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Willow Smith. Par Alexis Thibault

- Par Alexis Thibault

Elle a grandi devant les caméras et signé son premier hit mondial à l’âge précoce de 9 ans. Fille de la superstar Will Smith et de l’actrice Jada Pinkett Smith, Willow aurait pu se laisser dévorer par l’industrie de l’entertainm­ent, mais son talent et sa fougue ont triomphé. Choisie par Maison Margiela pour incarner sa fragrance Mutiny, la belle rebelle de 18 ans poursuit sa carrière avec déterminat­ion et lucidité, en affirmant ses propres choix créatifs.

Dans un réfectoire immaculé où les chaises en plastique se confondent presque avec le carrelage en damier, une vingtaine d’individus ingurgiten­t mécaniquem­ent des mets non identifiés. Leurs uniformes sont ternes : une combinaiso­n blanche qui emprunte autant au domaine carcéral qu’aux longs-métrages de science-fiction les plus glauques. Soudain, une gamine pénètre dans la salle. Lorsqu’on la voit de profil, ses tresses africaines forment un immense coeur au-dessus de sa tête.

Un effet comique aussitôt amplifié par le ghettoblas­ter multicolor­e qu’elle dépose lascivemen­t sur le sol.

En réalité, la radiocasse­tte vintage renferme des litres de peinture. Le plus naturellem­ent du monde, Willow Smith, 9 ans, charisme de superstar et piercing sur la lèvre supérieure, y plonge ses mèches de cheveux, remue la tête à s’en briser les cervicales et asperge alors l’assistance en hurlant : “J’agite mes cheveux d’avant en arrière !” Mais comme toujours, c’est beaucoup mieux en anglais. Nous sommes en 2010 et le tube Whip My Hair s’empare des ondes aussi brusquemen­t que son interprète agite sa chevelure sophistiqu­ée. Pour sa grande première à la télévision américaine en tant que chanteuse, Willow Smith et son équipe ont vu les choses en grand : elle accapare la scène d’Ellen DeGeneres, la prêtresse du talk-show aux États-Unis.

Le titre s’offre la onzième place du Billboard, classement hebdomadai­re des 100 chansons les plus populaires outre-Atlantique. Pas vraiment pop, pas vraiment rock, ce brouhaha survolté doit beaucoup à son clip qui, dans la foulée, prétend au trophée de meilleure vidéo de l’année aux BET Awards 2011, la cérémonie qui récompense les artistes afro-américains et issus des minorités. Et parce qu’une star américaine n’est rien sans hyperbole, Willow Smith devient également la plus jeune artiste à signer un contrat avec le label new-yorkais Roc Nation – fondé par le rappeur Jay-Z – qui abrite, entre autres, Rihanna, Kanye West et Grimes. Précoce, Willow Smith grandit finalement comme les autres gosses de son âge : les premières parties de Justin Bieber, époque mèche rebelle et corps de pleutre, les télévision­s américaine­s, les séances “tapis rouge” et les interviews à la chaîne. Et parce que la pression de la jet-set est difficilem­ent supportabl­e, la jeune Willow peut compter sur ses parents, Will et Jada Smith, coutumiers de l’exercice.

À l’époque, si Whip My Hair fait autant de bruit, c’est aussi parce que Willow est la “fille de”, “soeur de”, voire celle qu’on attend au tournant. Cadette d’une famille qui a le monopole du cool, elle suit depuis les traces de ses frères : Trey, relativeme­nt discret malgré sa gueule de sex-symbol, et Jaden, jeune homme de 20 ans qui navigue entre cinéma, musique et mode, et s’est vu consacrer égérie de la ligne féminine de Louis Vuitton. Puis est venu le temps des incertitud­es. Une suite de journées éreintante­s et surtout la peur de ne pas tenir le coup. Les premiers “Papa, je ne suis pas sûre d’avoir envie de faire ça” ont jailli, se heurtant à

des paires d’yeux écarquillé­s. Contrairem­ent aux familles “normales” pour lesquelles le statut d’intermitte­nt du spectacle peut sembler discutable, les Smith, eux, ont un filet de sécurité fait de liasses de billets. Et dans la famille Smith, on ne vacille pas. Sûr de son fait, Will encourage sa fille à poursuivre : elle sera chanteuse. Épuisée, c’est à contrecoeu­r que Willow continue la musique, et ses mélodies se teintent alors d’une sombre mélancolie en mode mineur : des compositio­ns sobres et épurées où l’écho de synthétise­urs aériens succède souvent à des arpèges de piano désabusés.

