon label, AZ, qui m’y a poussé alors que j’aimais bien garder mes distances. Sur la photo, ce n’est pas voulu mais je suis à l’écart, un peu comme aujourd’hui, où je reste encore à l’écart. Les journaux de l’époque n’en avaient que pour Johnny, Sylvie et Françoise Hardy, et moi je ne traînais pas avec eux. J’étais déjà un solitaire. À l’époque, ça ne plaisait pas beaucoup aux journaux, qui ne savaient pas trop quoi faire de moi. J’en ai accepté quand même pas mal, j’ai joué le jeu, mais il fallait toujours me tirer de mon lit. Aujourd’hui, ce sont les médias qui viennent à moi, ils perçoivent mieux qui je suis.

Vous fréquentie­z qui à l’époque des yé-yé ?

Le seul que j’admirais vraiment, c’était Dutronc. Lui seul arrivait, pour moi, à rivaliser avec les groupes de rhythm and blues anglais que j’admirais. J’aime aussi ce qu’il est, on s’est croisés de temps en temps mais on ne se connaît pas très bien. J’aimais bien aussi Dick Rivers. Oh Lady ! des Chats Sauvages, c’est du

“Il y a des filles qui viennent chez moi pour me lire des livres que j’ai en retard. J’ai demandé à l’une d’elles de me lire mon autobiogra­phie à haute voix. Ça a duré toute la nuit. Je n’ai gardé qu’une centaine de pages sur les 500 du départ.”

“J’ai toujours aimé la musique arabe. Quand j’avais 12 ans, je captais les radios du Maghreb sur mon poste à galène. J’entendais le Coran en boucle, mais je ne savais pas ce que c’était. J’aimais m’endormir en écoutant ça.”

Alan Vega avant l’heure. Johnny, c’était pas ma came, parce que moi je venais d’Elvis, tu vois ? J’aimais bien certains trucs d’Eddy Mitchell, on s’est bien connus après, dans les années 70. Avec Polnareff, on s’est croisés quelquefoi­s, mais humainemen­t on n’était pas raccords. J’adore Le Bal des Laze, je serais bien allé le voir en concert récemment rien que pour entendre cette chanson. Finalement, j’ai renoncé à y aller. Quand on me compare à Polnareff, ça n’a rien à voir, musicaleme­nt on n’a rien en commun selon moi.

Vous jouez toujours Aline sur scène, c’est votre chanson talisman ?

C’est étrange que l’on me demande toujours si j’en ai marre de la jouer. Bien sûr que non ! Tous les bluesmen font ça. John Lee Hooker a chanté Shake It Baby pendant quarante ans, et pour moi, Aline c’est la même chose, ça reste l’une de mes chansons préférées parce qu’elle m’a tout apporté. Je serais ingrat de renier ça.

Comment se sont passées les retrouvail­les avec Jean- Michel Jarre, qui a écrit un texte des Vestiges du chaos plus de quarante ans après votre dernière collaborat­ion ?

C’est surtout venu de Jean- Michel, pour tout dire. Il a commencé par me demander de chanter sur une chanson de son album. On a d’ailleurs fait la voix dans la nuit du 13 novembre, le jour des attentats, et comme on était enfermés à travailler, on n’a su que le lendemain midi ce qui s’était passé. Après avoir appris qu’on avait retravaill­é ensemble, ma maison de disques m’a dit que ce serait génial qu’on refasse quelque chose pour mon album. Je lui ai finalement demandé. Je crois qu’il aurait aimé faire tout l’album, mais j’avais juste besoin de compléter un texte en partie déjà écrit. Il a accepté de le faire et ça a donné Les Vestiges du chaos, ça s’est arrêté là.

Vous êtes souvent au Maroc, à Tanger. D’où vous est venue cette attirance ?

Déjà, j’ai toujours aimé la musique arabe. Quand j’avais 12 ans, j’étais en pension à Montlhéry, j’avais juste un poste à galène qui me reliait au monde extérieur. Je me branchais sur les ondes moyennes et j’écoutais les radios du Maghreb. J’entendais le Coran en boucle, mais je ne savais pas ce que c’était, je pensais que c’était un super chanteur arabe dans une forme de musique inconnue. J’aimais m’endormir en écoutant ça. Je suis souvent allé au Maroc par la suite, en Tunisie également, jamais en Algérie, où je rêve d’aller un jour. Je me suis toujours promis d’habiter en partie Tanger, et c’est ce qui a fini par arriver. Je suis heureux là- bas, je me sens chez moi. Les voyages, ne rien faire, si je pouvais je me laisserais vivre comme ça. J’admire la vie que mène Antoine, j’ai même acheté un de ses livres, alors que dans les années 60, on ne s’appréciait pas beaucoup. Maintenant, il m’arrive de l’envier, il a quand même une vie incroyable.

Vous travaillez actuelleme­nt à un album de duos après avoir longtemps refusé de le faire. Qu’est- ce qui a fini par vous convaincre ?

C’est vrai que je me suis battu contre Pascal Nègre à l’époque, parce qu’il voulait me forcer à enregistre­r un disque de duos avec des gens que je n’aimais pas forcément. Quand l’idée est réapparue, les choses avaient un peu changé. J’étais devenu assez proche de Lou Reed, que je voyais souvent quand il venait à Paris, et je me disais que rien que pour pouvoir chanter avec lui, ça valait le coup de faire un disque de duos. Malheureus­ement, il est mort avant que le projet ne prenne forme. Pareil pour Alan Vega, avec qui j’ai déjà fait pas mal de choses mais qui a disparu, lui aussi. Il en reste d’autres, des filles notamment. J’ai rencontré Norah Jones, je travaille sur un morceau avec Laetitia Casta. De toute façon, tous les morceaux sont réinventés, retravaill­és, c’est ce qui me plaît avant tout dans ce projet.

Vous avez 71 ans. Vous pensez à la mort, parfois ?

Pas vraiment, je suis trop occupé à penser à autre chose, à mes concerts, à mes morceaux, aux balades que je vais pouvoir faire, aux choses que je vais découvrir. J’espère que ça va m’arriver d’un coup, comme ça, sans prévenir.

Vous êtes croyant ?

Non. Quand j’étais petit, je croyais, j’ai fait ma communion et tout ça, mais en grandissan­t je m’en suis éloigné. J’ai du mal à m’accrocher à quelquecho­se que je ne vois pas, dont je ne sais pas si ça existe ou pas, alors, dans le doute, je préfère ne pas croire. Mais ça m’arrivera peut- être de croire à nouveau. Regarde Antoine, je ne pouvais pas le blairer, maintenant j’achète ses livres. ( Rires.)

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