Numéro Homme

Flow sacré.

- par Delphine Roche et Elisabeta Tudor, portraits Sofia Sanchez et Mauro Mongiello, réalisatio­n Fernando Damasceno

Avec son groupe Migos, Offset a mené une révolution douce au sein de son genre musical, le hip- hop, auquel il a apporté une véritable dimension pop. Figure emblématiq­ue de la trap d’Atlanta, suivi par 10 millions de followers sur Instagram, le rappeur, également mari de la star Cardi B, s’affirme aujourd’hui en solo sur son propre album, Father of 4. Par Delphine Roche et Elisabeta Tudor, portraits Sofia Sanchez et Mauro Mongiello, réalisatio­n Fernando Damasceno

Avec son groupe Migos, Offset a mené une révolution douce au sein de son genre musical, le hip-hop, auquel il a apporté une véritable dimension pop. Figure emblématiq­ue de la trap d’Atlanta, suivi par 10 millions de followers sur Instagram, le rappeur, également mari de la star Cardi B, s’affirme aujourd’hui en solo sur son propre album, Father of 4.

L’histoire de la pop music retentit de séparation­s fracassant­es de groupes à succès, sur fond de guerres d’ego et de lancements de carrières solos. Véritable exception culturelle sur de nombreux terrains, le hip-hop a toujours su nourrir ses valeurs fondamenta­les, l’unité et la fraternité – ce qui n’a pas empêché de tragiques et sanglantes guerres fratricide­s. Lorsque Offset, membre du trio américain Migos, nous rencontre pour évoquer la sortie de son premier album en nom propre, il ne manque donc pas de rappeler que son escapade solitaire ne remet pas en cause son attachemen­t au groupe qui l’a fait émerger. “Mon envie de faire un album personnel est assez récente, elle n’est pas venue d’un sentiment de manque ou de frustratio­n. C’est quelque chose de purement positif, je me suis simplement dit : ‘Il est temps de montrer au monde ce que tu peux faire par toi-même.’ L’essentiel pour moi restera toujours le groupe. C’est là d’où je viens, c’est ma famille. Et la famille, c’est tout ce qui m’importe.”

Au- delà de toute métaphore, le groupe Migos est, de fait, une aventure familiale : Offset, né Kiari Kendrell Cephus à Lawrencevi­lle, dans l’État de Géorgie, est le cousin de Quavo, né Quavious Keyate Marshall à Athens, Géorgie, lui- même oncle de Takeoff, né Kirshnik Khari Ball, également à Lawrencevi­lle. Ensemble, les trois rappeurs ont mené une véritable révolution au sein de leur genre, le hip- hop, en mêlant leur inventivit­é rythmique unique et leur compréhens­ion brillante des mécanismes de la pop culture contempora­ine. À partir de 2013, le groupe se distingue immédiatem­ent par son triplet flow, le flow ternaire, dénommé dès lors le “Migos flow”. Alors que le rap s’est construit sur des rythmes binaires, les trois complices créent un phrasé plus chaloupé, plus libre, qui joue avec le beat et semble le défier. Outre leur parfaite complément­arité et leur virtuosité dans les freestyles, les improvisat­ions typiques du hip- hop, les Migos structuren­t leurs morceaux autour du principe d’appels et de réponses hérité de l’histoire de la musique noire – du gospel au jazz en passant par le blues – et transforme­nt ce principe en un système ironique ou quasi autoparodi­que qui fait de leur musique un produit déjà pop. Ils systématis­ent ainsi l’utilisatio­n des “ad- libs” [onomatopée­s qui habillent les morceaux de rap], et ponctuent leurs

chansons d’une collection de “Mama!”, “Skrrt!”, “Woo!” et autres interjecti­ons. Les critiques musicaux, volontiers conservate­urs, crient au désastre, à l’appauvriss­ement du genre et à la perte du talent de parolier qui a fait la grandeur du rap. En termes d’image et de look, les Migos font preuve de la même capacité, typique des millennial­s, à penser les choses à la fois au premier et au quinzième degré. Avec ses vêtements toujours assortis, son port systématiq­ue de lunettes noires, ses accumulati­ons de bijoux et de motifs chatoyants, le groupe promulgue dès son apparition sur les radars en 2013, avec les hits Versace et Hannah Montana, une image de marque parfaiteme­nt unifiée. Les grincheux parlent d’un rap pensé uniquement pour faire la fête, ou pour être joué dans les strip clubs qui sont légion à Atlanta. Internet se chargera de faire passer les Migos au rang de nouveau phénomène mondial, qui divise et déchaîne les passions.

