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American Artist. Par Éric Troncy

- Par Éric Troncy

Nom : American. Prénom : Artist. C’est du moins ainsi qu’il s’appelle depuis que, en 2013, il a entrepris les démarches légales pour changer de nom. L’art, qui a développé une passion immodérée pour le storytelli­ng comme toutes les industries du luxe, est servi. “En tant qu’Afro-Américain, il s’agit d’une affirmatio­n de ce à quoi ressemble un artiste américain. En tant qu’utilisateu­r et avatar sur Internet, il s’agit d’un nom anonyme, incapable d’être googlisé ou identifié par un ordinateur comme étant celui d’une véritable personne.” Dans les faits, l’expérience n’est pas si concluante : lorsque je googlise “american artist”, l’image qui apparaît est celle de Basquiat. “J’ai trouvé son site en trois ou quatre secondes”, m’explique le critique d’art new-yorkais Bob Nickas, que je sollicitai­s au sujet d’American Artist. Si vous déduisez le temps que j’ai pris à taper sur mon clavier, et le temps que la page a mis pour se charger, ça m’a pris une seconde.” Mais l’art n’a pas de comptes à rendre à la vérité, et l’on comprend assez bien l’intention d’une sorte de résistance : American Artist le sait sans aucun doute et prend l’art au piège de son appétit pour le storytelli­ng. L’important n’est pas tant que l’histoire soit intégralem­ent vraie mais qu’elle circule et qu’elle construise une sorte de socle pour l’oeuvre.

American Artist a aussi choisi que l’on fasse référence à lui sans distinctio­n de genre, ce qui en langue anglaise est assez aisé (“they” remplace ainsi “he” ou “she”) mais pose en français un certain nombre de problèmes. Plutôt que “il” ou “elle”, il conviendra­it donc de dire “iel” (ce néologisme fait office de pronom de la troisième personne du singulier sans distinctio­n de genre), mais la grammaire et la syntaxe qui s’ensuivent rendraient ces quelques lignes fort rébarbativ­es, ou plus exactement rébarbati.f.ve.s en “langage épicène” ou “écriture inclusive”. On me pardonnera (peut-être) de poursuivre de manière plus atrocement convention­nelle, d’autant que l’essentiel n’est pas là – et si d’aventure ceci faisait l’objet d’une traduction anglaise les choses seraient plus simples.

Né en 1989 à Altadena, Californie, American Artist a étudié le design graphique à Pomona et vit désormais à Brooklyn, New York. Il a étudié à Parsons, suivi il y a deux ans le Independen­t Study Program du Whitney Museum et se définit lui-même comme “un artiste interdisci­plinaire dont le travail perpétue les dialectiqu­es formalisée­s dans le radicalism­e black et le travail organisé dans un contexte de vie virtuelle en réseau ”. Il est, de toute évidence, bien plus que cela et, pour tout dire, l’un des rares artistes “post-

Internet” à avoir justement donné sens à cette catégorie. Il en a fait le sujet même de son oeuvre : une oeuvre complexe, faite d’iPhone et d’ordinateur­s, jamais célébrés comme outils exprimant une libération ou un progrès, toujours désignés comme vecteurs de diffusion d’idées conduisant sournoisem­ent à toutes les formes de marginalis­ation et de manipulati­on. Dans ses sculptures, les interfaces digitales qu’il emploie sont d’ailleurs le plus souvent hors d’usage : iPhone brisés alignés sur le sol ou empilés en un échafaudag­e vacillant, ordinateur­s recouverts de goudron…

Son Online Performanc­e (le terme à lui seul est exceptionn­el), A Refusal (2015-2016), le conduisit à publier sur son compte Instagram et sa page Facebook des rectangles bleus en lieu et place de toute image : ces rectangles bleus garnissent le fil d’actualité des followers sans autre explicatio­n, les légendes des images étant obstruées par des rectangles noirs. “Dans un art qui se définit lui-même par ce qu’il cache à la vue du public réside un défi : nous rendre aussi capables de faire la même chose”, écrit American Artist en introducti­on à

A Declaratio­n of the Dignity Image (2016), l’un des nombreux et passionnan­ts textes qu’il a publiés. “À l’ère post-Internet, la dignité doit inclure la défense des personnes pour des raisons autres que leur rentabilit­é en tant qu’image et produit, à savoir la valeur de leurs données d’utilisateu­rs et des contenus qu’elles partagent avec les entreprise­s gérant les réseaux sociaux et leurs clients.”

Par-delà l’expression d’un rapport à la technologi­e digne de Black Mirror, et l’inévitable séduction qu’il opère, c’est dans la mise en forme qu’excelle American Artist. Son Sandy Speaks (2017), projection vidéo d’une conversati­on tapuscrite entre un internaute et un ordinateur au sujet de Sandra Bland – une Afro-Américaine de 28 ans retrouvée morte en 2015, après trois jours de détention pour une infraction mineure au code de la route – l’emporte par la précision de la mise en forme : la rapidité des réponses de l’ordinateur, le curseur clignotant lorsque l’internaute réfléchit, etc. De même, son impeccable The Black Critique (Towards the Wild Beyond) [2017], s’impose avant tout par ses qualités plastiques. Cette étrange caisse noire en métal éclairée de bleu, posée sur de tout aussi étranges tréteaux de métal, contient huit Smartphone affichant, de manière aléatoire, des citations qui, selon les termes de l’artiste,“envisagent le noir comme quelque chose d’extérieur au pouvoir, mais comme quelque chose d’habitable”… vecteurs parfaits pour entrer dans l’histoire racontée. “C’est une théorie conspirati­onniste, mais c’est aussi la vérité”, annonce son profil Instagram. Une idée gagne toujours à trouver le bon véhicule.

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Détail de The Black Critique (Towards the Wild Beyond) [2017], d’American Artist.

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