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Jonathan Anderson.

Depuis sa première collection, Jonathan Anderson développe une vision personnell­e de la mode, sous la forme d’un dialogue avec les évolutions sociétales. Les designs radicaleme­nt novateurs produits par ce talentueux Irlandais ont rapidement séduit LVMH qu

- Propos recueillis par Delphine Roche, portraits Romain Bernardie- James

NUMÉRO : Les collaborat­ions sont aujourd’hui monnaie courante dans la mode, mais celles de votre marque, JW Anderson, impliquent des personnali­tés très diverses, de A$ AP Rocky aux ar tistes Gilber t & George, ou Giles Round, qui a réalisé une collection de céramiques transgress­ives. Est- ce une évidence, pour vous, que la mode doit aujourd’hui dépasser son domaine et prendre par t à la culture de notre époque ?

JONATHAN ANDERSON : Absolument, c’est nécessaire. La mode est restée trop longtemps isolée, elle soliloquai­t. Il fallait qu’elle s’ouvre et qu’elle fasse tomber les barrières existantes. Car il est évident aujourd’hui que notre façon de consommer change, et notre façon de considérer le luxe également. Nous sommes tous devenus très sensibles aux problèmes de ce monde, environnem­entaux, culturels, sociaux.

Est- ce un changement positif à vos yeux ?

Oui, c’est même ce qui me fait aimer mon métier. Si je passais mon temps à concevoir des produits, j’aurais le sentiment que mon travail est un peu vain. Mais les collaborat­ions, ou le Craft Prize que j’ai créé chez Loewe pour mettre en lumière des ar tisans, m’aident à savoir qui je suis vraiment.

En 2018 vous avez également été le curateur de votre propre exposition, Disobedien­t

Bodies, est- ce un projet qui vous tenait à coeur depuis longtemps ?

Oui, et c’était le bon moment pour faire cette

exposition. C’est probableme­nt un de mes plus grands accompliss­ements. Il s’agissait d’ouvrir des dialogues entre l’ar tisanat et l’ar t, entre l’ar t et la mode. J’ai pu rassembler tout ce qui me constitue dans cette exposition.

Vous y avez effectivem­ent mêlé les oeuvres d’art et les pièces de mode. Est- ce une réponse personnell­e à cette question un peu galvaudée : la mode est- elle un ar t ?

J’aurais tendance à dire que l’ar t et la mode servent le même but, qui est de nous interroger sur la façon dont nous nous percevons. Je pense que ces deux discipline­s ne cessent de se rapprocher, et ce n’est pas une mauvaise chose. J’ai toujours l’impression que l’une des deux a plus de mérite que l’autre, mais la nouvelle génération a une vision tout à fait dif férente de cette question. Les jeunes développen­t une pensée dif férente au sujet de leur consommati­on d’images.

Vous êtes un des rares talents qui ait émergé ces dernières années avec sa propre marque, et rapidement gagné une reconnaiss­ance unanime. Votre vision était- elle si affûtée dès vos débuts ou l’avez- vous aiguisée avec le temps ?

J’ai toujours été très optimiste et entêté dans ma façon d’envisager les choses. Pour moi, le “non”, le refus ou l’échec ne sont pas envisageab­les. Je me dis juste que je dois réussir à faire les choses. Quand on travaille dans la mode, on s’endurcit car c’est absolument nécessaire. On ne peut pas plaire à tout le monde, et d’ailleurs il ne faut pas essayer. On doit constituer des équipes incroyable­s pour pouvoir mettre en oeuvre sa vision, mais au final, on est seul avec soi- même. Quoi qu’il advienne, il faut préserver et maintenir l’énergie créative. Je suis toujours poussé par le désir de chercher ce qui manque dans la mode, et de le réaliser. Par fois cela fonctionne, parfois non. Nous sommes devenus très craintifs et nous sommes obsédés par la perspectiv­e de l’échec plutôt que du succès. Cela s’est déjà produit dans l’histoire de la mode. Quand l’industrie stagne, nous devenons pessimiste­s. Mais je me dis toujours qu’il faut rester positifs dans ce système qui semble par fois écrasant. On peut devenir très blasé. Mais il y a une partie de ma personnali­té qui a besoin de se battre pour se sentir exister.

Donc tout cela nourrit votre énergie, contrairem­ent à celle de personnes telles que Raf Simons, par exemple, qui se sont exprimées contre le rythme toujours plus rapide de la mode.

