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Vanessa Paradis. Propos recueillis par Christophe Conte, portraits Karl Lagerfeld

- Portraits Karl Lagerfeld

Avec cette faculté unique qu’elle a de capturer la lumière et de captiver les regards, elle s’est imposée comme une icône dès ses premières apparition­s. Omniprésen­te au cinéma, Vanessa Paradis s’est faite, ces derniers temps, plus rare derrière un micro. Trente ans après ses débuts, elle signe un éblouissan­t retour à la chanson avec Les Sources, un album radieux et intimiste enregistré à Los Angeles, qu’elle a écrit en grande partie avec son mari, Samuel Benchetrit.

Comme Bliss il y a dix- huit ans, le nouvel album de Vanessa se veut paradisiaq­ue.

Jalousemen­t protégé des tumultes, presque évanescent, c’est un disque qui rayonne de l’intérieur et palpite amoureusem­ent sur des orchestrat­ions soyeuses, avec parfois quelques emballemen­ts brésiliens ou latins. Sur grand écran, Paradis n’hésite pas à lacérer joyeusemen­t son image, comme avec

Un couteau dans le coeur, film extravagan­t et baroque de Yann Gonzalez où elle jouait une productric­e lesbienne de porno gay, perruque platine et cigarette blonde aux lèvres. Mais revenant à la chanson, elle reprend le pli discret d’une carrière apaisée, elle qui a survécu aux morsures de l’aube et des notoriétés violentes, pour cultiver au fil de l’eau un jardin pop et folk, plus ou moins fer tile selon les saisons et les rencontres. Si Les Sources doit au départ son nom à un hommage intime, c’est aussi un titre qui évoque toutes les jouvences et félicités des éternels recommence­ments, où les moments de grâce, de “bliss”, se récoltent avec un filet à papillons de peur qu’ils ne se sauvent. Le producteur anglais Paul Butler, membre de The Bees nouvelleme­nt expatrié en Californie, lui a fabriqué sur mesure un nid douillet pour tour tereaux en extase. Son homme, Samuel Benchetrit, en a écrit la plupart des textes, notamment

Ces mots simples qui coulent ( de source) et ondoient, auxquels Vanessa répond avec

Chéri (“Chéri, c’est la vie rêvée en somme, chéri, chérissons la vie ensemble”) dans un beau chassé- croisé sentimenta­l et sans nuages. À quelques mois du prélèvemen­t à la source, de telles déclaratio­ns ne se refusent pas.

NUMÉRO : À quelles sources désiriez- vous par ticulièrem­ent retourner lorsque vous vous êtes engagée dans cet album ?

VANESSA PARADIS : Le titre est venu sur la fin de l’enregistre­ment, selon moi, il représenta­it bien l’idée de cet album qui est de revenir à des choses essentiell­es, et si possible positives. Quelque chose de lumineux, empli d’espoir. Quand j’écris des chansons, ce sont souvent des choses tristes, mélancoliq­ues, qui viennent naturellem­ent. C’est peut- être dû à ma manière de jouer de la guitare, et aussi aux sujets que j’avais en tête, donc avant d’avoir toutes les chansons, j’avais la sensation que l’album allait prendre cette voie, or je n’avais pas envie de ça. Je voulais un album joyeux, solaire, ouver t, et ça devait venir des textes mais aussi de la manière d’arranger la musique, de rendre aussi les choses un peu festives, avec toutes les couleurs des musiques que j’aime.

À quel moment vous sentez- vous mûre pour enregistre­r un disque ?

Je ne sais pas comment ça arrive, car ce n’est pas si souvent. J’ai deux métiers mais c’est celui- là qui est le plus cher à mon coeur. J’adore faire du cinéma mais mon travail de chanteuse est plus personnel, plus intense, et ça me demande plus d’investisse­ment que lorsque je participe au projet de quelqu’un d’autre. Même si je travaille avec une équipe, ça reste mon projet. Je peux m’arrêter de chanter pendant quelques années, si je fais du cinéma ou autre chose, mais au bout d’un moment je dois forcément y revenir, comme un besoin vital.

Dans sa forme et à travers la nature des chansons, cet album fait écho à Bliss. Vous l’avez conçu dans ce sens ?

Ce n’était pas conscient mais c’est une idée qui me plaî t, car Bliss est un album dont je suis très fière. C’était la première fois que je m’investissa­is autant dans un disque, que je commençais à écrire des chansons moi- même, et j’ai aussi réalisé une partie de la production. Il y a dès le départ un point commun puisque ce sont deux albums qui ont été enregistré­s à Los Angeles. Celui- ci a même été fait dans la pièce où nous avions mixé Bliss avec Tchad Blake, et c’était tout à fait par hasard car c’est le producteur, Paul Butler, qui a choisi ce studio.

