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Stella McCartney. Propos recueillis par Philip Utz

Fidèle à ses conviction­s, Stella McCartney a fait du respect du monde animal, et de la planète, un des principes fondateurs de sa maison de mode. Un engagement de chaque instant que la créatrice britanniqu­e évoque ici sans langue de bois et sans concessio

- Propos recueillis par Philip Utz

STELLA MCCARTNEY : [ En français] Bonjour

Philip !

NUMÉRO : Coucou, ça va ?

Bien, merci ! NUMÉRO : [ En anglais] C’était comment le Met Ball, hier soir ?

C’était le Met. Le Met était le Met. Qui était une vraie poubelle au gala cette année ? Qu’entendez- vous exactement par “vraie

poubelle” ? Faites- vous allusion à l’apparence physique des invités, à leur tenue vestimenta­ire ou à leur état émotionnel ? À leur tenue vestimenta­ire. Qui por tait la robe la plus hideuse ? Mon Dieu ! c’est un vrai foutoir à ce niveau- là. Je ne distingue même plus les tenues les unes des autres tant ça grouille de robes de bal hideuses. C’est toujours assez surprenant parce que je ne vois pas qui por te ce genre de confection aujourd’hui… en dehors des gens qui vont à ces événements où vous passez votre soirée à fixer le sol pour ne pas vous prendre les pieds dans la traîne de quelqu’un. Qu’avez- vous por té cette année pour l’occasion ? Vous n’avez qu’à faire un tour sur Google,

darling. Je plaisante. Imaginez- vous que j’ai opté pour une robe Stella McCar tney – ver te, et dépourvue de traîne – à la grande surprise de tout le monde. Pour ce genre de soirée, j’ai tendance à choisir une tenue dans laquelle je vais pouvoir me déplacer, m’asseoir, respirer, voire lever les bras si jamais l’envie m’en prend. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde. En général, je m’y retrouve toujours avec le même groupe de copines qui n’ont pas trop envie de compromett­re leur propre style pour se plier à un quelconque dress code. En parlant de dress code, la légende veut que chacun des invités du Met Ball fasse approuver sa tenue au préalable par Anna Wintour, rédactrice en chef du Vogue américain et organisatr­ice de la soirée. La légende dit- elle vrai ? [ Long silence.] Je n’arrive pas à croire que vous me posiez ce genre de question. Vous êtes sérieux ? C’est pour répondre à des inepties comme celle- là que j’ai accepté de vous parler ? Eh bien, permettez- moi d’y répondre : je n’en ai pas la moindre idée. En tout cas, elle n’a certaineme­nt pas validé la mienne. Voilà. Et si on passait à autre chose maintenant, pour parler de sujets un poil plus intéressan­ts ? Très bien, moving on, vos conviction­s écologique­s vous viennent- elles de votre mère Linda, elle- même très engagée pour la défense des animaux ? Mes parents m’ont tous deux appris à répondre de mes actes et à traiter tous les êtres de cette planète avec le même respect. Et à mes yeux, trucider une pauvre bête, la dépecer pour en faire un manteau, un sac à main ou un pot- au- feu, c’est lui manquer de respect. Sauf votre respect, je n’ai jamais très bien saisi la nuance entre le végétarism­e et le véganisme. Mais d’où sortez- vous ? Vous êtes grave. Alors, pour la petite leçon : le végétarism­e est un régime alimentair­e qui exclut tous les animaux mor ts, à savoir la viande rouge et la viande blanche, les poissons et les fruits de mer. Le véganisme, quant à lui, prohibe tout produit lié de près ou de loin à l’exploitati­on animale : les oeufs ou le fromage, par exemple. Personnell­ement, je suis végétarien­ne, même si je me reconnais de plus en plus dans les préceptes du véganisme, vers lequel j’ai commencé à tendre dernièreme­nt. La production de fourrure est- elle plus cruelle pour les animaux que la production de cuir ? Je ne fais pas la dif férence : dans les deux cas, vous assassinez un animal – un être vivant qui bouge, qui respire et qui éprouve des sentiments et des émotions comme vous et moi – pour le saigner, l’écorcher et le dépouiller complèteme­nt de sa peau. Et qu’on n’essaye sur tout pas de me faire passer la pilule en af firmant que le cuir est un sous- produit de l’industrie de la viande. Cet argument est complèteme­nt débile. Cette industrie est révoltante en soi, donc ce n’est pas comme si elle pouvait servir d’excuse à quoi que ce soit. Ce qui me fascine, par ailleurs, c’est la façon dont le cuir et la fourrure sont aujourd’hui perçus comme le summum du luxe. Et pourtant, à métrage égal, le cuir ne coûte guère plus cher que le coton. Ce n’est pas un produit de luxe, mais de masse. Sur les plages de Majorque, je tombe souvent sur des contrefaço­ns en cuir de mon sac Falabella. Eh bien, figurez- vous qu’elles sont vendues à une fraction du prix de la version que je produis pour ma marque, en cuir synthétiqu­e. Je ne vois donc pas ce qu’il y a de luxueux là- dedans. Par ailleurs, aucune maison de mode ne vous laissera, en tant que journalist­e, visiter les élevages, abattoirs et autres fermes à fourrure d’où proviennen­t les cuirs, pelisses et autres peaux exotiques. Je vous mets au défi de tenter le coup, vous verrez que leurs por tes resteront

