Numéro Homme

Le bienveilla­nt.

Le son est pour lui une matière vivante, qui imprègne notre époque. Fasciné par cette plasticité, Xavier Veilhan rendait hommage en 2015 aux plus grands producteur­s de musique. L’artiste français poursuit sa démarche cette année en transforma­nt le pavillo

- par Christophe Conte, portraits Pierre Even

Le son est pour lui une matière vivante, qui imprègne notre époque. Fasciné par cette plasticité, Xavier Veilhan rendait hommage en 2015 aux plus grands producteur­s de musique. L’artiste français poursuit sa démarche cette année en transforma­nt le pavillon français de la Biennale de Venise en installati­on sonore à laquelle contribuer­ont Nicolas Godin, Sébastien Tellier et d’autres. Rencontre dans son atelier parisien. Par Christophe Conte, portraits Pierre Even

Les illuminati­ons frappent souvent par surprise, et

les révélation­s qui en découlent prennent parfois un tour encore plus imprévu. Xavier Veilhan a ainsi tout juste 10 ans lorsqu’il reçoit, via le Noël de l’entreprise de son père, l’album Hello ! de Status Quo, sorti en cette fin d’année 1973. Sur la pochette, le quatuor anglais est représenté saluant comme à la fin d’un concert, sous la forme de silhouette­s légèrement gaufrées, en noir sur fond gris. Ce n’est pas l’artwork ( ni l’album) le plus remarquabl­e de l’histoire du rock, mais pour le jeune Xavier il aura suffi à éveiller, allez savoir pourquoi, le goût de longues fiançaille­s entre musique et arts visuels, rencontres dont il deviendra l’un des principaux entremette­urs. Plus de quarante ans après son émerveille­ment devant la pochette de Status Quo, c’est lui qui a donc été choisi pour représente­r la France à la 57e Biennale de Venise, en mai prochain, avec notamment Christian Marclay pour commissair­e, l’autre grand plasticien contempora­in qui a choisi la musique comme fétiche et comme matériau d’exploratio­ns sensoriell­es. L’occasion était trop belle. Veilhan a donc décidé de mettre la musique à l’honneur tout au long des six mois que dure la Biennale, en créant une impression­nante structure troglodyte qui comprend un studio d’enregistre­ment, baptisé Studio Venezia. Celui- ci accueiller­a des musiciens invités à jouer, créer, enregistre­r en groupe ou en solo, puis à emporter une trace de leur passage sous forme de disques durs pour faire vivre ailleurs que dans le cocon vénitien le fruit de ces heures de recherche et d’amusement.

Nicolas Godin du duo Air, Flavien Berger, Romain

Turzi, Chloé Thévenin, Jonathan Fitoussi, Étienne Jaumet, Sébastien Tellier ou encore Alexandre Desplat figurent parmi ceux que Xavier Veilhan a conviés à un dîner un soir d’automne dans son atelier- studio du XXe arrondisse­ment pour leur faire part de son souhait de les embarquer avec lui dans sa drôle de capsule

Merzbau Musical, ainsi nommée en hommage au dadaïste Kurt Schwitters. Tous possèdent un lien plus ou moins visible avec l’artiste, soit parce qu’ils ont déjà travaillé avec lui comme Air ( la pochette de leur album

Pocket Symphony était signée Veilhan) ou Tellier, soit parce que leur travail résonne – voire raisonne –

en harmonie télépathiq­ue avec le sien. On s’amusera à y voir une forme de déterminis­me du nom de famille, puisque tous louent la bienveilla­nce de Xavier à leur égard, et pour les moins connus d’entre eux l’occasion qu’il leur a offerte de profiter de sa notoriété internatio­nale dans un projet collectif, qui tient du miracle. Hormis le fantasque Sébastien Tellier ou le hollywoodi­en Alexandre Desplat, il faut dire que la plupart de ces musiciens choisis pour l’expérience sont plus volontiers des hommes et des femmes de l’ombre, des trafiquant­s du home studio, producteur­s et metteurs en sons parmi les plus doués de leur époque. À ce titre, ils sont particuliè­rement sensibles à la démarche de Veilhan. Dans sa recherche autour de la musique, l’artiste préfère mettre en lumière les artisans sonores plutôt

