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Abel Ferrara.

- par Éric Dahan, photos Abel Ferrara, réalisatio­n Jean Michel Clerc

Histrion de la série B pour les uns, fils spirituel des déviants Orson Welles et Nicholas Ray pour les autres, Abel Ferrara s’est confronté à la question des migrants dans Piazza Vittorio, un documentai­re empathique mais sans illusions. Pour Numéro Homme, le réalisateu­r new-yorkais est revenu sur cette place pour réaliser une série mode mettant en scène la population locale. Par Éric Dahan, photos Abel Ferrara, réalisatio­n Jean Michel Clerc

Histrion de la série B pour les uns, fils spirituel des déviants Orson Welles et Nicholas Ray pour les autres, Abel Ferrara s’est confronté à la question des migrants dans Piazza Vittorio, un documentai­re empathique mais sans illusions. Pour Numéro Homme, le réalisateu­r new-yorkais est revenu sur cette place pour réaliser une série mode mettant en scène la population locale.

Le générique n’a pas commencé que déjà une vieille à cabas admoneste des migrants africains dans un jardin public. “L’Italie a été détruite par ces clochards venus ruiner le pays. Fermez les frontières, ne laissez plus entrer ces déchets”, lance-t- elle, véhémente, au chef opérateur. Vidée de son grand marché traditionn­el en 2001, la place Victor-EmmanueI II, la plus vaste de toute la capitale italienne, est proche de la gare Termini, où arrivent les population­s exogènes. Par un tragique hasard de l’Histoire, ces nouveaux damnés de la terre, fuyant la misère et les dictatures du continent noir, se sont installés dans ce parc arboré, entouré d’immeubles de style humbertien, où croupissai­ent, dans l’Antiquité, les cadavres des esclaves et des condamnés à mort. Comme pour justifier la colère de cette Italienne, la caméra effectue ensuite un panoramiqu­e sur des musulmans agenouillé­s en pleine rue pour la prière de l’après- midi. Il ne faudrait pas en conclure qu’Abel Ferrara a choisi son camp : dès le plan suivant, le réalisateu­r de King of New York, de Bad

Lieutenant et de ce Piazza Vittorio, inédit en France, explique à un Nigérien qu’il est lui aussi un immigré de fraîche date : “Je suis venu ici pour exercer mon art ; je suis un desperado, j’ai besoin de travailler.”

Les étrangers ont commencé à affluer vers cet eldorado romain au début des années 1980, comme le rappellent un commerçant égyptien et une restauratr­ice chinoise. Selon ces derniers, parfaiteme­nt intégrés, seule la dernière vague, moins éduquée, poserait problème, l’oisiveté faisant le lit de la délinquanc­e. D’autres font fi des agressions dont eux- mêmes ou leurs voisins ont été victimes et décrivent le quartier comme une utopie en acte, un modèle de coexistenc­e pacifique entre Afghans, Philippins, Sénégalais et autres. Un réalisateu­r va même jusqu’à affirmer que c’est cette mixité ethnique qui lui a donné envie de déménager ici. Pendant près d’une heure et demie, l’objectif inquisiteu­r d’Abel Ferrara traque anonymes et célébrités, comme le comédien Willem Dafoe, bourgeois déclassés par le passage à l’euro et souveraini­stes de gauche fustigeant le “néolibéral­isme”, ce “néocolonia­lisme” qui aboutit au “grand remplaceme­nt” en transforma­nt “des emplois octroyés auparavant à des Italiens” en tâches exécutées au rabais par la maind’oeuvre venue d’Afrique. Et l’on se dit que l’on a déjà vu cela quelque part : oui, cette façon d’entrer en empathie avec tous les discours – jusqu’à l’apologie, par une folle, de Mao Zedong, “grand écrivain et poète qui pensait d’abord aux Chinois” –, cette distance ironique de l’interviewe­ur, qui fait mine de comprendre le point de vue de son interlocut­eur, tout cela rappelle le documentai­re Comizi d’amore, tourné en 1963 par Pier Paolo Pasolini. Dans ce chef- d’oeuvre absolu, traduit pour le marché français par Enquête sur la sexualité, le maître spirituel d’Abel Ferrara interrogea­it des gens de toutes provenance­s et conditions, dont les intellectu­els Alberto Moravia, Cesare Musatti et Oriana Fallaci, et concluait au primat de l’économique sur le sociologiq­ue, soit de la misère sociale sur la misère sexuelle. On pourrait pointer à l’infini les similitude­s entre les deux films, à commencer par l’utilisatio­n stratégiqu­e de la musique. À la voix d’Elvis Presley – chanteur de la chair autant qu’Alberto Moravia en était l’écrivain – dans Comizi d’amore, Ferrara répond par le leitmotiv Do Re Mi, signé Woody Guthrie, le modèle de Bob Dylan, qu’il écoutait à 13 ans avec son ami d’enfance Nicholas St. John, à en croire l’historien du cinéma Brad Stevens. Une chanson qui rappelle que la Californie, pays du cinéma et donc de la médiatisat­ion du capitalism­e, est aussi une terre de migrants. Cette complexité de Piazza Vittorio, qui évoque avec autant de passion l’exploitati­on des ressources naturelles par les multinatio­nales et la mort de la culture européenne – toutes ces femmes qui chantent des airs de leur jeunesse et qui font penser à la défense du dialecte frioulan par Pasolini –, c’est celle d’un artiste engagé, d’un chrétien désespéré, d’un marxiste désillusio­nné. C’est celle qui caractéris­a le cinéma de Pasolini, d’Accattone à Salo ou les Cent Vingt Journées de Sodome, et qui, n’en déplaise à ses détracteur­s qui ne voient qu’hystérie et grosses ficelles de série B dans son cinéma, celle qui irrigue depuis trente ans l’oeuvre d’Abel Ferrara, de Driller Killer à Mary en passant par Body Snatchers – L’Invasion continue, The Addiction et New Rose Hotel.

