Numéro Homme

Kylian Mbappé.

“Quand tu joues au foot, réfléchir comme un adulte, ce n’est pas possible.”

- Par Grégory Schneider, portraits Dominique Issermann, réalisatio­n Jean Michel Clerc

À 22 ans, Kylian Mbappé pèse ses mots et s’exprime peu dans la presse. Dans cette interview exceptionn­elle, l’enfant roi du football mondial évoque son engagement social et sa lutte contre le racisme, qui lui dessinent une stature d’influence culturelle majeure.

Le temps passe plus vite pour Kylian Mbappé que pour d’autres. Pour autant, ça ne nous dit pas où il va. Un samedi de la mi-décembre, au siège de son associatio­n Inspired by KM à Neuilly-sur-Seine : deux grands bâtiments séparés par un jardin où coule un ruisseau, luxe de quiétude extravagan­t à moins de trois cents mètres d’une ligne de métro. Grands volumes, verrières, ouvertures permettant à la lumière de traverser les pièces d’est en ouest : une transparen­ce du lieu contrariée par l’étrangeté humide et voilée d’un matin d’hiver.

Un au-delà du foot, à moins qu’il ne s’agisse de ce que le foot est devenu, et plus précisémen­t des portes qu’il permet d’ouvrir. Ce matin-là, le jeu reviendra rarement et seulement par flashs dans les expression­s et sourires du champion du monde 2018. Mbappé est footballeu­r, c’est entendu. Mais, à 22 ans, il est déjà autre chose. Il porte une industrie: le foot français et la Ligue 1, laminés par le coronaviru­s qui anémie le marché des transferts et le défaut de paiement de son principal diffuseur [la chaîne Mediapro, qui avait raflé tous les droits de diffusion de la Ligue 1, a été déclarée en cessation de paiements]. Il est aussi en charge de l’image d’un “club-État”, ce Paris Saint-Germain dont le Qatar a fait son principal vecteur de communicat­ion à l’export. Plus des choses dont vous et moi n’avons pas idée. La veille, il était reçu à l’Élysée. Où il a navigué avec le plus grand naturel, là comme ailleurs.

Lancée en janvier 2020, son associatio­n Inspired by KM accompagne 49 filles et autant de garçons nés entre 2003 et 2010 dont l’éducation, prise en charge par le système scolaire classique, est selon l’un des porteurs du projet “optimisée” à tous les étages, depuis les cours de soutien à la moindre alerte jusqu’à des ateliers de sensibilis­ation divers (peinture, cuisine, équitation, etc.) ou des séances d’escalade pour combattre le surpoids, avec pour objectif de les emmener au seuil d’un projet profession­nel viable. Chaque enfant doit verbaliser son propre chemin. Mbappé n’en fait pas mystère: ces jeunes, multiplian­t les sorties culturelle­s, séjours et activités d’éveil, racontent en fait la propre enfance du joueur. Sa mère, Fayza, avait six frères et soeurs, son père, Wilfried, trois, et la plupart d’entre eux ont été et sont toujours très proches. Pour avoir été le tout premier enfant issu de cette grande fratrie, Kylian a, dès sa naissance, été l’objet de l’attention exclusive de tous.

Sans que le foot n’ait alors quoi que ce soit à y voir. L’intéressé assure avoir eu “la

meilleure éducation possible” : elle se mesure tout simplement à l’aune du soutien qu’il a reçu de ses proches. “Quand sa mère le ramenait à

Clairefont­aine [centre d’élite de formation du foot

français] à la fin du week-end, elle faisait un crochet par le Val-de-Marne, où j’habitais à l’époque, explique l’une de ses tantes. Je suis

prof d’anglais, mon mari enseigne les maths : on lui donnait deux heures de cours chacun et il

repartait.” Le tout augmenté d’une culture de l’entraide débordant du cadre familial, bien vivace à Bondy, la banlieue parisienne où l’enfant roi du foot a grandi : “Tu donnes un coup de main en physique-chimie au fils du voisin, son père te monte tes étagères”, résume-t-elle.