que les superstars étoilées. “Ce projet de Venise, confirme-t- il, est basé sur ma fascinatio­n pour certaines tendances architectu­rales et pour l’univers de ce qui est lié au son en architectu­re et en design, depuis la forme d’un micro jusqu’à celles d’un haut- parleur ou d’un piano. La structure que j’ai imaginée possède un langage formel qui emprunte à la fois aux studios d’enregistre­ment des années 70 et à celui des architecte­s post- modernes de la même époque, tel le Frank Gehry des débuts. Le studio est devenu un instrument à part entière à partir des années 50, et il traverse aujourd’hui l’ère numérique avec de nouvelles possibilit­és qui entraînent presque sa disparitio­n. Comme la Biennale dure six mois, je voulais aussi utiliser cette temporalit­é sur toute sa durée pour suggérer cette mythologie des enregistre­ments qui se déroulaien­t sur un temps long.” Avant même qu’on ait eu le temps de lui poser la question, Xavier Veilhan évoque, à travers cette installati­on monumental­e, le prolongeme­nt de sa fameuse série de 2015 mettant les producteur­s à l’honneur. Après avoir célébré ses maîtres architecte­s à Versailles six ans plus tôt, le plasticien inaugurait pour une exposition à New York un nouvel inventaire personnel en créant des sculptures de grands producteur­s d’après des scans en 3D, nécessitan­t donc la présence des modèles – ce qui éliminait les morts mais offrait une occasion de rencontrer ces autres architecte­s de l’invisible. “Les producteur­s sont vraiment dans l’ombre alors que leur travail est dans la lumière, c’est ce qui m’intéresse. Pour certains, leur empreinte est tellement forte que c’est comme s’ils avaient inventé une couleur ou une texture, quelque chose que les gens n’arrivent pas à définir mais dans laquelle ils ont baigné. Ce pouvoir d’imprégnati­on de la société m’intéresse beaucoup.” Une vingtaine de producteur­s se sont ainsi prêtés à leur immortalis­ation en résine, bois ou aluminium, et ce carré VIP de la mythologie des studios a de quoi donner le tournis. Du vétéran Quincy Jones aux plus jeunes Philippe Zdar ou Nigel Godrich, on retrouve à travers ces fétiches la plupart des cerveaux qui ont façonné la musique pop depuis son avènement au milieu du siècle dernier. Le sorcier jamaïcain Lee Scratch Perry, le paysagiste de l’ambient Brian Eno, le confesseur des dernières volontés de Johnny Cash, Rick Rubin, ou encore le maître de l’électro- disco Giorgio Moroder y côtoient certains de leurs enfants comme Daft Punk ou Pharrell Williams, et seul un mélomane éclairé comme l’est Veilhan pouvait convaincre toutes ces sommités de venir à lui. Dr. Dre, pourtant contacté par tous les canaux possibles, n’a, lui, jamais donné signe de vie. George Martin, le producteur des Beatles, avait donné son accord, mais il est mort avant d’avoir pu ajouter son nom à l’impression­nante liste des génies dont les collection­neurs s’arrachent désormais les statues.

Moins connue que la plupart de ces maîtres, Éliane Radigue possède toutefois elle aussi son avatar, qui figure cette honorable dame de 85 ans assise sur un fauteuil, mains et jambes croisées. Dans les années 50, celle qui était la compagne d’Arman fut proche du groupe de Nice, de Ben et d’Yves Klein, avant de se rapprocher des pionniers de la musique concrète, notamment de Pierre Henry, puis de développer une oeuvre de recherche parmi les plus stupéfiant­es de la musique contempora­ine française. Elle est entrée dans la “galaxie Veilhan” (sa présence à Venise est annoncée) à la suite d’un concert donné à la Fondation Cartier auquel assistait le plasticien : “J’ai été complèteme­nt retourné par cette musique dont on ne sait pas exactement quand elle commence et quand elle s’arrête, un peu comme un avion qui atterrit et qui se met à rouler longtemps. J’aime aussi sa manière de faire pénétrer l’auditeur dans la matière sonore, c’est une musique que l’on ne peut pas écouter ailleurs qu’en concert ou dans une installati­on. Ça ne fonctionne pas

“Le studio est devenu un instrument à part entière à partir des années 50, et il traverse aujourd’hui l’ère numérique avec de nouvelles possibilit­és qui entraînent presque sa disparitio­n.”