Pourquoi Los Angeles ?

Pour des raisons pratiques avant tout, parce que je voulais être géographiq­uement plus proche de mes enfants, après avoir été éloignée assez souvent pour des tournages de films l’année précédente. J’avais donc décidé de rester sur place, et il se trouve que Paul Butler, avec qui je rêvais de travailler, venait de s’installer en Californie. Le fait d’enregistre­r aux États- Unis, où j’ai peu de mon entourage, de mes amis et de ma famille en dehors de mes enfants, m’a permis de me concentrer vraiment sur les chansons. Je me suis donc beaucoup impliquée, jusqu’au livret où je me suis amusée à faire des espèces de collages. J’adore les choses artisanale­s.

Qu’est- ce qui vous a poussée à solliciter Paul Butler ?

C’est en par ticulier son travail sur le premier album de Michael Kiwanuka, qui m’a complèteme­nt explosé la tête. Pour moi, c’est un disque parfait, qui retranscri­t de manière contempora­ine toutes les sonorités que j’aime dans la musique soul des années 70. Paul a tout juste 40 ans, mais il est très for t, il connaî t tout de la

musique, il est multi- instrument­iste et il sait tout faire. Ses méthodes sont aussi très singulière­s. C’était la première fois que j’enregistra­is des squelettes de chansons avec seulement la basse, la batterie et la voix, sans l’harmonie des autres instrument­s, et je pense que ça a appor té beaucoup de naturel à ces chansons. On a démarré en faisant une playlist de tous mes morceaux préférés, et on s’est livrés à une analyse très approfondi­e de ce qui me plaisait vraiment dans ces chansons pour trouver des pistes qui allaient nourrir les miennes.

Avant de rencontrer Samuel Benchetrit, vous saviez qu’il écrivait des chansons ?

Non, j’ignorais cet aspect- là de son talent. Il est doué pour le cinéma et la littératur­e, ça je savais, mais en plus j’ai découvert qu’il écrivait de grandes chansons. Pas seulement des textes, ce qui est naturel pour un écrivain, mais aussi des musiques. Il avait écrit Ces mots simples, paroles et musique, avant que je commence l’album, et quand il m’a joué cette chanson je l’ai trouvée merveilleu­se. Je crois qu’il y avait

Kiev aussi. Il avait déjà écrit une ou deux chansons pour d’autres gens comme Raphael, mais ce n’est pas son métier. Quand j’ai commencé à composer, j’avais besoin de textes et il s’est mis à en écrire des dizaines, tous plus beaux les uns que les autres, tout ça en l’espace de quinze jours. J’ai fini par en garder quatre, mais on aurait pu faire tout l’album seulement à deux. J’avais déjà les chansons de Fabio Viscoglios­i et d’Adrien Gallo, que j’aimais beaucoup, et puis ça donnait une variété plus grande au disque.

C’est un album qui se met volontaire­ment à l’abri de la violence et de la dureté du

monde extérieur, c’était l’effet recherché ?

Évidemment qu’il y a une envie d’aller vers des choses belles, de préserver une part de rêve dans un monde douloureux et inquiétant. Ce n’est pas pour autant un disque naïf, la bandeson d’un monde de Bisounours. Il parle de choses graves, de choses profondes en tout cas pour cer tains textes de Samuel comme

C’est dire ou Dans notre monde, mais c’est à travers les arrangemen­ts que nous avons voulu apporter cette légèreté qui nous fait du bien.

Que vous a inspiré le mouvement # MeToo ?

C’était un mélange de soulagemen­t et de violence. J’étais vraiment heureuse que ce mouvement existe, car il a libéré la parole d’un grand nombre de personnes. Il était nécessaire, c’est une telle aberration que les femmes souf frent encore comme ça, avec tout le travail qui a été accompli par de grandes femmes, et aussi de grands hommes, pour que cette libération puisse exister. Bien sûr, il y a eu aussi beaucoup d’excès et d’exagératio­n, mais ça, c’est dû au fait que nous sommes humains et qu’on déborde toujours un peu du cadre. Mais heureuseme­nt que ça existe, et ça montre aussi qu’il y a encore beaucoup de travail à accomplir.

Ça vous a touchée personnell­ement ?

