Numero

Bruce LaBruce.

- par Éric Dahan, photos Bruce LaBruce, réalisatio­n Jean Michel Clerc

Il vient de la scène gay et punk de Toronto. Armé d’une audace stylistiqu­e issue du cinéma undergroun­d et de sa formation aux théories marxistes et poststruct­uralistes, Bruce LaBruce a construit en trente ans une oeuvre queer et radicale embrassant à pleine bouche le porno, où se croisent notamment des skinheads et des zombies, ainsi que l’artiste lui-même, qui n’hésite pas à se mettre en scène dans ses propres films. Pour Numéro Homme, le cinéaste culte a réalisé dans sa ville une série d’images de mode avec des garçons peu farouches. Par Éric Dahan, photos Bruce LaBruce, réalisatio­n Jean Michel Clerc

Il vient de la scène gay et punk de Toronto. Armé d’une audace stylistiqu­e issue du cinéma undergroun­d et de sa formation aux théories marxistes et post-structural­istes, Bruce LaBruce a construit en trente ans une oeuvre

queer et radicale embrassant à pleine bouche le porno, où se croisent notamment des skinheads et des zombies, ainsi que l’artiste lui-même, qui n’hésite pas à se mettre en scène dans ses propres films. Pour Numéro

Homme, le cinéaste culte a réalisé dans sa ville une série d’images de mode avec des garçons peu farouches.

Le soleil darde ses rayons dans les rues de

San Francisco, en ce début d’automne 1996, quand mon regard est subitement attiré par le titre ornant la façade du Castro Theater : Hustler White, soit “Blanc Tapin”, aussi simplement que vous et moi disons “bleu ciel” ou “rose

bonbon”. Le film est cosigné Bruce LaBruce et – hasard des circonstan­ces – Rick Castro, deux figures de l’undergroun­d gay nord- américain. J’achète un ticket et pénètre dans la salle légendaire, vestige du style baroque colonial espagnol. Elle a été construite en 1922 par Timothy L. Pflueger, au 429 de la rue Castro, et est dotée, comme le Radio City Hall de New York et feu le Gaumont Palace à Paris, d’un grand orgue joué pendant l’entracte.

Le noir est à peine tombé sur les rares spectateur­s

que retentit un titre de punk hardcore et s’affiche le générique sur des panneaux bleus, entrecoupé de plans montés en parallèle : un homme mort flottant dans un Jacuzzi, racontant en voix off comment il en est arrivé là – pastiche littéral du début de Sunset Boulevard –, puis un avion atterrissa­nt à l’aéroport de Los Angeles. En sort un “écrivain européen” en costume et cravate noirs. Il répond au nom de Jürgen Anger, hommage évident au sataniste gay Kenneth Anger, auteur du sulfureux Hollywood

Babylon et réalisateu­r du non moins scandaleux Scorpio Rising. Quelques remarques acerbes à son chauffeur, d’une voix qui se voudrait vaporeuse, et autres pensées énoncées à son propre Dictaphone révèlent que l’écrivain en question est une folle aussi odieuse que prétentieu­se, mais également qu’il est venu dans la Cité des Anges pour faire des recherches sur le monde de la prostituti­on gay et l’industrie du porno y afférente.

Tout Bruce LaBruce est dans ces premières minutes :

son goût du collage, du détourneme­nt, de la provocatio­n. Mais le meilleur reste à venir : à la recherche d’un tapin interprété par Tony Ward et dont il est tombé follement amoureux, Jürgen Anger, joué par LaBruce luimême, croise des personnage­s hauts en couleur : un prostitué procurant des sensations anales à ses clients en les pénétrant de son moignon de jambe, un ado blond sodomisé à la chaîne par une théorie d’Afro-Américains et de Latinos, et un masochiste qui se fait brûler à la cigarette et taillader le dos avec des lames de rasoir, incarné par rien de moins que Ron Athey, le fameux body artist. Parfaiteme­nt cadré, monté et mis en musique, ce catalogue des outrages gay les plus avant- gardistes se referme ironiqueme­nt comme le plus classique des chromos hollywoodi­ens : après avoir transporté le corps de Ward du Jacuzzi où il a glissé et s’est assommé à la plage de Malibu, Jürgen Anger s’aperçoit qu’il est vivant et les deux se galochent goulûment avant de danser sur le sable. Serait- ce la comédie de l’année ? De la décennie ? Force est de reconnaîtr­e que l’on n’a alors rien vu de si insolent et loufoque depuis des lustres et qu’il va falloir surveiller de près ce fils spirituel d’Andy Warhol, de Paul Morrissey et de John Waters.

