Numéro Homme

Musique de chambre

Par Serge Leblon, texte Simon Liberati

- par Serge Leblon, texte Simon Liberati

Qu’on l’habite pour une nuit ou pour une vie, une chambre est le réceptacle de nos pensées, de nos sentiments. Tandis que Simon Liberati égrène les souvenirs d’un passé tumultueux vécu dans un hôtel parisien, les top models du moment se livrent, sous l’oeil de Serge Leblon, dans l’intimité de leurs logements provisoire­s, pendant la Fashion Week.

La vie inimitable des hôtels… Ma chambre préférée fut “la suite overdose”. C’est ainsi que j’avais baptisé trois petites pièces en soupente et en quinconce au grenier d’un hôtel aujourd’hui désaffecté de la rue de Beaune, à Paris. Cet établissem­ent orné d’une étoile sur son seuil appartenai­t, quand j’y ai échoué, à une dame algérienne d’un certain âge qui portait des chapeaux à la Fedora, des lunettes solaires et adorait les fleurs fraîches. Il y en avait toujours un bouquet sur le desk, près de la vieille sonnette. L’hôtel était minuscule, chaque chambre était consacrée à une star de cinéma américaine et décorée d’un portrait. Ces posters achetés dans les années 60 à Saint- Michel achevaient de vieillir derrière une feuille de plastique vissée à même le papier mural. Souvent, les clients avaient tenté de les arracher, du coup certains tenaient de guingois, à peine fixés par un clou. Le confort était sommaire et l’eau chaude, assez difficile à stabiliser. Chaque chambre avait une table bistro à plateau de marbre circulaire et deux chaises. Une petite télévision donnait une note de standing à ces piaules. Pas de frigidaire mais un balconnet sur quoi, entre deux géraniums séchés, faire refroidir une bouteille de vin blanc de bourgogne achetée en bas chez un caviste. Le hall du rez- de- chaussée s’agrémentai­t d’un bar anglais très fleuri où la vaisselle disparate était laissée à la dispositio­n des clients. J’ai mis longtemps avant de découvrir le paradis qui m’attendait au grenier. J’ai d’abord vécu dans une petite chambre sur rue au troisième étage, décorée d’une photo de Montgomery Clift. Au bout d’un an, le client bruyant que j’étais ( beaucoup de visites toute la nuit) se fit reléguer dans ce qui allait devenir “la suite overdose” et qui n’était que la chambre 19, située au septième étage autour du mécanisme de l’ascenseur. On y accédait par un tout petit escalier dérobé, sur le palier du sixième où finissait l’ascenseur tapissé de rouge. La suite comprenait trois pièces et une salle de bains. Il y avait une chambre avec un grand lit, aux murs en soupente percés de deux lucarnes. Le sol était orné de tapis, ainsi que l’estrade où se trouvait le matelas. L’entrée, décorée de deux posters de Marilyn par Andy Warhol, offrait l’habituelle table bistro et ses deux chaises agrémentée d’une petite commode et d’un grand vase. Puis une sorte de couloir élargi aux dimensions d’une chambre single menait à la salle de bains, qui offrait le confort suprême : une baignoire. Par une des fenêtres, il était aisé de grimper sur le toit en zinc, où j’ai souvent pris le soleil les matins d’été, à l’aube, avec mes amis. J’avais beaucoup d’amis à l’époque, des gens que j’aimais mais que la vie a séparés de moi. Pas mal d’inconnus aussi, d’amis d’une nuit. Il y avait un brouhaha permanent, qui ne se terminait parfois que le lendemain vers trois heures de l’après- midi. Le personnel était charmant. D’abord une Russe ironique à l’accueil… puis des femmes de ménage tunisienne­s ou marocaines, qui me rabrouaien­t à cause de mes horaires ou du désordre mais qui ne manquaient pas de coeur et me laissaient toujours partir l’après midi alors que la chambre était – comme on dit – libérable à midi. Toute médaille a son revers. Le pendant obscur de cette chambre portait le numéro 17. Située à l’étage inférieur, ouvrant sur une courette toujours plongée dans la pénombre, elle n’avait aucune star tutélaire, aucun poster, aucune décoration murale. On aurait dit que la perspectiv­e y était déformée par un maléfice, comme à la fin du film Répulsion, de Roman Polanski. Je la surnommai “chambre Wallis Montana”. C’était Ellen Giordano d’Estainvill­e, la petite soeur de Kim, l’amie d’Helmut Berger, qui m’avait raconté que Wallis avait habité l’hôtel autrefois, à une époque indétermin­ée. Bien sûr, je n’avais aucune certitude sur le séjour de Wallis, mais cet espace mortuaire me rappelait la triste fin de l’ancien modèle. Je devais descendre dans la 17 quand la 19 était occupée, en général par une famille ou des touristes voyageant par trois. Souvent, c’était de ma faute : je n’avais pas prévenu ou mon état m’avait empêché de quitter Paris pour rentrer chez moi. La 17 m’a toujours porté malheur. C’est là que j’ai passé la nuit le lendemain d’un infarctus – je m’étais enfui des urgences – à boire du calvados dans des mignonnett­es que le gardien de nuit avait eu la gentilless­e de me repêcher dans la cave. Je haïssais la 17 pour une autre raison : c’est de cette chambre que j’avais dû annuler un voyage à Samarcande chez Gulnara Karimova, la fille du défunt dictateur Islam Karimov. Un ami m’avait introduit auprès d’elle en me la présentant comme la “reine d’Ouzbékista­n”, son entourage m’avait proposé un reportage et obtenu des visas pour moi et un photograph­e du Monde. J’étais très drogué à l’époque et plein d’enthousias­me, refusant d’écouter les conseils de ceux qui me parlaient des opposants ébouillant­és dans des baignoires. J’avais commandé le taxi pour Le Bourget où m’attendait le jet présidenti­el un samedi, vers sept heures, quand je reçus un coup de téléphone de Tachkent : tout était annulé. Je n’avais pas fait attention à un détail : le photograph­e qui devait m’accompagne­r avait couvert la chute du président Kadhafi. Un mauvais présage, pour Islam Karimov. Ce fut une redescente pénible, d’autant que j’avais fini ma provision de cocaïne d’un seul coup pour éviter d’en emporter dans l’avion. En 2013, l’hôtel a fermé. J’ai continué de vivoter là- bas quelques mois grâce à la gentilless­e de la nouvelle patronne. On avait retiré la porte des chambres, et l’atmosphère avait changé. Un genre de gardien dormait par terre dans le bar. C’est lui qui avait les clés de la porte d’entrée et je dépendais donc de son humeur. Un matin, il avait disparu et j’ai dû descendre par la gouttière. J’ai décidé que l’époque de “la suite overdose” avait pris fin. J’ai récupéré sur un tas de gravats le poster de Monty Clift, que j’ai gardé en souvenir.

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