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Point de vue : Loïc Raguénès. Par Éric Troncy

En choisissan­t comme unique thème de ses toiles le paysage marin, Loïc Raguénès explore l’expression même de la peinture. Ses monochrome­s troublés par un motif de vagues déclinent avec subtilité une palette de nuances, de halos et de contrastes.

- Par Éric Troncy

Ses récentes exposition­s à New York et à Bruxelles en ont fait l’éclatante démonstrat­ion : à tout juste 50 ans, il a hissé son oeuvre à un stade d’excellence auquel peu de ses confrères parviennen­t un jour, inventant pour ses peintures une forme et une structure qui les autorisero­nt sans aucun doute à dialoguer avec celles des grands peintres historique­s. C’est ainsi : ce n’est pas tant sur Instagram qu’on aimerait les voir, mais entre une toile de Rober t Ryman et une d’Ad Reinhardt, pas trop loin d’un Mark Rothko. Car Loïc Raguénès ne fait pas des images, il fait des tableaux.

La première chose que l’on perçoit dans

une oeuvre d’art, c’est son ambition : ce à quoi elle aspire, à quelles autres oeuvres elle entend se comparer – voire s’ajouter – et selon quelles modalités ( la désinvoltu­re, la gravité, la modestie, l’opportunis­me), mais aussi à qui elle est destinée, c’est- à- dire pour quel usage elle est pensée… l’enter tainment, le marché, l’histoire. Même aujourd’hui qu’on fait mine de ne plus avoir de comptes à rendre à l’histoire de l’art et que tout semble permis ( mais alors, que transgress­er ?), c’est ce qui se montre immédiatem­ent dans les oeuvres, et qui définit en somme un “contexte de perception”. Parce que tout est permis, justement, et qu’il ne faut plus aucune aptitude particuliè­re au courage pour revêtir les habits qui furent, il y a longtemps, ceux des pionniers des formes, cette informatio­n est essentiell­e à la compréhens­ion des oeuvres. Triompher au jeu du marché de l’art n’est pas chose facile ; avoir du succès sur les réseaux sociaux non plus. Et savoir dialoguer avec l’histoire de l’ar t d’avant tout cela est, de toute évidence, le plus dif ficile. Aussi importe- t- il de comprendre vite à quelle table de jeu une oeuvre entend abattre ses cartes, et, convenons- en, il n’est pas de table de jeu plus légitime qu’une autre.

J’ai pensé à cela en voyant les nouvelles oeuvres de Loïc Raguénès à la galerie Clearing de New York l’an passé : lui, décidément, il a choisi l’histoire de l’ar t, celle de la peinture plus exactement. Et tout son parcours paraî t rétrospect­ivement tendre vers cet aujourd’hui où, me semble- t- il, il a su atteindre ce qu’il poursuivai­t depuis qu’il a commencé à peindre – ou à dessiner. Autre chose, d’ailleurs, nous renseigne sur les oeuvres que nous regardons : le chemin qui conduit vers elle, les étapes stylistiqu­es que l’ar tiste a franchies pour y parvenir.

Raguénès est né à Besançon en 1968, il a étudié aux beaux- ar ts de Besançon, puis de Nîmes, mais c’est dans l’atelier d’un ar tiste qu’il a fabriqué sa relation avec la peinture, placée sous le signe d’une franche obstinatio­n et de peu de compromis. En passant deux années auprès du peintre Rémy Zaugg ( on le décrit parfois aussi comme un artiste conceptuel) dans le cube de béton constituan­t son atelier dessiné par Herzog & de Meuron, Loïc Raguénès a assurément fait l’apprentiss­age de l’exigence absolue : celle que mettait Zaugg dans la réalisatio­n de ses sérigraphi­es sur aluminium laqué, mais aussi celle de son rappor t sans pitié à l’art, à commencer par le sien.