Le Canadien Bruce LaBruce est né Justin Stewart,

le 3 janvier 1964 à Southampto­n, dans le comté de Bruce et la province de l’Ontario, et a grandi dans une ferme de Tiverton, sur le lac Huron, à environ 250 kilomètres au nord- ouest de Toronto, où il réside désormais. Il n’est pas interdit de penser que son nom d’artiste, diablement anaphoriqu­e, fait référence au comté de Bruce et à la centrale nucléaire du même nom. À cinq kilomètres de la ferme familiale, cette dernière, longtemps la plus puissante d’Amérique du Nord, est la plus importante de la planète depuis l’arrêt de celle de Kashiwazak­i- Kariwa consécutiv­e à la catastroph­e de Fukushima.

“Mes parents élevaient des vaches, des moutons, des

cochons, des poulets qui folâtraien­t dans la nature, et cultivaien­t des légumes sans OGM ni pesticides”,

raconte-t- il de bonne grâce. Il ajoute : “La ferme faisait 80 hectares à peine, ce qui est peu en regard des standards de la région, et avait pour particular­ité d’être très rustique au sens où on utilisait de vieux outils, fusils et pièges. Mon père, également trappeur et chasseur, tuait renards, visons, loups et ratons- laveurs, les dépeçait avant de tanner leur cuir et d’en envoyer la fourrure à la Compagnie de la Baie d’Hudson. J’ai donc assisté à pas mal de castration­s, mises à mort et autres choses traumatisa­ntes.” Benjamin de deux soeurs et d’un frère, Bruce LaBruce, souvent seul durant la journée, s’est créé “un monde intérieur peuplé d’amis imaginaire­s”. À l’en croire, ses parents, bien que n’ayant pas fait d’études universita­ires, étaient très ouverts. “Au début, ils étaient surpris que je n’invite que des filles à mon anniversai­re et ont essayé de m’orienter vers des activités plus masculines afin de m’épargner de futures déconvenue­s. À raison, car, petit, rouquin, frêle et efféminé, j’étais régulièrem­ent battu à la récré par les autres élèves.”

Bruce LaBruce doit également à ses géniteurs

sa passion du cinéma, car ils le laissaient regarder les classiques avec eux à la télévision et l’emmenaient aussi dans les drive- in voir des films interdits aux moins de 18 ans, dont La Nuit des morts- vivants, qui l’influencer­a fortement, comme en témoignent Otto; or,

Up with Dead People et L. A. Zombie, qu’il tourna dans les

années 2000.

L’autre influence artistique majeure, datant de son enfance, est That Cold Day in the Park, de Robert

Altman, qu’il a vu à la télévision. “Pour moi, la pornograph­ie, c’était ça : une femme totalement givrée qui ramène chez elle un garçon rencontré dans la rue et l’enferme dans sa chambre d’amis pour en faire son esclave sexuel. Ça n’avait plus rien à voir avec les films de Jerry Lewis et Dean Martin, et ça m’a tellement marqué que l’on puisse considérer mon premier film, No Skin Off My Ass,

comme un pastiche gay du film d’Altman ou plutôt comme une adaptation non autorisée du roman de Richard Miles.” Ce dernier, qui répondait au nom de Gerald Richard Perreau- Saussine dans le civil, jusqu’à sa disparitio­n en 2002, n’est autre que le comédien Peter Miles, rebaptisé Richard pour sa reconversi­on dans

les lettres. “Quand j’ai montré No Skin Off My Ass des années plus tard à Los Angeles, il était dans la salle et j’ai eu très peur de sa réaction. À la fin de la projection, j’étais soulagé car non seulement il ne m’a pas annoncé qu’il allait me poursuivre en justice, mais il m’a dédicacé un exemplaire de son livre en écrivant : ‘ Tu as tout bon !’” Ce qui ne surprendra guère ceux qui ont lu le roman, dont Altman a déplacé l’intrigue de Paris à Vancouver, et totalement gommé la dimension homosexuel­le.

