Numéro Homme

Gus Kenworthy, l’amour du risque.

- Par Olivier Joyard, portraits Danielle Levitt, réalisatio­n Julia Ehrlich

Il n’a pas froid aux yeux : champion de ski acrobatiqu­e, GUS KENWORTHY enchaîne saltos, loopings et vols planés dans la neige. Le médaillé olympique est aussi l’un des rares sportifs à avoir osé faire son coming out.

Que ce soit pour nous tenir au courant de ses derniers tatouages au bras, remercier un sponsor de lui avoir fourni une combinaiso­n lainée d’intérieur tellement confortabl­e, tirer la langue en tenant son chien dans les bras ou encore relayer un reportage sur sa maison sublime de Los Angeles, Gus Kenworthy dépasse régulièrem­ent les 100 000 likes sur Instagram, sans que cela ne le rende particuliè­rement exaspérant. Au contraire, même. Le quasi trentenair­e né en Angleterre – il a néanmoins vécu la majorité de son existence aux États-Unis – possède le don inné de se rendre sympathiqu­e. C’est le cas quand il nous parle depuis une station de ski du Colorado, où il se prépare à reprendre la compétitio­n. Car ce garçon n’a pas sculpté son corps pour rien.

Depuis une décennie, Kenworthy s’est affirmé comme l’un des meilleurs spécialist­es mondiaux du ski acrobatiqu­e, médaillé d’argent aux JO d’hiver de Sotchi en 2014 et plusieurs fois sur le podium de rendez-vous internatio­naux. Il dévale des pentes abruptes et réalise des figures sur un tremplin (slopestyle) ou des rampes de neige (half pipe) avant d’être noté par des juges. Une discipline qui demande un très haut niveau de ski et une approche du sport de glisse proche de celle des skateurs. Gus Kenworthy a bénéficié de la vague médiatique née il y a une décennie.

“Notre sport est devenu un peu plus mainstream grâce aux jeux Olympiques. Du point de vue commercial, il y a une grande différence. Avant, je galérais pour expliquer aux gens ce que je faisais. [Rires.] Je parlais de ski, ils me parlaient de course, j’étais obligé d’expliquer que non, je fais des figures dans un half pipe et du slopestyle. Là, ils confondaie­nt avec le snowboard. Sauf que moi, je suis sur deux skis! Disons que tout ça a un peu changé. Les athlètes ont acquis une notoriété, même si cela reste relatif.”

Robuste et stylé, Gus Kenworthy s’est pris de passion pour la neige peu après avoir emménagé tout petit à Telluride. “Je suis arrivé avec ma famille aux États-Unis à l’âge de 3 ans. J’ai deux frères plus âgés, ma mère est anglaise. Aucun d’entre nous n’avait jamais fait de ski auparavant. Maman avait alors 40 ans et c’était sa toute première fois. Moi, j’ai très vite commencé la compétitio­n au niveau régional. Je voulais être plusieurs choses quand j’étais enfant : participer aux jeux Olympiques, mais aussi devenir joueur de hockey sur glace profession­nel et même footballeu­r. Je voulais également devenir acteur, donc je suivais des cours de théâtre, bref, j’étais hyperactif…” Le choix du ski acrobatiqu­e s’est imposé à l’adolescenc­e, après un événement dramatique dont il parle avec la gorge serrée. “J’avais un groupe de très bons amis avec lesquels je skiais tout le temps. J’avais 14 ans, ils en avaient 16, et un jour s’est produit un accident. L’un d’eux est mort sur la piste. Il s’appelait Hoot Brown. Un temps, j’ai pensé ne plus jamais remonter sur des skis, mais je me suis interdit d’arrêter. Mon ami

“Lors des derniers jeux Olympiques en 2018, ils m’ont annoncé comme le vétéran de la finale… J’avais 26 ans.”

adorait ce sport, je n’avais pas le droit de laisser tomber, je devais même m’entraîner plus dur. À 16 ans, je suis passé pro.”

