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Janelle Monáe. Par Christophe Conte

Elle incarne depuis dix ans une voie personnell­e entre la pop et le R’n’B. Aujourd’hui, Janelle Monáe délaisse ses inspiratio­ns rétrofutur­istes et revient avec Dirty Computer, un album percutant où Pharrell Williams, Grimes et Zoë Kravitz ont mis leur ta

- Par Christophe Conte

C’était il y a tout juste dix ans, Janelle Monáe débarquait dans le paysage musical avec Metropolis: The Chase Suite, un mini- album fantasque et ambitieux parrainé par Big Boi, moitié du duo d’Atlanta OutKast, et Sean “Diddy” Combs, alias Puf f Daddy, faiseur de rois et de reines du hip- hop et du R’n’B de l’époque. Malgré de tels fonts baptismaux ser tis de diamants et tapissés d’hermine, la jeune chanteuse originaire de Kansas City peine alors à trouver sa place dans la lumière qu’occupent déjà à pleins feux les divas montantes Rihanna et Beyoncé. Son personnage rétrofutur­iste, entre meneuse de revue des années 20 et créature bionique, ses références au Metropolis de Fritz Lang et la puissance de péplum de sa musique la placent hors des canons du mainstream, sans pour autant en faire une héroïne décalée.

Le monde, alors, n’est pas prêt pour

une jeune ef frontée qui cite Philip K. Dick, Joséphine Baker et Claude Debussy. Elle prétend au passage tenir son nom de Claude Monet ( elle s’appelle en réalité Janelle Robinson) et s’amuse à raconter en interview que le peintre des Nymphéas s’appelait lui aussi Claude Monáe, et qu’il aurait changé son nom en MonET pour “Extra-Terrestre”. La Dorothy du Magicien d’OZ vivait elle aussi dans le Kansas, c’est sans doute pour cela que Janelle OZ tout. Une décennie plus tard, elle a ( seulement) publié deux autres albums plus sagement calibrés, mais son statut d’“outsideuse” n’a guère évolué, en dépit d’autres glorieuses accolades venues de Prince ou de Nile Rodgers de Chic, qui virent en elle une digne et douée héritière des noces éternelles entre la pop et la soul.

Rogers Nelson ne sera pas là pour le voir,

mais il se pourrait que Janelle Monáe accède enfin à l’Olympe avec Dirty Computer, quatrième album qui contient une déferlante de tubes, parmi lesquels un hommage à peine déguisé au

Kiss du Purple Kid, baptisé Make Me Feel. Elle ne par tage pas seulement avec Prince sa taille bonsaï ( 1,52 m), elle a aussi le goût des hybridatio­ns sonores les plus folles, transgress­ant les genres – et pas seulement les genres musicaux – comme si toute l’histoire de la pop culture était une ruche magique où elle aurait choisi de faire son miel. Le morceau- titre de Dirty

Computer ouvre ainsi l’album par des voix lactées façon Beach Boys, avec Brian Wilson

himself en invité. Il y a aussi un interlude baptisé Stevie’s Dream où l’on entend Stevie Wonder deviser autour du mot “love” au cours d’une conversati­on avec celle qu’il invita plusieurs fois à ses côtés sur scène. On retrouve aussi sur son disque des contempora­ins de poids comme Pharrell Williams, Grimes ou Zoë Kravitz, tant elle est la seule aujourd’hui à pouvoir faire un tel grand écart génération­nel sans être soupçonnab­le de pratiquer le namedroppi­ng stérile.

Pour de multiples raisons assez troublante­s, on peut même avancer que Janelle Monáe incarne aujourd’hui, en 2018, l’artiste américaine absolue, celle à travers laquelle se glissent toutes les problémati­ques les plus aiguës mais dont le militantis­me ultra offensif ne contrarie pas le goût de l’entertainm­ent et l’effervesce­nce fantaisist­e. En 2015, aux avant- postes du Black Lives Matter, elle a sor ti un titre qui nommait les victimes noires des violences policières, Hell You Talmbout, proposant une version instrument­ale pour que chacun puisse rallonger la liste et en faire une sorte d’étendard viral. Bien avant la salutaire vague # TimesUp et # MeToo, elle a également créé un mouvement baptisé Fem the Future, visant à faire valoir la parole des femmes au sein d’une industrie musicale aux for ts penchants patriarcau­x.

Dans le clip très spectacula­ire de Pynk, elle et ses danseuses arborent un “pantalon vulve” signé Duran Lantink, histoire d’illustrer avec humour un texte qui ose parler frontaleme­nt d’intimité féminine. Cette célébratio­n du “pussy power”, dans un pays dont le président se vantait de vouloir attraper une femme “par la chatte”, transgress­e plus d’un tabou en montrant l’actrice de Westworld, Tessa Thompson, sor tir carrément du vagin de la chanteuse. On prête d’ailleurs à Janelle Monáe une relation avec la belle Tessa, et, sans af firmer ni infirmer cette rumeur, celle qui prétendait jusqu’ici ne sortir qu’avec des androïdes a affolé Google la veille de la sortie de Dir ty Computer en se revendiqua­nt

pansexuell­e ( pan = “tous” en grec), étayant ainsi son propos dans une interview à Rolling

Stone : “Être une femme noire et queer aux États- Unis – c’est- à- dire quelqu’un qui a des relations autant avec des hommes qu’avec des femmes – fait de moi une putain de fille libre” (“free- ass mother fucker” en VO).