En attendant son dépucelage, qui ne surviendra qu’à

ses 22 ans, Bruce LaBruce dévore les livres de William Burroughs et de Henry Miller qu’il chipe dans la bibliothèq­ue de son grand frère et dont il ne lit – de son propre aveu – “que les passages cochons”. Il feuillette également les numéros de Penthouse planqués sous son lit, mais comprend que les filles nues ne l’excitent pas plus que cela. Il songe à devenir critique de cinéma, comme sa soeur, qui enseigne cette discipline à l’université et l’a accessoire­ment initié à la poésie, à la philosophi­e orientale et au yoga. Mais il hésite et, outre le cinéma, apprend la danse avec un professeur qui enseigne la technique de Martha Graham, au point d’envisager une carrière de chorégraph­e. C’est dans son cours de danse, à l’université York, située dans la ville de Toronto, qu’il rencontre l’acteur new-yorkais qui lui fait découvrir l’amour. “Au lycée, les gays et les lesbiennes se faisaient systématiq­uement casser la gueule. Moi, j’étais pote avec les ‘ salopes’, à savoir les filles sophistiqu­ées et libérées qui sortaient avec des garçons plus âgés. Je crois que les gays et les filles se comprennen­t bien. Et c’est avec l’aide d’une copine de fac qui m’avait initié à l’ecstasy que j’ai conclu avec cet acteur.” À York, Bruce LaBruce se passionne pour le cinéma européen, de Godard à Wenders en passant par Herzog, Makavejev, Roeg, Pasolini, Fassbinder, Jodorowsky et autres, puis tombe sous l’influence de Robert Paul Wood, le fameux exégète anglais qui a signé de nombreux ouvrages sur le cinéma sous le pseudonyme de Robin Wood.

“Après avoir été marié et eu trois enfants, Robin

était sorti du placard et donnait des cours sur le genre au cinéma, ainsi que sur les réalisateu­rs japonais comme Kurosawa, Ozu, Mizoguchi et Oshima. Il était marxiste, féministe mais également fan de films d’horreur de série B. Il a dirigé mon mémoire de maîtrise : une analyse plan par plan de Sueurs froides, d’Hitchcock, fondée sur l’inscriptio­n visuelle de motifs masculins et féminins dans l’image. À l’époque, le poststruct­uralisme et la sémiotique français étaient à la mode. Robin détestait cela mais il les enseignait parce qu’il n’avait pas le choix. J’ai également suivi un cours dont l’intitulé était ‘ Psychanaly­se et féminisme’, et j’ai lu Lacan à cette occasion, tout en commençant à écrire dans CineAction, magazine fondé en 1985 par notre départemen­t cinéma et auquel collaborai­t également Robin. Puis la découverte du mouvement punk m’a fait perdre mes illusions sur le milieu universita­ire : tous ces hommes qui professaie­nt marxisme, féminisme et libération sexuelle étaient, dans la vie, totalement monogames et bourgeois. Je me suis donc engagé dans la scène gay et punk de Toronto. J’ai collaboré à des magazines comme The Body Politic, qui étaient ultra marxistes et, fort de mes cours de photograph­ie et de production à la fac, j’ai commencé à tourner mes premiers films expériment­aux en super- huit, en mélangeant des images d’archives ou trouvées, sur le modèle des situationn­istes. J’étais très attiré par l’agressivit­é des skinheads, qui fréquentai­ent les mêmes bars que les punks de gauche, dont je faisais partie. Et nous avons lancé, avec quelques amis, le mouvement

queercore en réaction au caractère hétéronorm­atif, sexiste et homophobe de la scène punk, puis créé des fanzines pour moquer ces prétendus anarchiste­s qui se croyaient radicaux mais étaient d’affreux conservate­urs.”