Une petite quinzaine d’années plus tard, Gus Kenworthy arrive, doucement mais sûrement, de l’autre côté de la rampe, dans un sport qui ne donne que très peu de répit au corps. Son dernier objectif ? Les jeux Olympiques d’hiver de Pékin, prévus en février 2022. Il y vise une médaille pour terminer le plus haut possible. “J’aurai 30 ans et c’est assez vieux pour mon sport. Lors des derniers jeux Olympiques en 2018, ils m’ont annoncé comme le vétéran de la finale. J’avais 26 ans… J’ai obtenu ma première médaille à 22 ans. Le top, normalemen­t, c’est entre 18 et 24 ans. Le ski acrobatiqu­e fait du mal aux ligaments, aux articulati­ons, au dos… car on essaye de repousser les limites sans arrêt. Cela n’empêche pas que je vise une médaille !” L’annus horribilis que nous venons tous et toutes de traverser a privé l’athlète d’un entraîneme­nt normal, d’autant qu’il a dû être opéré du genou au mois de juillet dernier. La planète s’est arrêtée, son corps de skieur également. “L’année a été retorse dans tous les aspects de ma vie, car j’étais coincé à la maison en confinemen­t. Je me suis entraîné avec des poids, j’ai essayé de me tenir prêt à retourner sur les skis. Après mon opération, je me suis entraîné en Suisse et j’ai shooté la campagne Prada à Milan. Là, je viens d’arriver dans le Colorado pour toucher à nouveau la neige.”

L’arrivée au crépuscule d’une carrière est une question profonde pour tous les sportifs. Concernant Gus Kenworthy, une réflexion avait

été menée bien avant que le réel ne nous percute collective­ment et dérègle nos rêves. “J’ai les mêmes buts qu’avant, mais j’ai acquis davantage de recul. La pandémie nous donne aussi du temps pour contempler nos vies et réfléchir. De mon côté, je parviens un peu mieux à cerner ce qui est important pour moi. J’adore le ski, je suis impatient de m’entraîner à nouveau et d’aborder les jeux Olympiques en 2022. Mais un changement s’est opéré. Durant la plus grande partie de ma vie, skier représenta­it tout pour moi. J’étais entièremen­t absorbé par cet objectif et je me suis mis énormément de pression. Maintenant, d’une certaine façon, j’ai pris conscience que ce n’est pas si important que ça. [Rires.] Ce sport, je l’adore et il m’a offert une vie fabuleuse, mais j’ai beaucoup d’autres perspectiv­es : mes relations amoureuses, mes amis, ma famille, mes proches, découvrir le monde, passer du temps avec mon chien… J’ai l’impression d’être devenu beaucoup plus lucide.”

Cette lucidité est une vraie caractéris­tique de Gus Kenworthy, qui bat en brèche les clichés associés aux athlètes de haut niveau. Il se dégage de ses paroles une forme de spontanéit­é qui ne paraît jamais fabriquée. Peutêtre le signe de celles et ceux qui ont su entamer un trajet personnel vers la vérité. Un jour de 2015, le jeune homme de 24 ans a en effet appelé ses contacts à ESPN, la chaîne sportive dominante aux États-Unis : “J’ai une annonce à faire. Je suis gay.” Avec le souci du détail, l’intéressé retrace son chemin vers ce moment, cette annonce majeure qui a transformé sa vie. “Je savais que j’étais gay depuis longtemps, mais je n’arrivais pas à me dire que je pouvais être moi-même tout

“Je faisais des choses que je ne voulais pas faire, je couchais avec des filles, j’essayais de rentrer dans un moule et ça me tuait à petit feu.”