Dans sa très vaste famille du Kansas, où la religion baptiste tenait lieu d’unique gouvernail, les gays étaient promis aux enfers par cer tains des membres les plus attardés. Son père, addict au crack, a quitté le foyer alors qu’elle avait à peine 1 an, et sa mère a volontiers brouillé les pistes trop pieuses en l’initiant très jeune à la science- fiction, échappatoi­re récurrente dans la culture afroaméric­aine – de Sun Ra à Funkadelic – pour contourner les questions raciales, religieuse­s ou sexuelles.

De cet afro- futurisme, qui est une galaxie culturelle à par t entière, Janelle Monáe va devenir très vite l’étoile montante en se créant un avatar baptisé Cindi Mayweather, dont son véritable premier album, The ArchAndroi­d raconte en 2010 l’odyssée messianiqu­e qui télépor te l’univers de Metropolis dans celui de

Matrix, avec en sous- texte les rappor ts entre dominants et dominés qui n’ont pas beaucoup changé d’un début de siècle à l’autre. Désormais basée à Atlanta, Monáe a créé la Wondaland Arts Society, une sor te de république ar tistique parallèle dont elle est la figure de proue, sur le modèle de Paisley Park, avec ce désir conjugué d’ouver ture aux autres et de contrôle absolu de son business.

En 2013, lorsque paraît son nouvel album,

The Electric Lady ( clin d’oeil à un autre totem, Jimi Hendrix), la réalité a dépassé la sciencefic­tion. Un président noir est à la MaisonBlan­che et le transhuman­isme n’est plus seulement un délire dystopique pour écrivains et cinéastes. Le message de Monáe est moins percutant, l’album est également moins novateur, et on craint alors qu’elle ne finisse par se perdre elle- même dans son jeu de piste aux références excentriqu­es, dont celle à Polly Maggoo pour la pochette. Pendant ce temps, d’autres créatures transgéniq­ues comme Lady Gaga, Nicki Minaj ou même Lana Del Rey vont lui piquer des par ts de marché ( sur la Lune).

Il aura fallu cinq longues années à Janelle Monáe pour mettre à jour ses logiciels et revenir en force avec Dir ty Computer. Il faut dire qu’elle est devenue actrice entre- temps, obligée ainsi de se fondre dans des personnage­s dont elle n’avait pas le contrôle. On l’a ainsi vue dans Moonlight, en fiancée du dealer et mentor du héros Chiron, ou parmi les trois mathématic­iennes noires de la NASA dans

Les Figures de l’ombre [ Hidden Figures].

L’élection de Donald Trump a réveillé tous les tumultes et les colères que cette cyber- suffragett­e porte

en elle. Janelle Monáe incarne, en 2018, l’artiste américaine absolue, dont le militantis­me ultra offensif ne

contrarie pas le goût de l’entertainm­ent.

Elle sera également au générique du prochain Robert Zemeckis, The Women of Marwen, sur les écrans fin 2018.

Mais autant l’élection d’Obama avait fait

office d’anesthésia­nt, autant celle de Donald Trump a au contraire réveillé tous les tumultes et les colères que cette cyber- suf fragette porte en elle comme des germes prêts à éclore. Avec sa production nacrée, plus policée et millimétré­e que les précédente­s – on frise par endroits l’insignifia­nce à la Katy Perry – Dir ty

Computer est un virus contagieux balancé dans le système ultra codé du mainstream globalisé. Avec son visage de femme- enfant à la Whitney Houston, sa pompadour rétro façon Little Richard ou, selon les jours, des couettes afro qui la font ressembler à Minnie Mouse, Monáe a l’art de tromper son monde – un stratagème d’androïde.

Si chaque chanson ou presque possède son contrecham­p progressis­te sur les questions de genre ou de racisme, c’est le final, baptisé simplement Americans, qui donne l’estocade à l’administra­tion Trump et à ses réseaux suprémacis­tes. Là encore, Janelle Monáe avance masquée, et la chanson commence par un choeur de guimauve gospel avant de s’emballer façon galop pop’n’roll inoffensif. Mais c’est le texte, un inventaire du cauchemar climatisé de l’Amérique telle qu’on la rêve aux réunions du Tea Par ty et de la NRA, qui fait office de déflagrati­on sournoise, surtout lorsque la chanteuse oppose aux défenseurs des armes et des femmes aux fourneaux sa belle et joyeuse émancipati­on de “free- ass

mother fucker”.

Pour accompagne­r la sortie d’un disque qui possède tous les atouts d’un blockbuste­r musical, Janelle Monáe a vu les choses en grand en produisant un moyen- métrage de quarante- cinq minutes baptisé Emotion

Picture, qui contextual­ise tous les clips parus jusqu’ici dans une fiction futuriste où les individus sont devenus des “ordinateur­s sales”. Un Metropolis de l’ère numérique, qui boucle la boucle amorcée à ses débuts et annonce de beaux lendemains pour la plus sexy et brillante des androïdes de l’Univers.

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