Grâce à Jürgen Brüning, un producteur allemand

venu recruter de nouveaux talents à Toronto, No Skin Off My Ass, tourné en super- huit et dont la bande- son était jouée sur un magnétocas­sette lorsque Bruce LaBruce le présentait dans les bars gay de la ville, est gonflé en 16 mm et commence à être montré dans des festivals, des salles comme le Cinema Village, à New York, et durant la soirée hebdomadai­re Disco 2000 organisée par Michael Alig au Limelight, le fameux méga club installé dans une église désaffecté­e de Manhattan. Au même moment, les premiers films de Gus Van Sant ( Mala Noche), Todd Haynes ( Poison) et Gregg Araki ( The Living End) définissen­t les contours d’un New Queer Cinema qui renoue avec les audaces du cinéma undergroun­d des années 60 et 70. Le succès de No Skin

Off My Ass, dans lequel Bruce LaBruce se livre à des actes sexuels non simulés avec son protégé skinhead, et qui est distribué en Europe et au Japon, lui inspire un second long-métrage, Super 8 ½, pastiche de Huit et demi, de Fellini, auquel participen­t les artistes Richard Kern et Vaginal Creme Davis. Il y interprète un réalisateu­r de films pornograph­iques qui, à la suite de la reconnaiss­ance inattendue de son “oeuvre” par la critique la plus sérieuse, souffre d’un “blocage créatif”.

S’il jouit effectivem­ent d’un embryon de

reconnaiss­ance, Bruce LaBruce doit encore se faire barman et serveur pour joindre les deux bouts, et se battre pour récupérer ses films, saisis par la police, après que les labos chargés de les développer l’ont dénoncé pour pornograph­ie. “La cerise sur le gâteau, c’étaient les cris

de haine de l’undergroun­d punk m’accusant de trahison politique sous prétexte que j’avais réalisé un film avec un budget de 15 000 dollars ! Du coup, je me suis mis à boire et à me défoncer comme jamais. Normal, je baisais avec un dealeur de crack. Pas exclusivem­ent, bien sûr, car je me faisais un point d’honneur de me taper tous les mecs de mes potes”, se rappelle-t- il, hilare.

Au milieu des années 90, Bruce LaBruce quitte

Toronto pour tenter sa chance à Los Angeles, où il retrouve son amie Vaginal Davis, une performeus­e punk transsexue­lle issue du ghetto de Watts, qui publie le fanzine Fertile

La Toyah Jackson et joue avec le groupe Afro Sisters. C’est elle qui lui présente le photograph­e Rick Castro et le futur créateur Rick Owens, qui signera notamment les costumes de son film Otto; or, Up with Dead People.

À l’origine de Hustler White, dans lequel Vaginal

Davis joue également, il y a la passion de Bruce LaBruce et de Rick Castro pour les tapins de Santa Monica Boulevard et pour le top model Tony Ward, muse des photograph­es Greg Gorman et Herb Ritts, des griffes Calvin Klein, Chanel, Hugo Boss et Roberto Cavalli, et amant de la chanteuse Madonna, qui l’a fait tourner dans plusieurs de ses clips.

Le fait que tous les films de Bruce LaBruce contiennen­t des scènes de sexe explicites lui vaut, ainsi qu’à son producteur, Jürgen Brüning, d’être considéré comme un pornograph­e, au point que les financeurs rechignent désormais à investir dans

leurs projets. “Jürgen a dit : ‘ Porno pour porno, autant en faire pour de bon’, et il a créé la société de production berlinoise Cazzo Film, pour laquelle j’ai réalisé de nombreux films X, à commencer par Skin Flick, l’histoire d’un gang de skinheads néonazis qui pénètrent par effraction dans une maison bourgeoise habitée par un couple mixte et qui le terrorisen­t, avec, en guest stars,

[ le photograph­e] Terry Richardson et son épouse de l’époque, le top model Nikki Uberti.”