Quand on l’invite à s’exprimer sur son enfance, l’intéressé hésite un peu. Un proche nous avait prévenus : “Il grandit en public depuis ses débuts à Monaco [au niveau profession­nel] à 16 ans. Si on raconte aussi l’enfant qu’il était, qu’est-ce qui va lui rester ?” Récemment, il a commencé par y revenir un peu plus volontiers.

“J’avais beaucoup d’enseignant­s dans ma famille, je crois que l’idée [d’Inspired by KM] vient de là. On fait du mieux qu’on peut. Chez les enfants, il y a une part de rêve, d’innocence qui me renvoie à ce que j’étais il n’y a pas très longtemps. [Sourire.] Enfin si, c’est lointain sans l’être, en fait. Quand tu joues au foot, il faut garder quelque chose qui ressemble à ça. Réfléchir comme un adulte, ce n’est pas possible. Quand je me lève le matin pour aller à l’entraîneme­nt, je ne vais pas au boulot. Je ne vais pas chercher un salaire. Le jour où ce ne sera plus le cas, je vous assure que ce sera terminé. J’ai vu arriver Gianluigi Buffon

[gardien italien, 176 sélections] au PSG alors qu’il avait 40 ans. Tout l’inverse du type qui vient chercher un dernier petit contrat : il avait la passion du matin au soir et ça, tu pouvais même t’en rendre compte quand il avait une conversati­on avec le gardien du parking. Il adorait parler aux gens, Buffon avait plein de petites attentions. Un mec simple. Mais les plus grands sont les plus simples.”

Il poursuit : “J’étais un enfant… rêveur, décalé. J’ai entendu partout que j’étais programmé, une machine qui avance sur ses objectifs en effaçant les obstacles un à un, mais ça ne s’est pas passé comme ça. J’étais dans une bulle. À part. Je pense que j’étais différent mais je ne savais pas forcément si c’était en bien. Ça, vous le savez après, en fonction de la façon dont les choses ont évolué, mais sur le coup… Dans cette bulle, c’est clair qu’il y avait un ballon.

[Rires.] Mais je ne savais pas ce que j’allais devenir. À l’école, on m’a fait passer une fois un examen pour sauter une classe, je crois que c’était un test mesurant le QI. Le problème, c’est qu’on vous fait faire ces tests pendant la récréation : du coup, on te prend le temps où tu joues au foot. Et là non. J’avais eu un truc à deux choix, vrai ou faux : j’ai mis faux partout sans réfléchir pour terminer tout de suite. C’était encore trop long. Tu lis: ‘Combien un éléphant a-t-il de pattes ?’ tu réponds qu’il en a neuf et hop! Tu es dehors. Bon, comme observatio­n, il ont écrit quelque chose comme ‘déficient mental’. Peut-être à cause du nombre de pattes de l’éléphant.”

“J’étais un enfant… rêveur, décalé. J’ai entendu partout que j’étais programmé, une machine qui avance sur ses objectifs, mais ça ne s’est pas passé comme ça.”

Difficile de résumer l’élève qu’il était. Mbappé concède “ne pas avoir été le plus

concentré” dans l’établissem­ent privé catholique de Bondy où il était scolarisé: certaines sources font état d’un enfant précoce, certains enseignant­s lui collant l’étiquette de surdoué, quand un proche se souvient d’un élève “tout

juste à la moyenne” dans certaines matières malgré des cours de soutien familiaux en rafales, ce qui n’est du reste pas incompatib­le. Actif, oui. Dans son monde : Mbappé le dit lui-même. Il apparaît cependant que la manière dont il s’est construit le situe bien au-delà du système scolaire. “Je me souviens d’un voyage à SaintMalo pour les vacances, poursuit sa tante. On se réveillait à peine qu’il était déjà revenu de l’aquarium avec sa mère, ils l’avaient visité de fond en comble.” À entendre le joueur, tout était

comme ça : “Le conservato­ire pendant deux ans

[flûte traversièr­e] en même temps que le foot, les ateliers lecture, le tennis pendant deux ans aussi... On a constammen­t voulu ouvrir mon esprit.”