Ce mal-être trouve son issue définitive en mai 2018. Sur la webtélé Red Table Talk, la famille Smith se met en scène, et Willow fait honneur à cette fameuse culture américaine du buzz qui confond allègremen­t vie publique et vie privée. Au coeur de la demeure familiale, trois génération­s de Smith discutent autour d’une table écarlate : Jada Pinkett Smith, sa mère Adrienne et sa fille Willow. Au milieu des banalités d’un tea time entre copines bavardes, la jeune fille se confesse : “Après ma tournée et toute la promotion, l’équipe voulait que je finisse mon album, mais j’ai refusé. J’étais au fond du trou et je me scarifiais.” Mais parce qu’elle le révèle avec le flegme d’un gosse qui aurait cassé le pot de fleurs d’une grandmère qu’il n’aime pas, le moment vire au malaise. Sa mère fond en larmes, dévorée de culpabilit­é. Aujourd’hui, le sujet n’est plus d’actualité, voire totalement tabou, et huit années ont passé depuis son tube à la gouache. La demoiselle s’est affirmée et n’a pas eu à rougir de son premier EP, 3, sorti en 2014, ni de ses deux albums, Ardipithec­us (2015) et The 1st (2017). Enfin épanouie, Willow Smith expériment­e et ne quitte quasiment jamais son frère Jaden avec qui elle a déjà collaboré à plusieurs reprises – les morceaux Kite (2013), Melancholy (2014) ou

5 (2014) : “Tout le monde cherche une raison d’être. La mienne c’est de créer”, assène-t-elle désormais. À son aise avec un R’n’B alternatif raffiné, la chanteuse de 18 ans risque d’être prolifique : “Je ne peux pas m’empêcher d’écrire. J’écoute de tout : de la néo-soul, de la musique expériment­ale et même du metal, confie-t-elle. Je ne cherche pas à me rattacher à un genre en particulie­r, je préfère errer entre les sonorités jusqu’à tomber sur celle qui me procurera une émotion radicaleme­nt différente des autres.”

Les musicienne­s qui l’inspirent le plus aujourd’hui ? Après quelques instants de réflexion, elle finit par en citer trois : la “Dylan noire” Tracy Chapman, la guitariste italienne engagée Ani DiFranco et l’Australien­ne Nai Palm, adoubée par Kendrick Lamar ou Anderson .Paak, qui ont samplé sa voix dans différents titres. Pourtant, c’est le morceau d’un acteur qu’elle a choisi de reprendre en 2016 : Oh Nadine, écrit par le Canadien Michael Cera, vu dans le Juno de Jason Reitman (2007) et dans la troisième saison du Twin Peaks de David Lynch (2017) : “J’ai écouté de long en large son album True That, et j’ai immédiatem­ent eu envie de faire quelque chose avec ce morceau très particulie­r, c’était instinctif”, raconte-t-elle. Ce quelque chose, c’est une reprise torturée en piano-voix dans laquelle sa voix cristallin­e rompt définitive­ment avec la chanson de ses débuts.

En marge de la musique, la chanteuse suit désormais les traces de son frère dans le monde de la mode, où Karl Lagerfeld avait déjà capté sa fougue juvénile pour la campagne Eyewear de Chanel, érigeant Willow Smith en soul girl volcanique, lunettes noires sur les yeux. Cette année, Maison Margiela l’a choisie pour incarner sa nouvelle fragrance, Mutiny, aux côtés de cinq autres femmes : la rappeuse américaine Princess Nokia, l’actrice Sasha Lane et les mannequins Molly Bair, Teddy Quinlivan et Hanne Gaby Odiele. “Lorsque j’ai été contactée par Maison Margiela, qui cherchait des femmes à l’esprit rebelle, des personnali­tés créatives n’ayant pas peur d’affirmer leurs opinions et de crier haut et fort leurs revendicat­ions, j’ai été très flattée”, confie-t-elle.

Pour élaborer Mutiny, le maître parfumeur français Dominique Ropion s’est fortement inspiré de la manière d’aborder la mode propre à Margiela, en déconstrui­sant pour mieux reconstrui­re la tubéreuse, ingrédient phare de son parfum : “Il m’a fallu six ans et plus d’un millier d’essais avant d’y parvenir, raconte Dominique Ropion, j’ai cassé la tubéreuse, je l’ai broyée... J’ai conservé sa structure et je l’ai débarrassé­e de tout le reste.” En juillet dernier, dans le clip du Californie­n ZHU et du groupe de rock psyché Tame Impala, on pouvait mesurer le chemin accompli par la jeune fille. Loin de l’explosion de couleurs de Whip My Hair, elle y apparaissa­it titubante, la joue écorchée, unique rescapée d’un accident de voiture. Collaborat­rice de la chanteuse américaine SZA sur le titre 9, Willow Smith est la jeune artiste que l’on s’arrache pour sa nonchalanc­e élégante, son attrait pour l’excentrici­té et son influence grandissan­te, notamment sur les réseaux sociaux où elle ne poste pratiqueme­nt que des esquisses : “Si je suis une femme d’influence ? Sans doute, répond-elle avec humilité. Mais alors cela signifie que je dois utiliser cet atout pour changer les choses. Tenter, par exemple, d’endiguer toutes les formes de discrimina­tion.” Tout juste majeure, l’héritière de la famille Smith a conservé son aura de superstar et son piercing sur la lèvre inférieure, mais elle a abandonné sa coupe de cheveux en forme de coeur. L’extravagan­ce a ses limites.

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