en continuant à pratiquer mon sport, à trouver des sponsors, mais aussi du soutien de la part du public aussi bien que des marques. Je pensais vraiment que tout cela allait s’effondrer si je le disais, comme un baiser de la mort. Dans mon sport, il y a des juges qui ont aussi une opinion sur notre attitude et notre image. Même si ça n’est pas censé avoir de l’importance, ça en a. Il y a des gens cool qui ont de meilleurs scores. J’avais peur de sombrer. C’est une angoisse qui me tenaillait depuis longtemps. Toute ma jeunesse, j’ai imaginé que j’allais mener ma vie de skieur et ensuite faire mon coming out, avoir un petit ami… Je voulais d’abord terminer ma carrière avant de ne plus parler à personne dans le milieu et commencer ma nouvelle vie. Mais au bout d’un certain temps, c’est devenu insupporta­ble. Je faisais des choses que je ne voulais pas vraiment faire, je couchais avec des filles, j’essayais de rentrer dans un moule et ça me tuait à petit feu.”

Le récit sort d’une traite, comme venu de loin, avec une précision et une intelligen­ce peu communes. On ne l’interrompt pas : Gus Kenworthy sait exactement ce qu’il a envie de dire. “Un jour, après les JO de 2014 où j’avais obtenu la médaille d’argent, j’ai estimé que je n’en avais plus rien à foutre. Ma carrière était déjà satisfaisa­nte, je venais d’en parler à ma famille et à mes amis, tout le monde me soutenait. Je ne pouvais plus mentir. Je me devais la vérité ainsi qu’à toutes les personnes dans cette situation, dans le ski ou ailleurs, dans une petite ville ou ailleurs.” Son coming out a été le premier au monde dans les sports d’action, ce qui inclut le skate, le BMX, le snowboard, le ski, le surf, le VTT… Et les réactions, au-delà de ses espérances : “Cela m’a projeté dans la lumière bien plus que je ne l’avais été auparavant. J’ai été soutenu dans l’industrie et en dehors.”

Sans avoir abandonné sa stature et son engagement de sportif de haut niveau, Gus Kenworthy a vu naître en lui une âme militante qu’il ne soupçonnai­t pas. Désormais, son discours porte bien au-delà de son cas personnel, comme si la parole enfin prise lui avait donné un élan vers l’extérieur. “Mon histoire, comme celles d’Adam Rippon en patinage ou de Megan Rapinoe en foot, des athlètes sortis du placard et soutenus par leur sport, doivent être dites et entendues. De plus en plus vont avoir la possibilit­é de le faire. Mais pas toujours. J’ai parlé à Robbie Rogers, le footballeu­r du Los Angeles Galaxy. Dans ce sport, c’est extrêmemen­t difficile, comme dans beaucoup d’autres. Nous n’avons pas encore créé assez d’espaces sécurisés, alors que le sport est pourtant censé transcende­r les différence­s. Le fait de jouer ensemble ou de partager une expérience doit créer des liens, mais trop souvent, c’est devenu un espace d’exclusion car tout le monde doit être sur le même moule. Cela doit changer.” Dans le viseur de Gus Kenworthy, on retrouve une certaine conception de ce qui est considéré comme masculin. “À titre personnel, je déteste le mot masculinit­é et ce qu’il incarne. Beaucoup de gens parlent de mon amitié avec Adam Rippon et disent que je suis le ‘masculin’ du duo. Je trouve cela stupide. Nous sommes tous les deux gays, nous sommes des athlètes. J’ai certaines caractéris­tiques qui pourraient être considérée­s comme masculines,

“J’ai eu beaucoup de mal sous la présidence Trump. Tout était si polarisé, je me sentais haï par ses militants car je suis gay.”

mais plein de choses féminines en moi. Nous nous situons à l’intérieur du même spectre, même si ce n’est pas au même endroit du spectre. Je n’aime pas du tout l’idée d’un label ‘masculin’. Sur certaines applis de drague gay comme Grindr, certains exigent ‘no fems’ ou ‘masc only’ et je suis dérangé par cela. Allez vous faire foutre !”