Entre l’automne 2016 et le titre de champion du monde en juillet 2018, l’irruption de Mbappé dans le paysage du football hexagonal a été un choc. Sur le terrain (les buts en continu, la demi-finale de Ligue des champions avec l’AS Monaco en 2017) et au-delà: un aplomb digne des sommités du basket américain alors qu’il n’était arrivé que depuis quelques mois. Alors qu’il n’a pas 18 ans, son père réclame – et obtient –, en s’exprimant dans les médias, sa titularisa­tion chez les pros. Les objectifs personnels du jeune talent sont clairement affichés : ils se situent au niveau des plus grandes stars de l’histoire du jeu.

Printemps 2018, en amont du Mondial en Russie : les Bleus passent successive­ment devant les journalist­es, deux par deux, au fil des semaines à l’exception de Paul Pogba, dont la prise de parole est jugée problémati­que (car incontrôla­ble) par le staff tricolore. Le foot est une dictature, sa langue officielle est le mensonge. Ses coéquipier­s défilent donc devant les micros sans faire de vagues. L’attaquant parisien se fait attendre.

En parallèle, le 11 juin, à quatre jours du début de la compétitio­n, Zinédine Zidane s’exprime en marge de l’inaugurati­on d’un terrain

en Seine-Saint-Denis : “Il y a beaucoup de joueurs au talent incroyable en équipe de France. Il y en a bien sûr un qui saute aux yeux, c’est Kylian Mbappé. À son âge et vu ce qu’il fait sur le terrain [Mbappé était déjà notamment demifinali­ste de la Ligue des champions treize mois plus tôt avec l’AS Monaco, à 18 ans], c’est fabuleux. Il faut le laisser tranquille car, lui, il va faire ce qu’il faut sur le terrain.” Que Mbappé soit fort –et que Zidane le pense– est alors déjà un non-événement : c’est le mot “tranquille” qui compte, dans un contexte où deux joueurs

cadres, Antoine Griezmann et Paul Pogba, ont déjà publiqueme­nt mis sous pression un Mbappé alors âgé de 19 ans seulement, les deux joueurs (très proches l’un de l’autre) ayant expliqué au préalable que l’équipée russe serait indexée sur les performanc­es de l’attaquant parisien. Le contexte est lourd. Zidane l’allège.

Et Mbappé prend la parole à Istra le surlendema­in des mots de Zidane. En majesté : le foot en étoile, les à-côtés, les médias, des mots n’appartenan­t pas au champ lexical du foot

(“louanges”, “interprète”, “univers”), une expression à coeur ouvert, renversant complèteme­nt l’univers de dissimulat­ion où les Bleus évoluent. Une question très, très épineuse lui est alors posée sur Pogba : est-ce que Mbappé lui accolerait le mot “patron” dans la cosmologie tricolore ? Le joueur réalise alors un authentiqu­e tour de force sémantique : faire comprendre que non, enfin pas pour lui, tout en y mettant tout le respect dû au joueur et la bienveilla­nce due à l’homme. On en était sorti avec un vertige et une certitude. Le vertige: la petite phrase ou l’adjectif qui aurait embrasé l’équipe de France n’y étaient pas et pourtant, l’idée de Mbappé était passée, calibrée au quart de millimètre. La certitude : si le foot est un système, Mbappé va l’éprouver. Le déséquilib­rer. Le soir-même, les cadres de l’équipe de France en concluaien­t qu’il était impossible, pour eux, de laisser le gamin prendre seul le champ médiatique, de peur d’être tous éclipsés par le rayonnemen­t et l’indépendan­ce d’esprit de l’attaquant parisien.

Le Mbappé que l’on rencontre ce matin de décembre est plus prudent, plus policé que celui qui avait fait sauter le couvercle à Istra. Concrèteme­nt, les phrases qui sortaient naguère comme des missiles épousant sa vitesse de réflexion sortent désormais moins vite, comme si l’attaquant parisien leur refaisait faire un petit tour dans son esprit. On sent parfois un second temps quand il formule une réponse: un large sourire d’abord – je ne peux pas tout dire – avant des mots toujours sincères, toujours dans le sens de ce qu’il pense, mais qui surplomben­t parfois le sujet.

Cependant, à l’automne 2020, il décide d’entrer soudain dans le champ sociétal – ce que font souvent les sportifs anglo-saxons, à la manière de Colin Kaepernick ou LeBron James, mais qui reste inédit à l’échelle de la France. Le 26 novembre, l’attaquant parisien tweete une photo du visage tuméfié du producteur Michel Zecler, victime d’un passage à tabac avec insultes racistes par la police. Un trio de champions du monde (Antoine Griezmann,

“Il y a sans doute un risque en termes d’image de parler de racisme, on m’a alerté là-dessus, mais il faut faire bouger certaines choses.”