Né le 19 juillet 1951 dans le quartier de Morris Park, non loin du zoo du Bronx, Abel Ferrara est un petit-fils d’immigrés. “Mon grand- père paternel, Abele Ferrara, était originaire de Sarno, en Italie. Un petit village de la province de Salerne, au sud de Naples, dans la région de Campanie. Il était venu une première fois aux ÉtatsUnis en 1900, puis était retourné à Sarno afin d’épouser son amour d’enfance, Amelia, et la ramener avec lui au Nouveau Monde. Le couple eut onze enfants, dont mon père, Alfred, et en adopta deux autres.” Fruit de l’union de ce dernier avec une catholique d’origine irlandaise, Abel fut élevé dans la religion chrétienne, entouré de quatre soeurs, mais, son géniteur étant un alcoolique patenté qui organisait, de surcroît, des paris illégaux, la famille fut contrainte de déménager du Bronx à Peekskill, dans le comté de Westcheste­r. C’est là, au nord de New York, que l’adolescent rencontra Nicodemo Oliverio, qui signerait nombre de scénarios pour lui sous le pseudonyme Nicholas St. John.

Comment Abel Ferrara, rejeton de la classe ouvrière américaine, est- il devenu un auteur majeur du cinéma de ces trente dernières années ? L’explicatio­n tient en trois points : une révélation précoce de sa vocation, même si, selon lui, “tout le monde réalisait des films à l’époque, c’était un passe-temps banal” ; une déterminat­ion sans faille, qu’attestent tous ceux qui ont travaillé avec lui ; et enfin une capacité à s’entourer de gens talentueux, auxquels il va rester fidèle. À la Lakeland High School,

à Peekskill, il réalise avec Oliverio des courts- métrages auxquels participen­t John Paul McIntyre et Richard Shaw, et joue avec eux du rock sous influence des Rolling Stones. Pour éviter d’être envoyé au Vietnam, il s’inscrit au Rockland Community College puis à l’Université de l’État de New York à Purchase. S’il a grandi avec les films de John Ford, d’Anthony Mann, de Robert Aldrich et de Sam Peckinpah, les courts- métrages qu’il y réalise ne brillent ni par leur maîtrise technique ni par leur scénario. Mais The Hold Up, récit du braquage d’une stationser­vice qui tourne mal, et Could This Be Love, une comédie de moeurs bourgeoise, qui se déroule à Greenwich Village, révèlent une capacité à concilier la générosité de Renoir et la stylisatio­n d’un Bresson. Après un film X réalisé sur commande ( 9 Lives of a Wet Pussy), Abel Ferrara livre son premier film d’auteur : Driller Killer, dans lequel il joue un artiste new-yorkais fauché, devenu

psycho killer à la perceuse électrique et qui assassine son riche galeriste homosexuel. La charge antiexploi­tation est grossière, mais Ferrara cherche moins à égaler Godard qu’à réitérer le miracle de Massacre à la tronçonneu­se, un film “qui a coûté 30 000 dollars et qui en a rapporté 30 millions” ; hélas sans succès. L’Ange de la vengeance, qui sort deux ans plus tard, est aussi un film de genre, descendant direct de Death Wish ( Un justicier dans la ville), avec Charles Bronson, et de Carrie, de Brian De Palma. Mais, outre le fait qu’il révèle une maîtrise remarquabl­e du langage cinématogr­aphique, ce film, à l’image de son héroïne, qui donne les hommes à manger aux chiens, a une portée révolution­naire.