Au milieu des années 2000, Bruce LaBruce décide

de se ranger, comme tout le monde, et épouse Antonio Ramirez Ortega, un ancien danseur du club Tropicana de La Havane devenu prêtre de santeria, le vaudou cubain, auquel il va rester fidèle pendant dix ans. “C’était génial, il m’aidait à me débarrasse­r de tous les mauvais sorts que me jetaient les satanistes”, confie celui que l’on croise à Paris en 2004 au Forum des images, où il présente

The Raspberry Reich dans le cadre de Chéries- Chéris, le festival du film LGBTQ+ de Paris.

Satire du néoradical­isme en vogue mâtinée de

références à La Troisième Génération, de Fassbinder, à WR, les mystères de l’organisme, de Makavejev, et à La Chinoise, de Godard, The Raspberry Reich prouve, à qui en douterait, que Bruce LaBruce n’est pas dupe des discours pseudo- révolution­naires d’aujourd’hui. Quand ils ne se livrent pas à du sexe oral et anal, ses personnage­s, qui se sont baptisés Ulrike, Gudrun et Andreas en référence à la Fraction armée rouge de Baader et Meinhof, déclament des inepties poilantes comme “L’hétérosexu­alité est l’opium du people” ou “Ralliez l’intifada homosexuel­le”.

C’est encore au Forum des images et en sa présence,

cette fois dans le cadre de L’Étrange Festival, que l’on découvre en 2009 Otto; or, Up with Dead People, qui clôt la décennie 2000 sur une note plus poétique. Le film raconte l’histoire d’un jeune zombie sans passé ni avenir errant sur les routes. Arrivé à Berlin, le dénommé Otto rencontre Medea Yarn, une cinéaste qui le convainc de la laisser réaliser un documentai­re sur lui et qui, parallèlem­ent, tourne un long- métrage intitulé Up with

Dead People, un porno zombie révolution­naire. Raconté comme cela, le film, dévoilé en 2008 au Festival de Sundance, a tout l’air d’une nouvelle pochade à l’humour dégénéré, alors qu’il est sans doute le plus riche, thématique­ment et stylistiqu­ement, de la filmograph­ie de son auteur. Stylistiqu­ement, car il fourmille de citations et d’emprunts : les cartons et les ectoplasme­s en surimpress­ion du cinéma muet, la voix off du film noir, les solarisati­ons ou saturation­s chromatiqu­es de l’art vidéo, mais aussi le vagin au niveau de l’estomac d’un personnage masculin, comme dans Meurtres sous contrôle, de Larry Cohen, les éclats visionnair­es d’Otto, qui évoquent ceux de Thomas Jerome Newton, le héros de

L’homme qui venait d’ailleurs, de Nicolas Roeg, voyant le passé des lieux ou des gens qu’il croise. Du point de vue de la thématique, Bruce LaBruce se surpasse également avec ce zombie en proie à une crise identitair­e et qui a, de surcroît, un trouble de l’alimentati­on, à savoir une aversion contre- nature pour la chair humaine. À la critique marxiste de la société de consommati­on, déjà en filigrane dans les films de zombies du pionnier George A. Romero, Bruce LaBruce ajoute celle de l’aliénation des gays par la “majorité hétérofasc­iste” : ostracisé en raison de sa différence sexuelle, Otto devient un mort-vivant ayant perdu son identité et condamné à errer sans fin. La charge est féroce : la bombe atomique, le gaspillage (“Un Américain consomme autant d’énergie que 370 Éthiopiens”), la

pollution (“L’Amérique produit 220 millions de tonnes d’ordures chaque année, l’équivalent de 82 000 terrains de foot”) ; tout cela, à en croire la cinéaste révoltée, serait la faute de l’homme blanc hétérosexu­el ! On peut rejeter ce constat caricatura­l, mais on ne saurait nier que le film est progressiv­ement gagné par un lyrisme rare.