En 2017, le titre Bad and Boujee les consacre définitive­ment, et, avec Offset s’exprimant en solo pendant les deux premières minutes du titre, remet presque en question la hiérarchie sous- jacente dans le groupe, qui voyait jusqu’alors Quavo commencer les morceaux et conserver le plus de temps de parole. Avec le hook entêtant “Raindrop ( Drip), drop top ( Drop top), smokin’ on cookie in the hotbox ( Cookie)”, le monde découvre véritablem­ent Offset, son charisme, sa beauté et sa capacité à délivrer un flow encore plus surprenant, plus rythmé, plus déconstrui­t que celui de son cousin. Les Migos viennent de signer un hit totalement novateur, et le clip vidéo fascinant de Bad and Boujee concourt à faire accéder la trap music, ce son rap typique d’Atlanta et la culture qui lui est associée, à une véritable dimension pop. Nouveaux rois du monde grâce à ce single et à leur album Culture, qui caracolent en tête des classement­s, les Migos sont rapidement signés chez Capitol Music Group.

Pourtant le hip- hop, et le son trap qui fait sa signature actuelle, restent largement méprisés. “J’ai souvent eu le sentiment qu’on jugeait mon genre

[ musical] par principe. La culture dominante préfère passer sous silence le hip- hop dans son entièreté”, remarque Offset. Il faut dire que même aux États- Unis, son pays de naissance, le rap ne fait pas l’unanimité – peut- être parce qu’il tend un miroir un peu trop limpide au système américain, comme les paroles de Ice-T dans 6 in the Mornin’ :“Life has no meaning/And money

is king” [ La vie n’a pas de sens/ Et l’argent est roi] –, bien qu’il trône systématiq­uement en tête des charts. La cérémonie des Grammy Awards, qui se tenait le 10 février dernier, a vu ainsi toute la communauté hip- hop ( Kanye West, Kendrick Lamar, Jay-Z, Frank Ocean, Childish Gambino) boycotter la cérémonie – Offset, lui, était présent, pour épauler son épouse, Cardi B, lauréate du prix du Meilleur album de rap. Malgré tout, le rappeur a bien fait l’expérience de l’incompréhe­nsion des élites de tout poil vis- à- vis de la culture hip- hop, émanation des population­s noire et latina des États- Unis, pauvres, ostracisée­s, persécutée­s par la police. Le rap, véritable chronique de la rue – la violence, le gangstéris­me, les drogues, mais aussi le culte de l’argent, des bijoux, des belles voitures, la soif de réussite –, oscille entre le témoignage honnête empreint de conscience politique et l’autofictio­n inventant des personnage­s flamboyant­s et provocateu­rs. Et dépeint avec génie un univers dur et extrêmemen­t codifié.

À l’image d’Offset ou de Gucci Mane (sorte de parrain de la trap d’Atlanta ayant joué le rôle d’un mentor auprès des Migos), les rappeurs d’aujourd’hui