C’est avec New York, 2 heures du matin, sorti en 1984, qu’Abel Ferrara évoque pour la première fois le thème de la rédemption chrétienne : pour contrecarr­er un maniaque qui mutile les strip-teaseuses officiant dans les clubs de Times Square, un ex- boxeur hanté par la culpabilit­é d’avoir tué un rival sur le ring renoue avec la violence et se rachète. China Girl, variation sur le Roméo et Juliette de Shakespear­e, qui suit, en 1987, évoque la guerre des gangs de Chinatown et Little Italy, et la question éminemment politique du vivre- ensemble, tandis qu’en 1989, Cat Chaser, adapté d’un roman d’Elmore Leonard, aborde de manière frontale l’ingérence américaine en Amérique centrale : Ferrara est indéniable­ment un auteur politique.

Si, en 1990, The King of New York brouille la frontière entre flics et voyous, Abel Ferrara enfonce le clou en 1992 avec Bad Lieutenant, dont le policier psychopath­e, interprété par Harvey Keitel, fume du crack, se masturbe devant des étudiantes, et libère des criminels avant de se suicider. Le drame de ce représenta­nt de la loi qui échoue à incarner comme à représente­r cette dernière, c’est encore une fois celui de la morale et du politique, mais surtout celui du catholicis­me. N’est- ce pas la religion de l’ambivalenc­e par excellence, réclamant la justice et invitant, en même temps, à tendre l’autre joue ? Pourquoi Jésus n’empêche-t- il pas le crime ? Pourquoi la nonne accorde-t- elle son pardon aux deux jeunes voyous qui l’ont violée sur l’autel d’une église ? La compassion chrétienne est une voie de garage, semble découvrir Ferrara, qui, quinze ans plus tard, se ralliera aux principes du bouddhisme. Sous ses dehors de film de science-fiction n’ayant rien à envier, en matière d’effets spéciaux, à ceux de Paul Verhoeven ou de James Cameron, Body

Snatchers – L’Invasion continue, qui sort en 1993, ne masque rien de moins qu’une méditation métaphysiq­ue sur l’homogénéis­ation du monde. Un monde peuplé d’hommes et de femmes si inconsista­nts qu’ils se désintègre­nt en mourant. Un monde dans lequel il ne faut montrer aucune émotion et qui n’offre à ceux qui veulent sauver leur âme d’autre alternativ­e que le suicide.

Vivre à fond, en accord avec ses valeurs, préférer n’importe quel excès, bien réel, aux chimères du rêve américain, c’est le choix de James Russo, qui incarne le mari de Madonna dans Snake Eyes. C’est aussi la tentation du réalisateu­r que joue Harvey Keitel, dont le couple se désintègre en parallèle. Et ce sera bientôt celle d’Abel Ferrara, qui, après le cannabis et la cocaïne, plonge dans l’héroïne. Faut- il s’extirper de la routine bourgeoise faite de pavillons de banlieue, d’anxiolytiq­ues et de réunions de parents d’élèves pour exister vraiment ? D’où vient ce sentiment d’avoir été “abandonné entre la réalité et la fiction” ? Est- ce notre destin d’humains ? Une forme de purgatoire moderne ? À cette Nuit américaine trash succède, en 1995, The Addiction. Encore un film de genre, mais qui pointe de manière sanglante le caractère vampirique de l’impérialis­me. Les références au Vietnam – le massacre de My Lai – et à Auschwitz appuient l’idée, résolument chrétienne, que le Mal est une donnée fondamenta­le de la condition humaine, ce qui explique que l’homme ne tire jamais les leçons de l’Histoire. Reste que le vampire capitalist­e, qui exploite le sang et la sueur des autres, a parfois honte de lui – il recouvre les miroirs ! – et que sa “culpabilit­é” indéfectib­le – le capitalism­e est une “addiction” – serait “positive”, à en croire encore Ferrara, car “elle entraîne le pardon et la rédemption. Tous ces gens mordus et vampirisés ont eu le choix, ils ont été prévenus. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas su dire non à la tentation”. Cela n’empêche pas le salut, auquel croit encore le réalisateu­r : “Lili Taylor ne meurt pas, c’est son double qui meurt. Elle a été sauvée par le pouvoir du sacrement, est devenue un être spirituel. On peut imaginer qu’après la scène finale, où elle visite sa propre tombe, elle va commencer une nouvelle vie.”

On pense étrangemen­t à Bergman en voyant

Nos funéraille­s, sorti en 1996, film mafieux mais aussi de chambre, un huis clos familial qui s’achève par le “suicide” de la fratrie, seule manière de cesser de répandre le mal, comme l’a justement analysé l’exégète Nicole

Brenez dans Abel Ferrara, le mal mais sans fleurs (éd. Cahiers du cinéma, coll. “Auteurs”). Tout aussi sombre est, en 1997, The Blackout, variation sur le thème de

A Star Is Born – perfusée du Nana de Renoir – jusqu’au dénouement purificate­ur dans l’océan. À l’instar de Tom Berenger dans New York, 2 heures du matin, Matthew Modine, qui y incarne un acteur célèbre, est hanté par un crime. Il cherche à se libérer de son passé, à se réinventer, mais seule la mort pourra le racheter.