Benjamin Mendy et Samuel Umtiti) a pris au même moment la même initiative, si bien que le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, brandit en retour les clichés habituelle­ment sortis par l’extrême droite à l’endroit des joueurs, les renvoyant à leur condition de “millionnai­res” et leur administra­nt une bonne leçon de patriotism­e. Quatre semaines plus tard, il rend hommage sur son compte Twitter aux trois gendarmes abattus dans le Puy-de-Dôme pour s’être interposés dans une affaire de violence conjugale. Dans l’intervalle, le 9 décembre, un fait inédit a défrayé la chronique : Mbappé et ses coéquipier­s ont pris la décision d’arrêter un match de Ligue des champions, quittant le terrain du Parc des Princes, de concert avec les joueurs du Basaksehir d’Istanbul, après qu’un entraîneur du club turc eut été désigné par le quatrième arbitre comme “noir”, negru dans la langue (le roumain) de celui-ci. En quelques minutes, le sport roi a basculé. “Les gens sont fatigués du

racisme, confie-t-il. Je sais que ma parole est importante à leurs yeux. J’avais eu la chance d’en discuter avec LeBron James deux ans plus tôt et il m’avait sensibilis­é à ça, en me poussant à prendre position sur des sujets qui font partie de mes valeurs. Mais je n’étais pas prêt, tout simplement. Il faut le digérer, puis l’assumer. Concernant le tweet sur Michel Zecler, j’ai estimé qu’il fallait porter la parole de ceux qu’on n’entend pas. Je vais voter, je m’informe quotidienn­ement, je regarde ce qui se passe. Je suis un citoyen comme un autre. Il y a sans doute un risque en termes d’image, on m’a alerté là-dessus, mais il faut faire bouger certaines choses. Et après ça [le tabassage de

Michel Zecler], il fallait y aller.”

Il ajoute: “Contre Basaksehir, on est sortis du terrain parce que l’Union européenne de football [qui organise les compétitio­ns

européenne­s] n’a jamais mis fin à un match de foot, ce qui revient à normaliser quelque chose qui n’est pas normal [une expression raciste] dans ce genre de situation. En mettant un terme au match, d’une certaine façon, tu tues le racisme. Quand on est rentrés dans les vestiaires, on savait tous qu’on n’allait plus ressortir : le moment décisif, c’est celui où tu sors du terrain. Tu fais quelque chose d’inspirant: ‘Si eux n’ont pas joué ce soir-là, alors...’ On a créé un précédent. Et on a installé le club à la table des grands : le PSG a été partie prenante de ce moment-là. Il fallait faire passer l’idée qu’il y a des choses au-dessus du foot.”

Aujourd’hui, le monde se dessine clairement différemme­nt. Et l’élite du sport semble enfin gagner peu à peu le droit de s’exprimer au sujet de celui-ci.

 ??  ?? Manteau croisé en cachemire, chemise en popeline de coton, pantalon en drap de laine et ceinture, Collection Homme, DIOR.
Manteau croisé en cachemire, chemise en popeline de coton, pantalon en drap de laine et ceinture, Collection Homme, DIOR.
 ??  ?? Manteau en jacquard de laine technique, tee-shirt en jersey de coton, pantalon en drap de laine et derbys, Collection
Homme, DIOR.
Manteau en jacquard de laine technique, tee-shirt en jersey de coton, pantalon en drap de laine et derbys, Collection Homme, DIOR.
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DRIES VAN NOTEN. Tee-shirt
en jersey de coton, NIKE.
Manteau en tweed de laine, DRIES VAN NOTEN. Tee-shirt en jersey de coton, NIKE.
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ACKERMANN. Pantalon en gabardine de laine et derbys,
Collection Homme, DIOR.
Veste en laine, HAIDER ACKERMANN. Pantalon en gabardine de laine et derbys, Collection Homme, DIOR.
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Pull en maille de coton à col zippé, AMI ALEXANDRE MATTIUSSI.

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