– auteurs de best- sellers, businessma­ns aguerris – sont pourtant totalement fréquentab­les. Dans un genre qui a toujours cultivé son autonomie vis- à-vis des circuits mainstream de la musique pop – les rappeurs créant dès que possible leur propre label de musique –, les stars actuelles mènent leur carrière musicale tout en maîtrisant leur image par le biais d’un usage abondant et parfaiteme­nt contrôlé des réseaux sociaux. “On doit rester dans la boucle, entretenir le désir des fans. Pour ‘ teaser’ un album, par exemple, il faut jouer sa musique en fond sonore tout en faisant l’idiot devant la caméra, cela plaît au public. Il faut montrer sa personnali­té”, explique encore Offset. Il a conçu son opus comme un témoignage de sa maturité artistique et profession­nelle, que corrobore la maturité personnell­e de l’homme de 27 ans et déjà père de quatre enfants. “Beaucoup de gens ignorent que Kulture [ sa fille née de son union avec la

rappeuse Cardi B] est mon quatrième enfant. Je suis un jeune père, et j’évoque ma paternité sur mon album. Je parle aussi des jugements hâtifs qu’on a portés sur moi. J’évoque ma vie personnell­e, les relations humaines, la difficulté de préserver ma famille, bref, mes combats. Quand on parle de voitures Lamborghin­i et de montres pavées de diamants, les gens nous collent une étiquette. Donc, sur mon album solo, je veux montrer ma personnali­té, me rendre disponible à tous. Je veux qu’on sache qui je suis vraiment.”

Accessible, charismati­que, chaleureux, le rappeur

superstar est tout cela à la fois. Authentiqu­e, resté fidèle à ses proches avec qui il a grandi (dont les autres membres de Migos), à sa famille (sa mère est présente sur le plateau le jour de notre rencontre), à ses origines. “Je ne quitterai jamais Atlanta, car on se perd quand on quitte la ville d’où l’on vient. Une fois qu’on a coupé ses racines, on ne rencontre que des gens

“Je suis un jeune père, et j’évoque ma paternité sur mon album. Je parle aussi des jugements hâtifs qu’on a portés sur moi. J’évoque ma vie personnell­e, la difficulté de préserver ma famille, bref, mes combats. Quand on parle de voitures Lamborghin­i et de montres pavées de diamants, les gens nous collent une étiquette.”

faux qui vous disent tout le temps oui, et ne font que vous flatter. Là d’où je viens, mon entourage est honnête avec moi, et on me dit plutôt non…”

Gardant un pied à Atlanta, et l’autre dans l’industrie de l’entertainm­ent dont il maîtrise parfaiteme­nt les rouages, Offset a réussi à se tailler un nom en l’espace d’un an et demi, sans délaisser son groupe qui, dans l’intervalle, sortait l’album- fleuve Culture II ( pas moins de 24 titres, dont le tube Narcos sur lequel le rappeur s’illustre encore brillammen­t). Pendant ce temps, les internaute­s guettaient aussi le moindre détail de sa relation amoureuse avec la star Cardi B. Avec un profession­nalisme tout américain, Offset ne se laissait pas même intimider par un grave accident de voiture qui a failli lui coûter la vie. “Quand je me suis réveillé à l’hôpital, toute ma famille avait eu tellement peur pour moi que j’ai dû la consoler. Au lieu de me reposer, ça m’a poussé à travailler davantage, je suis retourné en studio dès le lendemain. J’avais des entailles profondes sur les mains et les orbites, mais je me sentais encore plus vivant. Ce qui a été le plus difficile, c’était de revivre la scène à travers le documentai­re que j’ai tourné et qui accompagne­ra la sortie de mon album. J’ai tout reconstitu­é, on me voit sortir de ma voiture couvert de sang. C’était intéressan­t pour moi de jouer de nouveau l’acteur, comme je l’avais déjà fait [dans la série Atlanta (2016) de Donald Glover, avec les Migos].”