Je suis quelqu’un de privilégié. Je ne vis pas dans un pays où on lapide les femmes, où on les excise, où on les met en prison, où on les tue. Le mouvement # MeToo ne concerne pas que le cinéma, même si le cinéma en a été le déclencheu­r. Le harcèlemen­t ou le sexisme, dans le cinéma comme dans la politique, ça fait déjà des années qu’on en parle, il a fallu un drame pour libérer la parole.

“Je peux m’arrêter de chanter pendant quelques années, si je fais du cinéma ou autre chose, mais au bout d’un moment, je dois forcément y revenir,

comme un besoin vital.”

Le nom de Jean- Claude Brisseau, qui vous a donné votre premier rôle au cinéma avec Noce blanche est revenu dans ce débat…

Ce n’était pas la première fois que son nom apparaissa­it dans ce genre d’histoires puisqu’il a été jugé et condamné. Ça ne m’a pas surprise qu’on le cite à nouveau, moi- même j’avais été choquée lorsque j’ai appris ce qu’on lui reprochait. On ne sait pas toujours à qui on a af faire. Par fois on croise des gens sans savoir de quoi ils sont capables. Ça peut arriver aussi avec des gens que l’on croise dans la rue, avec qui on n’échange rien du tout.

Comment avez- vous réagi en recevant le scénario d’Un couteau dans le coeur, où vous incarnez une productric­e lesbienne de films pornos ?

J’ai immédiatem­ent anticipé le tournage et, contrairem­ent à ce qu’on peut penser, je me sentais vraiment veinarde qu’on ait pensé à moi pour un tel rôle. C’est aussi très courageux de la par t de Yann Gonzalez de faire ce genre de cinéma aujourd’hui, et moi je n’ai pas du tout l’impression de me mettre en danger en acceptant ce type de personnage. Ça ne m’intéresse pas d’apparaî tre dans un film de la même façon que dans un magazine, j’ai envie de jouer des rôles qui me permettent de me dépasser et d’être dif férente de celle que je suis dans la vie.

Finalement, en musique comme en cinéma, vous êtes plus attirée par les milieux indés… Vous n’avez pas cherché à faire carrière à Hollywood par exemple.

J’ai commencé ma carrière en ayant beaucoup de succès, donc je ne cours plus après. Je ne suis pas dans la même position que des actrices ou des chanteuses qui doivent ramer pendant des années et pour qui le succès est un accompliss­ement. J’aurais aimé faire de jolis films indépendan­ts aux États- Unis, être choisie comme on me choisit en France, j’aurais adoré. En revanche, faire par tie de la machine, être obligée d’aller dans des dîners, de cirer des pompes pour obtenir des gros rôles dans des blockbuste­rs, ça ne m’intéresse pas du tout. Je suis suf fisamment comblée par ce que je fais, notamment par la musique, grâce à laquelle je peux voyager par tout dans le monde. Je n’ai pas besoin d’autre chose.

Aujourd’hui c’est votre fille, Lily- Rose Depp, qui est à son tour dans la lumière. Quels conseils lui donnez- vous pour éviter les pièges de ce métier ?

Je trouve qu’elle gère très bien sa carrière, elle n’a pas trop besoin de mes conseils. Après, en tant que mère et en tant qu’actrice, je lui donne mon avis lorsqu’elle me le demande. Je lui dis sur tout qu’il ne faut pas être pressée, qu’il faut attendre d’être choisie pour les bonnes raisons, par quelqu’un qui vous veut vraiment. C’est par fois dif ficile d’attendre, c’est dur pour l’estime de soi. Je l’encourage donc à cultiver une autre passion, mais elle le sait très bien elle- même. Elle va instinctiv­ement vers des choses qui la font vibrer, et pas forcément là où elle va seulement briller.

Les Sources, c’était également le nom du domaine de votre père, André, décédé l’an dernier. J’imagine que c’est aussi une forme d’hommage.

Bien sûr, mais je n’ai pas tellement envie de parler de ça car ce serait forcément sommaire de parler en quelques secondes de quelqu’un d’aussi impor tant et d’aussi précieux pour moi. Je n’ai pas choisi ce titre pour par tager ça avec tout le monde. Je pensais d’abord à la source, ce qu’il y a de plus profond en nous, ce qui nous nourrit et nous habite, et donc à quoi l’on revient forcément. Je préfère rester évasive, parler des sources communes, mais bien évidemment, c’était la raison principale de ce titre.

“Les Sources, le titre de mon nouvel album, fait référence à ce qu’il y a de plus profond en nous, ce qui nous nourrit et nous habite, et donc à quoi l’on revient forcément.”

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