Il faut trouver sa propre issue, c’est comme se trouver dans un labyrinthe. Quand on pense à l’année 2018 et qu’on voit où nous en sommes sur le plan politique, social et culturel, c’est très facile de se sentir découragé. Et la mode a adopté le fonctionne­ment de la presse tabloïd, en pointant ce que chacun a fait de mal. Mais toutes les industries, et tous les designers, ont leurs problèmes car nous sommes juste humains. Les créateurs referaient le monde s’ils le pouvaient, mais ils ne le peuvent pas. Bien que j’aime les réseaux sociaux et leur façon beaucoup plus démocratiq­ue de délivrer des informatio­ns en coupant cour t à tout bullshit, je pense que… par exemple j’ai beaucoup de respect pour une personne comme Fran Lebowitz [ auteure et oratrice connue pour ses commentair­es critiques et sarcastiqu­es sur la société américaine]. Par fois, on a besoin d’individus qui font figure de juge ou d’autorité, pour opérer une sélection et une critique de ce qui existe. En l’absence de ces figures d’autorité, on obtient le chaos, une vraie mêlée. Par exemple, les gens sont totalement ignorants de l’histoire de la mode, et ils ne connaissen­t rien non plus au business. Tout est mis sur le même plan, il n’y a plus de sélection ni de hiérachie, et je pense que cela a un impact négatif sur notre industrie. Ce qui fait que lorsque les marques marchent, elles marchent vraiment, mais si elles ne marchent pas, elles s’écroulent véritablem­ent. On a l’illusion que le directeur artistique est responsabl­e de tout. J’ai aussi ce sentiment d’être responsabl­e de tout, mais la mode a dif férentes facettes, il y a des structures de pouvoir, des boutiques, du commerce… toutes ces choses qu’un designer ne peut pas contrôler. Par fois, je me dis qu’au lieu de pointer du doigt le mauvais côté, on devrait trouver des solutions pour protéger notre industrie, car elle est assez fragile.

Le contexte actuel permet- il vraiment l’émergence de nouvelles marques et de nouveaux talents ?

S’il n’y a pas de système pour encourager ces nouveaux talents ou si l’éducation est défailante, nous sommes confrontés à un problème. Chez JW Anderson comme chez Loewe, j’essaie d’engager de jeunes universita­ires, mais ils ne connaissen­t pas très bien le système, et ils souf frent également d’un manque de compréhens­ion de la créativité, ce qui aura tôt ou tard de graves répercussi­ons. Travailler pour une marque de mode, ou lancer une marque de mode, ce n’est pas comme dans une série Netflix. J’aimerais beaucoup que cela soit le cas, mais il faut accepter les difficulté­s et savoir qu’on va prendre des coups. Je me dis que nous avons vraiment besoin de revenir à la réalité. Et besoin de nous entraider.

Avons- nous suffisamme­nt pris conscience des changement­s sociétaux qui affectent à leur

tour l’industrie de la mode aujourd’hui ?

Eh bien, je vis à Londres, où l’on parle beaucoup du naufrage de ce qu’on appelle le secteur “high street” [ marques mode mais accessible­s telles que Topshop]. Les chif fres sont très mauvais. C’est effectivem­ent l’expérience de la mode, et l’expérience de la culture, et la façon dont nous consommons qui sont en train de changer radicaleme­nt. Mais nous ne pouvons avancer que si nous travaillon­s tous ensemble. Toute l’industrie a beaucoup fait l’autruche vis- à- vis de ces changement­s radicaux nécessaire­s aujourd’hui. Cela ne veut pas dire pour autant que les boutiques physiques sont devenues obsolètes, par exemple. Elles ont leur place dans le système car elles permettent de raconter la réalité de la marque. Alors que parfois nous sommes dans une “nonréalité”, une déconnexio­n émotionnel­le totale. Donc nous nous plaignons beaucoup, mais personne ne propose de solutions. C’est la même chose pour les magazines. S’ils ne se vendent plus, pourquoi ne pas essayer de trouver une façon de les rendre de nouveau intéressan­ts ? On ne peut pas sans cesse blâmer le système. Aujourd’hui, nous sommes dans une forme de nostalgie. Et quand le système ou la hiérarchie sont fracturés, on finit avec des crapules à la tête des États, des entreprise­s, et même la presse devient totalement malhonnête car il n’y a plus de filtre, plus de compréhens­ion du système. Si nous prenions conscience de la chance qui est la nôtre, dans l’industrie de la mode, nous nous battrions pour la préserver. Il y a des jours où je me réveille et où j’adore mon métier. Et il y a des jours où je voudrais juste pouvoir réparer ce système. Il ne s’agit probableme­nt pas de le réparer, mais de le faire évoluer.

“Pour moi, le ‘non’, le refus ou l’échec ne sont pas

envisageab­les. Je me dis juste que je dois réussir à faire les choses. Quand on travaille

dans la mode, on s’endurcit car c’est absolument nécessaire.

On ne peut pas plaire à tout le monde, et d’ailleurs

il ne faut pas essayer.”

Cet état d’hébétude de la mode face au changement peut- il s’expliquer par le fait que nous ne laissons pas sa place à la nouvelle génération ? Vous avez investi tout le spectre de l’industrie de la mode, depuis son versant démocratiq­ue, via vos collaborat­ions avec Uniqlo, jusqu’au luxe avec Loewe. Est- ce nécessaire pour vous d’avoir cet éventail de possibilit­és bien présent à l’esprit ? Les gens ont peur du changement parce qu’ils l’envisagent uniquement comme une perte des valeurs du passé. Or, chez Loewe, vous avez créé le Craft Prize, qui promeut les artisans. Le fait- main peut- il coexister avec un monde digital ?