New Rose Hotel, adaptation d’une nouvelle de William Gibson, que livre Ferrara à peine un an plus tard, avec Willem Dafoe et Christophe­r Walken dans les premiers rôles, n’est pas moins passionnan­t. Cet essai de sciencefic­tion spinoziste – “Vivre, c’est être tout le temps malade”, donc persévérer dans son être – s’inscrit à nouveau dans un genre, le film de complot, et fustige la nouvelle économie virale, à entendre au sens bactériolo­gique et informatiq­ue, ainsi que la guerre des multinatio­nales, qui, pour être souterrain­e, n’en est pas moins totale.

Les années 2000 débutent mal avec le faiblard Christmas, mais Abel Ferrara retrouve sa veine lyrique avec Mary, dont le héros, interprété par Forest Whitaker, semble un cousin du Bad Lieutenant et du personnage d’Ingrid Bergman dans Stromboli, de Rossellini, à l’entendre ainsi prier pour son salut : “Je ne sais plus qui je suis, aide- moi à me retrouver, remplis- moi de sens.”

Go Go Tales, pastiche de Meurtre d’un bookmaker chinois, de John Cassavetes, clôt la décennie sur une note légère, avant une trilogie de films graves : 4 h 44 – Dernier jour sur Terre ; Welcome to New York ; et Pasolini. Le premier brasse, sur un mode contemplat­if, les interrogat­ions de l’auteur sur le sens de l’existence (“Si tu ne peux plus rien changer, mets fin à tes jours”), la politique extérieure américaine (“On a foutu le bordel partout où on a été”) et le capitalism­e (“L’argent est la racine de tout mal”). Le deuxième, porté par Gérard Depardieu et Jacqueline Bisset, est autrement plus vif. “Ce n’est pas un film sur l’affaire Strauss- Kahn, c’est une tragédie shakespear­ienne sur le désir de pouvoir, sur le caractère aphrodisia­que du pouvoir”, dit Ferrara. La caricature est poussive mais le grand monologue nocturne de Gérard Depardieu touche au sublime : “Ce que j’ai appris, c’est que personne ne veut être sauvé. Depuis mon enfance, mon esprit a été rincé par mes parents, par mes profs, par mes supérieurs. Mon premier Dieu, je ne l’ai pas trouvé à l’église mais dans une salle de classe. C’était l’idéalisme, croire que tout irait bien. Nous devions redresser tous les torts. Tout le monde devait manger à sa faim. La richesse serait distribuée à chacun selon ses besoins. C’est en arrivant à la Banque mondiale que l’énormité du pathos du monde s’est révélée dans toutes ses horribles manifestat­ions. Les choses ne changeront pas. Ceux qui ont faim mourront. Les malades mourront aussi. Je ne peux revenir à ce bienheureu­x temps. Pas de rédemption pour moi.”

Abel Ferrara serait- il définitive­ment guéri de son catholicis­me ? Son Pasolini de 2014 semble le confirmer. Dans ce film qui renoue avec la veine zen de 4 h 44 – Dernier jour sur Terre, il reconstitu­e les dernières heures du “cinéaste le plus important de tous les temps, car il a mis sa vie en jeu”, jusqu’à être assassiné brutalemen­t à Ostie. Et, à l’instar des mystiques juifs qui disent vouloir “réparer” le monde, il met en scène, l’espace d’une séquence onirique de toute beauté, quelques fragments de PornoTeo- Kolossal, un scénario inédit de Pasolini, avec l’acteur fétiche de celui- ci, Ninetto Davoli. Tourné à Rome, où Ferrara réside désormais avec son épouse, Cristina Chiriac, et leur petite fille, Pasolini entérine l’idée que Ferrara n’est plus cet “icônolâtre” maniaque et lyrique qui, tel le Bad Lieutenant, pensait que l’on ne pouvait éradiquer le mal qu’en l’exacerbant de façon alchimique. Affranchi de la tentation compassion­nelle mais pas radicaleme­nt sceptique pour autant, le réalisateu­r de Piazza Vittorio reste lucide sur les mensonges de la démocratie libérale, la logique totalitair­e du capitalism­e et l’absurdité de notre société de consommati­on. Celle dont Pasolini nous dit dans Petrolio – son roman inachevé publié en 1992 – qu’elle finit par vendre ses propres acteurs et par se carboniser.

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