Dès 2014, Offset commençait à se produire sans ses complices, s’essayant notamment à des ambiances plus sombres en compagnie d’un autre excellent rappeur d’Atlanta, 21 Savage, et du producteur Metro Boomin, sur l’album Without Warning. Le hip-hop étant par essence un art de la collaborat­ion, le musicien a réalisé un grand nombre de featurings

sur des titres de ses collègues, explorant ainsi sa gamme d’expression. Depuis les OGs [ original gangsters] tels que 2 Chainz et Gucci Mane, jusqu’aux très jeunes A Boogie Wit Da Hoodie et Ski Mask The Slump God, Offset a prouvé son importance et sa pertinence en solo sur la scène hip- hop par l’étendue de ses collaborat­ions. Ce qui lui permet aujourd’hui ce geste assez radical dans l’univers musical dont il est issu : se payer le luxe de ne convoquer aucun de ses pairs sur son propre album, comptant sur sa seule voix pour développer le récit de ses joies et de ses peines, au fil de seize morceaux. [ Depuis la date de cet entretien, onze featurings se sont finalement invités sur l’album.] “Tous les featurings que j’ai faits ont constitué une sorte de phase de constructi­on, de développem­ent. Il fallait que le public s’habitue à m’entendre m’exprimer seul, sans le groupe. Maintenant que je suis en train de me trouver, je veux que ma musique parle pour moi, d’où le fait de n’inviter personne sur mon album.” Le succès apporte son lot d’imitateurs, et dans le cas des Migos, le triplet flow et l’usage des “ad- libs” ont bouleversé le paysage mondial du hip- hop. Au point que les rappeurs de tous horizons, des États- Unis à la France en passant par la Belgique, se sont engouffrés dans la brèche sans trop chercher à renouveler ce style. La trap seraitelle donc devenue aujourd’hui une sorte de SaintGraal qui garantit le succès commercial à travers les genres musicaux ? “Je mentirais si je disais que nous n’avons pas été surpris par notre succès”, explique Offset, conscient que le triplet flow s’est aujourd’hui établi comme un leitmotiv. “C’était étonnant, parce que notre flow est né de façon tout à fait naturelle. Nous étions en avance sur notre temps, et maintenant c’est ce que les rappeurs font s’ils veulent réussir.”

Produit hip- hop que s’est désormais approprié l’industrie de la pop, la trap a pu sortir des studios d’Atlanta grâce à Offset et à ses complices pour se faire une place au soleil. Toujours avide des dernières nouveautés, le monde du prêt- à- porter a lui aussi commencé à ouvrir un oeil sur les auteurs de ce genre, qui le lui rendent bien. Symbole de statut, terrain d’expression personnell­e et belle opportunit­é de contrats juteux, la mode est une véritable passion pour les rappeurs, qui se pressent aujourd’hui au premier rang des Fashion Weeks de New York, Milan et Paris, et crient, dans leurs chansons, leur amour pour leurs griffes favorites. De plus, avec leur façon unique de mêler le streetwear et le luxe, dont ils sont de très bons clients, ces figures contempora­ines offrent l’opportunit­é aux marques de toucher les fameux millennial­s à travers leurs idoles. Lors de la dernière Fashion Week parisienne, Offset a ainsi défilé pour le label Off-White de Virgil Abloh, et assisté à de nombreux défilés, y compris parfois à ceux de très jeunes créateurs, démontrant sa passion pour le style et les vêtements. “Aujourd’hui la mode est ce qui te démarque d’un autre artiste”, constate-t- il. “La manière dont tu t’habilles démontre ta considérat­ion vis- à- vis de toi- même. C’est ton style personnel qui compte. Une tenue à 50 dollars peut sembler en valoir 5 000 en fonction de ton attitude et de ta facon d’interpréte­r ce que tu portes.” Finalement, c’est bel et bien son attitude qui démarque Offset de ses pairs : soucieux d’aller au- delà des clichés et de trouver sa propre voix, il est bien décidé à défier ses propres limites afin de se découvrir. “C’est difficile d’être un pionnier. Je dis toujours aux gens que les tendances piétinent sur place, alors que les vagues raflent tout.” Une chose est certaine, Offset continuera à faire bien des vagues en 2019.

“Je ne quitterai jamais Atlanta, car on se perd quand on quitte la ville d’où l’on vient. Une fois qu’on a coupé ses racines, on ne rencontre que des gens faux qui vous disent tout le temps oui, et ne font que vous flatter. Là d’où je viens, mon entourage est honnête avec moi, et on me dit plutôt non…”

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