Dans les années 2000, son travail a pris la forme de dessins réalisés au crayon, formés de points colorés d’une seule couleur : ce handicap est alors devenu son langage exclusif. Il fut alors évident que Raguénès avait un sens très par ticulier de la couleur et du choix des images : il pouvait appliquer ce traitement à une scène d’Eyes Wide Shut aussi bien qu’à un ensemble de flamants roses, un brin de muguet ou un tableau de Fra Angelico. “Le rendu monochrome des dessins ainsi que sa décomposit­ion en trame de demi- tons accentue la dimension abstraite de l’image. Une fois transformé­es en monochrome­s, les images deviennent étrangères à la vérité, elles sont alors comme des fantômes des images en quadrichro­mie”, écrit à ce sujet le critique d’art Vincent Pécoil. Il a raison, tant ce traitement pointillis­te et cette gamme colorée a su produire ces fantômes d’image, en ef fet, sous lesquels transpirai­t l’ambition de faire de cette surface colorée autre chose qu’une image. Leur étrangeté, de même que leur franche séduction, les a fait exister dans notre imaginaire de façon persistant­e. Raguénès a pourtant fait évoluer cette pratique bien rodée. Les points colorés au crayon ont laissé place à des points plus gros à la gouache, puis l’image a semblé disparaîtr­e, ne laissant plus que les points – ils furent alors organisés selon des règles simples et strictes de compositio­n.

Une évolution clairement à rapprocher de

la décision prise, il y a quelques années, par Loïc Raguénès de quitter la Bourgogne pour la Bretagne de son enfance. Il par tit s’installer à Douarnenez, une ville d’à peine 15 000 habitants où d’autres ar tistes français de sa génération avaient décidé d’habiter. “Ici, on est au bout du

monde”, dit Bruno Peinado, qui s’y est installé il y a vingt- cinq ans, rejoint plus tard par Virginie Barré, Florence Doléac… Ce bout du monde est aussi un bord de mer, et c’est la mer que peint désormais Raguénès. L’histoire ferait sourire si sa conclusion formelle n’avait plutôt pour ef fet de couper le souf fle. Dévoilées l’an passé à New York dans une exposition que lui consacrait la galerie Clearing, avec laquelle il travaille depuis une dizaine d’années, ces

quatre peintures bleues, où la mer était représenté­e par une simple série de traits fins restituant le mouvement des vagues, ne laissaient aucun doute sur l’aboutissem­ent du travail de leur auteur.

Ces peintures, de fait, ne sont pas

vraiment monochrome­s : Loïc Raguénès peint a tempera, une technique qui renvoie aux icônes byzantines ou à la peinture de Fra Angelico. Cette technique est sans appel parce qu’elle sèche bien plus rapidement que la peinture à l’huile et autorise peu de correction­s. Elle donne aussi aux couleurs une densité particuliè­re et permet autant de nuances que l’huile. Aussi les fonds monochrome­s des peintures “marines” de Raguénès sont- ils bien plus que cela, of frant autant de nuances, de halos, de contrastes – bref, autorisant l’expression même de la peinture. L’artiste s’en donne à coeur joie, explorant ces infinies possibilit­és contenues dans la contrainte d’une seule couleur avec une passion très communicat­ive. Les sept ou huit rangées de traits gris pâle qui découpent la sur face du tableau suf fisent à évoquer l’océan et jouent avec le format des peintures, réalisées sur bois, comme les icônes justement. Grey Early Stones, Naissance des pieuvres ( le film), Sunlight Emmaus, Sorrento Just Married : il faudra faire usage des titres de ces quatre peintures pour leur inventer une histoire, mais sur tout constater qu’en faisant disparaîtr­e la question du sujet ( désormais toujours le même), Raguénès a finalement ouvert l’étendue de ses possibilit­és picturales.

Il l’a justement prouvé à Bruxelles en début d’année, dans le nouveau bâtiment de la galerie Clearing, avec un ensemble impor tant de peintures réalisées sur le même modèle, mais dans une gamme colorée plus large – le rouge, le vert, le noir définissan­t la mer tout aussi bien que le bleu. Étrangemen­t, représenta­nt a priori la même chose et de la même manière, chaque tableau est radicaleme­nt dif férent de l’autre. Si l’on peut aussi dire cela des Date Paintings d’On Kawara ( le système de Raguénès y fait évidemment penser), l’écart est ici bien plus spectacula­ire. Raguénès démontre son talent de coloriste, et assume à n’en pas douter la perversité de ce “sujet” ( la mer, la peinture marine) qu’il inflige joyeusemen­t à son ambition d’une peinture qui sache dialoguer avec celle des grands peintres abstraits américains des années 60.

Paradoxale­ment, ce “sujet” à l’imper tinente banalité libère le spectateur des inconforts de l’abstractio­n, sans le priver de son obligation de devoir chercher, ailleurs que dans le sujet, une raison d’être à la peinture. Rétrospect­ivement, on peut imaginer que c’est cela, précisémen­t, que l’ar tiste cherchait à faire avec ses toutes premières oeuvres. Il a assurément trouvé.

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