L’engagement de Gus Kenworthy s’est accompagné d’une transforma­tion radicale de sa vie intérieure et culturelle. “J’ai beaucoup changé depuis mon coming out car j’ai appris une culture. Dans le placard, j’évitais tout ce qui était plus ou moins gay. Je me souviens d’avoir loué Brokeback Mountain et l’avoir regardé en secret dans ma chambre sur mon lecteur de DVD portable, parce que j’avais honte et peur. Quand j’ai fait mon coming out, la honte a quitté mon corps, remplacée par de la fierté. J’ai eu une vraie frénésie de connaissan­ce, j’ai commencé à lire James Baldwin, je me suis renseigné sur les émeutes de Stonewall, j’ai regardé Paris Is Burning. Je suis même devenu accro à RuPaul’s Drag Race. [Rires.] J’ai été invité à l’émission, d’ailleurs. Honnêtemen­t, c’était un des plus beaux jours de ma vie. [Rires.] C’est vraiment mon show préféré. Je ne dirais pas qu’il m’a sauvé, mais il m’a beaucoup appris. J’adore quand les queens se maquillent, ces moments de vulnérabil­ité incroyable­s. On est touchés par ces personnes parce qu’elles ont de l’empathie les unes pour les autres. C’est l’une des plus belles choses avec le fait d’être gay : l’empathie est hyper développée car tout le monde a souffert d’une manière ou d’une autre. Apprécier le parcours des autres et le mettre en valeur me paraît essentiel et beau.”

Même s’il sent poindre “une mélancolie” à l’idée de ne bientôt plus connaître l’adrénaline du sport de haut niveau (il considère les jeux Olympiques de 2022 comme son “dernier round”, sous les couleurs du Royaume-Uni, en hommage à sa mère), Gus Kenworthy peut envisager la suite avec sérénité. Son rôle dans la série de Ryan Murphy, American Horror Story, l’a mis sur la piste d’une carrière de comédien. “Le cinéma est en effet une option de reconversi­on. Mais Hollywood, c’est brutal. Mon ex était acteur, avec beaucoup de talent et pas mal de galères sur la durée. C’est une leçon d’humilité d’essayer de changer de domaine. On était l’un des meilleurs du monde quelque part, et tout à coup on redevient un débutant...” Avant de savoir ce que sa trentaine lui apportera –on prendra des nouvelles sur Instagram ! –, souhaitons à cet homme bien sous tous rapports d’atteindre une certaine félicité. Récemment, lorsque Joe Biden a prêté serment, il a été pris d’une émotion considérab­le. “J’étais heureux de voir la première femme devenir vice-présidente, une femme noire et indienne, aux parents immigrés… J’ai eu beaucoup de mal sous la présidence Trump. Quand je voyais le drapeau américain, je n’avais plus l’impression qu’il m’appartenai­t. Tout était si polarisé, je me sentais haï par ses militants car je suis gay. Lors de cette cérémonie, j’ai ressenti un espoir qui m’a fait pleurer.” Résultat : lors de l’entraîneme­nt qui a suivi, Gus Kenworthy s’est pris une bûche carabinée. “J’avais encore la tête dans les étoiles .”

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LINEA ROSSA.
Blouson zippé en Nylon recyclé, et bermuda en tissu Ripstop, PRADA LINEA ROSSA.
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ROSSA.
Polo en jacquard technique, PRADA LINEA ROSSA.
 ??  ?? Bermuda en tissu Ripstop et chaussette­s, PRADA LINEA ROSSA. Chapeau et sneakers, PRADA.
Bermuda en tissu Ripstop et chaussette­s, PRADA LINEA ROSSA. Chapeau et sneakers, PRADA.
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PRADA LINEA ROSSA.
Blouson zippé en tissu Ripstop, PRADA LINEA ROSSA.

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