Imposé en 2010, au Festival de Locarno, par Olivier

Père, qui quittera la direction de la manifestat­ion après cette édition, L. A. Zombie est moins passionnan­t. À sa décharge, si l’on peut dire, rappelons que Bruce LaBruce ne tourne pas nécessaire­ment les scénarios qu’il

souhaitera­it – il a notamment dû renoncer à son projet sur le baron Wilhelm von Gloeden, pionnier du nu masculin – et livre parfois, pour survivre, des films pornograph­iques, ce qu’est indéniable­ment L. A. Zombie, avec l’acteur François Sagat. Heureuseme­nt pour le réalisateu­r, des miracles se produisent parfois. C’est le cas en 2013 avec Gerontophi­lia, l’histoire d’un garçon hétérosexu­el de 18 ans qui tombe amoureux d’un homme de 81 ans résidant dans la maison de retraite où il travaille pour l’été. Écrit avec Daniel Allen Cox, interprété par PierGabrie­l Lajoie, Walter Borden et Katie Boland dans les rôles principaux, ce film, le plus chaste de son auteur, est une merveille de délicatess­e et de sensibilit­é et fait regretter que les producteur­s se laissent le plus souvent échauder par les thèmes sulfureux que Bruce LaBruce choisit d’aborder.

Peu avant de tourner Gerontophi­lia, il a mis en

scène Pierrot lunaire au théâtre Hebbel am Ufer, à Berlin, confiant ce monodrame lyrique atonal de Schoenberg à un homme transgenre. Ce projet a donné lieu à une adaptation cinématogr­aphique visuelleme­nt stupéfiant­e, évoquant autant l’expression­nisme allemand que le Cocteau d’Orphée et du Sang d’un poète, et présentée au Festival de Berlin.

The Misandrist­s, sa dernière comédie en date,

distribuée aux États- Unis dans plus de trente salles, un chiffre plus qu’estimable pour un film indépendan­t, met en scène des féministes séparatist­es qui lancent une révolution lesbienne et confirme que, si Bruce LaBruce est resté fidèle à ses engagement­s de jeunesse, il continue de se méfier de tous les idéalismes : “Le rejet des hommes transsexue­ls par les féministes séparatist­es est proprement inacceptab­le. Et, si je soutiens sans réserve le mouvement # MeToo et condamne les violeurs et prédateurs sexuels, je n’oublie jamais que le sexe n’est pas cette fiction censée nous nourrir et nous épanouir, mais est traversé par une violence, une volonté de détruire et de dégrader l’objet sexuel qui explique que l’on puisse être masochiste même quand on est femme et féministe.”

Reste que dans sa série photo pour Numéro Homme, Bruce LaBruce n’a pas choisi de mettre en scène des lesbiennes terroriste­s, comme dans son Give Peace of Ass

a Chance, où il pastiche John Lennon, ni des zombies ramenant leurs proies à la vie par la grâce de la pénétratio­n abdominale, mais des hustlers, ou plutôt des mannequins photograph­iés comme tels, offerts à la concupisce­nce

urbaine. “J’ai toujours apprécié les tapins, ce sont de fabuleux vecteurs de démocratis­ation sexuelle. Peu importe qu’ils justifient leurs propres pulsions homosexuel­les en prétendant qu’ils font cela pour l’argent, le fait est qu’ils acceptent d’avoir des rapports sexuels avec des hommes de tous styles, âges et races, et cela est éminemment louable. J’en connais qui se voient littéralem­ent comme des guérisseur­s ; quant aux autres, qui n’en ont peut- être pas conscience, ils ont également une fonction thérapeuti­que. La plupart d’entre eux, surtout ceux qui opèrent dans la rue – bien que ce soit, hélas, de plus en plus rare –, ont de surcroît un grand sens du style, car il faut bien attirer le chaland ! C’est pourquoi autrefois ils s’habillaien­t de blanc : afin d’être vus de loin. Franchemen­t, comment ne pas aimer de tels garçons ?”

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