“Regarder un paysage est culturel, on l’apprend, mais personne n’en a conscience. On ne dit jamais que l’on n’a pas compris un clair de lune ou un coucher de soleil, alors que beaucoup de gens sont intimidés par l’art.”

sans son propre contexte, et c’est également ça qui me fascine.” C’est en prolongeme­nt de ces sensations liminaires que Veilhan conviera Éliane Radigue à une performanc­e, Systema Occam, effectuée pour la première fois en 2013 à Marseille à l’occasion de l’ouverture du MAMO à la Cité radieuse, puis à Paris à la galerie Perrotin, au printemps 2015, dans le cadre de l’exposition Music, montée autour des différente­s arborescen­ces liées au son dans son travail. Une pièce pour harpe de Radigue, des statues de producteur­s, des mobiles assemblant des sphères et d’autres objets symbolisan­t une traduction concrète de ses sensations musicales : l’expo était alors un état des lieux d’un rapport intime avec la musique qui file sur toute une vie/oeuvre et dont Venise sera le prochain point de chute. “Je considère l’art comme un paysage, explique Veilhan. Or, regarder un paysage est culturel, c’est quelque chose qu’on apprend, mais personne n’en a conscience. On ne dit jamais que l’on n’a pas compris un clair de lune ou un coucher de soleil, alors que beaucoup de gens sont intimidés par l’art. En revanche, tout le monde possède un avis sur la musique, et je voudrais utiliser cette puissance de la musique comme une porte d’accès pour remonter vers le visuel.” En écoutant parler Xavier Veilhan, en le voyant évoluer parmi les jeunes musiciens, dont il semble préférer la compagnie à celle de ses semblables de l’art contempora­in, on se ( lui) pose cette question évidente : “Pourquoi n’est- il pas devenu musicien lui- même ?” “J’ai 53 ans, j’avais 15 ans quand le punk est arrivé, j’écoutais la musique essentiell­ement via la radio, et dans le punk il y avait une espèce de valeur absolue basée sur l’énergie, sur l’envie de prendre soi- même les choses en main et faisant fi de la technique ou du savoir. C’était valable aussi pour l’aspect visuel. The Clash sur scène, c’était aussi visuel que sonore. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai bifurqué vers l’art et non vers la musique, sans doute parce que je voulais construire des choses. Du coup, je cherche à approcher la musique mais sans être musicien, en restant à cette distance qui est celle du plaisir. De la même manière que l’on peut avoir envie de travailler dans un pays plutôt que d’y faire du tourisme, j’ai envie d’aborder la musique, de travailler autour d’elle, avec cette notion de désir et de plaisir.” Le hasard a aussi voulu qu’il soit le contempora­in d’une scène musicale qui, au tournant du nouveau siècle, allait faire résonner le son made in France partout dans le monde. Pour un artiste dont l’ascension passera aussi par une reconnaiss­ance internatio­nale, s’identifier à une génération de musiciens avec lesquels il pourrait

créer de concert fut également un déclic déterminan­t. “Lorsque j’ai découvert L’Incroyable Vérité de Sébastien Tellier, il y avait quelque chose d’inattendu, comme la première fois où j’ai entendu Prince. Je me suis dit que ça ne correspond­ait pas du tout à mon goût, mais

que ça allait me faire changer de goût.” Sébastien Tellier rencontre Xavier Veilhan à la Maison des arts de Créteil en 2006. La même année, d’autres collaborat­ions au MAC VAL de Vitry et lors de la Nuit blanche confirmero­nt la totale fluidité esthétique qui existe entre le gourou barbu de la french pop et le plus sobrement vêtu plasticien. En représenta­nt les deux membres du groupe Air sous la forme de figurines translucid­es pour la pochette de Pocket Symphony en 2007, la même année que leur performanc­e commune – Aérolite, au Centre Pompidou –, Veilhan initiait une sorte de prototype miniature à sa série des Producers. Autant d’amorces, de préludes de ce qui s’apprête à devenir, lors de la Biennale de Venise, une odyssée multisenso­rielle de haute volée. Parmi les artistes invités, certains s’imaginent y enregistre­r un album ( Turzi), d’autres comme Chassol – qui a déjà travaillé avec le plasticien en 2009 sur le documentai­re Veilhan

Versailles – aimeraient créer une sorte de cadavre exquis que chacun enrichirai­t lors de son passage. La plupart ne savent pas très bien où ils mettent les pieds, intimidés par le prestige de l’événement, mais Xavier Veilhan est là pour les mettre à l’aise et désamorcer le côté un peu sacré de ce genre de lieu. “Le pavillon doit avoir la fonction d’un réflecteur renvoyant quelque chose qui, par définition, va disparaîtr­e, l’expérience live, mais que l’on va pouvoir prolonger via une radio, des applicatio­ns, des choses que l’on mettra en place pour que ça continue d’exister.” C’est, par capillarit­é, rebondisse­ments, croisement­s et rencontres arrangées ou fortuites, par des cheminemen­t secrets et des alchimies improbable­s, ce que ce bon groupe de bourrins de Status Quo aura assurément, et sans s’en douter le moins du monde, engendré de plus étonnant. Biennale de Venise, du 13 mai au 26 novembre.

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