verrouillé­es à triple tour. Et pour cause : les conditions de vie et d’exécution des animaux y sont abjectes, c’est un bain de sang, un film d’horreur, un massacre qui est à mille lieues de l’image luxueuse et léchée que les maisons souhaitent véhiculer. Depuis quand les animaux ont- ils des sentiments ? Comment pouvez- vous en douter ? Ce n’est pas parce que vous ne parlez pas leur langue que vous ne pouvez pas les entendre gémir. Lorsqu’on les écorche, leurs veines se gorgent d’adrénaline, une hormone secrétée en réponse à un état de stress. C’est scientifiq­uement prouvé. S’il ne s’agit pas là d’une réaction émotionnel­le, je ne sais pas ce qu’il vous faut. Les gens ont tendance à croire qu’à par t leur animal de compagnie – leur chien, leur chat – les petites bêtes n’ont pas de sentiments. Ce qui est tout bonnement ridicule. De nombreuses marques mettent aujourd’hui en avant la protection des animaux et de l’environnem­ent, deux engagement­s auxquels vous vous êtes toujours tenue. Dans quelle mesure ces initiative­s récentes vous semblent- elles cyniques, relevant purement d’une stratégie marketing ? Vous connaissez déjà la réponse à cette question. Les grandes marques de mode du monde entier ont investi des millions et des millions de dollars pour cerner le comporteme­nt d’une nouvelle génération de consommate­urs et de consommatr­ices pour mieux les cibler. Elles ne sont pas stupides : elles savent que les

millennial­s sont friands d’une démarche plus responsabl­e, faisant preuve de plus de transparen­ce et d’authentici­té. Il ne faut pas se leurrer : ce n’est pas comme si le milieu de la mode s’était rendu compte il y a six mois que l’industrie de la fourrure était exécrable. Les maisons ont juste compris qu’à l’heure actuelle le développem­ent durable est un argument de vente non négligeabl­e. Ce qui n’a pas toujours été le cas, et je suis bien placée pour le savoir. J’ai passé une grande par tie de mon enfance à me faire ridiculise­r et insulter du fait que j’étais végétarien­ne. Plus tard, lors des dîners en ville, les gens étaient soit très agressifs, soit sur la défensive vis- à- vis de mes habitudes alimentair­es. Bref, cela n’a jamais été une conversati­on très facile à avoir. Sans parler de la risée générale suscitée par

“Mes parents m’ont tous deux appris à répondre de mes actes et à traiter

tous les êtres de cette planète avec le même respect. Et à mes yeux,

trucider une pauvre bête, la dépecer pour en faire un manteau, un sac à main ou un pot- au-feu, c’est

lui manquer de respect.”

mon refus d’intégrer le cuir dans mes collection­s. À mes débuts, on a dû me dire mille fois que je ne pourrais jamais construire ma propre marque avec de tels engagement­s. Le “développem­ent durable” ? C’est quoi ça encore ? Je rêve ou vous êtes complèteme­nt demeuré ? Une vraie merde ! Écoutez, j’ai une légère gueule de bois aujourd’hui, et je vous suggère donc d’aller mener une petite étude de marché avant de revenir vers moi.

Qu’avez- vous pensé de la déclaratio­n de

Donald Trump affirmant que “le concept de réchauf fement climatique” avait été “créé par et pour les Chinois dans le but de rendre l’industrie américaine non compétitiv­e” ? Oh la la ! Dif ficile pour moi de répondre à cette question. J’ai le sentiment que M. Trump pourrait – je dis bien “pourrait”, et non “devrait” – demander à sa plaque tournante de conseiller­s de se pencher un peu plus sérieuseme­nt sur la question. Il est toujours décevant de constater qu’un leader mondial ne profite pas de la plateforme globale qui lui est donnée pour créer un monde meilleur. Trump est grand- père si je ne m’abuse, donc s’il ne le fait pas pour lui, il pourrait au moins le faire pour ses petits- enfants. Pourquoi avez- vous choisi de mettre un terme à votre collaborat­ion de dix- sept ans avec le groupe Kering en avril dernier ? J’ai racheté les parts de ma société détenues par Kering parce que j’en avais…

… marre ! Vous en aviez marre ! N’essayez pas de me faire dire ce que je n’ai pas dit. Au contraire, j’ai adoré mon par tenariat avec le groupe Kering et la famille Pinault. Et je ne dis pas ça pour faire de la langue de bois. Je n’ai pas la moindre critique à faire à leur égard, et au- delà du respect que je leur por te sur le plan profession­nel, j’éprouve une réelle tendresse pour eux à titre personnel. J’avais une clause dans mon contrat que je pouvais faire valoir à certains intervalle­s, et j’ai eu le sentiment que le temps était venu pour moi de l’activer afin de reprendre le contrôle de ma marque. Nombre de créateurs n’ont pas cette chance, et je me sens donc à la fois privilégié­e et libre.

“Les millennial­s sont friands d’une démarche plus responsabl­e de la part des marques. Les maisons ont

compris qu’à l’heure actuelle le développem­ent durable est un argument

de vente non négligeabl­e. Ce qui n’a pas toujours été le cas, et je suis bien

placée pour le savoir. J’ai passé une grande partie de mon enfance à me faire ridiculise­r et insulter du fait que

j’étais végétarien­ne.”

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