Oui, car nous ne pouvons pas continuer à alimenter la déconnexio­n fondamenta­le du client vis- à- vis du produit. Nous avons totalement perdu de vue ce qu’est la fabricatio­n des objets. À tel point que… vous savez, je suis fumeur. Quand j’achète un paquet de cigarettes où il est écrit que je ne devrais pas fumer, que c’est mauvais pour ma santé, cela ne m’empêche pas de fumer. C’est la même chose dans la mode : nous avons ignoré les aver tissements. Cela doit changer, nous devons comprendre que des êtres humains fabriquent les produits, et la réalité du transport de ces produits n’est pas moins tangible. Donc, au lieu de nous recroquevi­ller sur nos peurs, nous devons ouvrir ces discussion­s. Il ne faut pas être hystérique devant les faits, nous devons chercher une solution pour rendre notre industrie vraiment vivante et intéressan­te. Sinon, après tout, ce n’est juste qu’une Fashion Week de plus. Il le faut, oui. Et il faut savoir que tout cela peut coexister. Nous avons tendance à séparer ces secteurs mais ce n’est pas en phase C’est probableme­nt ce qui s’est produit toutes les fois qu’une nouvelle génération a essayé d’émerger : la génération précédente n’a pas voulu lui laisser la place. Tous les vingt ans, deux génération­s se battent pour avoir le pouvoir. Mais les aînés ont par fois du mal à s’effacer lorsqu’ils ont le sentiment que la relève n’est pas assez mature, pas assez solide. On peut le voir aujourd’hui sur les réseaux sociaux, dans les magazines, dans la mode, jusqu’en haut de l’échelle. Nous sommes dans une période où, si une idée ne marche pas, elle ne marchera jamais, parce qu’on ne veut pas qu’elle marche. Les gens se plaignent de la succession rapide des directeurs artistique­s à la tête des maisons, et font le constat que “personne n’y arrive”. Je dois dire que je suis très content d’avoir fait le “rebranding” de Loewe il y a cinq ans. J’ai beaucoup de chance d’être dans la situation dans laquelle je suis chez LVMH. On m’a donné le temps. Il faut comprendre que les marques doivent pouvoir s’effondrer pour se reconstrui­re. C’est un processus qui prend dix ou vingt ans. For t heureuseme­nt, on m’a permis de reconfigur­er une marque très ancienne, sur une longue période. Car si on le fait trop rapidement, les clients comprennen­t que c’est très ar tificiel. Et ce qui est ar tificiel peut prendre rapidement, mais ça ne peut pas durer, car on ne construit pas sur les fondations, sur le passé. Je trouve que nous sommes devenus très “. com” dans la mode, très américains. Il faut faire les choses tout de suite, et elles doivent connaître le succès en six petits mois. Cela fonctionne dans le cas d’une décision qui porte uniquement sur le business : alléger une société, fermer des boutiques, couper des budgets, cela peut être fait en six mois. Mais changer l’image d’une marque, cela ne se fait pas en un jour. Si c’était facile, tout le monde le ferait et je n’aurais pas d’emploi. C’est un peu idiot de croire cela. Il faut accepter de prendre son temps et de commettre des erreurs. Mais il faut pour cela être appuyé par un P- DG qui comprend qu’il y aura nécessaire­ment une période de transition. avec la réalité. Cer tains facteurs vont af fecter tout le reste : l’environnem­ent, la politique. Nous devons faire des produits pour toutes les tranches de la population, on ne peut pas se cantonner aux produits de luxe, car certaines personnes pourront se les of frir, mais d’autres non. Comme je le disais, il faut af fronter la réalité du monde. Si les problèmes environnem­entaux sont le problème numéro un aujourd’hui, alors il faut travailler à les résoudre dès aujourd’hui, mettre en place un plan sur cinq ans, en étant réaliste car on ne peut plus se permettre aujourd’hui de ne pas l’être. Par fois, nous vivons en mode survie, c’est ce qui a abouti au Brexit par exemple. En Angleterre, il y a une telle déconnexio­n entre Londres et le reste du pays. J’ai une maison dans le Norfolk, c’est pratiqueme­nt une autre planète quand on vient de Londres. Je suppose que c’est la même chose en France. Résoudre les problèmes, ça ne peut pas venir uniquement des gouverneme­nts, cela doit venir des gens. Dans le cas de l’industrie de la mode, les seules personnes à pouvoir le faire sont celles qui travaillen­t dans ce milieu. Nous sommes à un point de basculemen­t. Cela peut ouvrir des opportunit­és, mais aussi causer le chaos. Il y aura une relève de la garde dans cinq ans. Et le changement n’est jamais mauvais, il fait par tie de la vie. Peut- être qu’il faut arrêter de chercher le “blockbuste­r” de demain, peutêtre qu’il faut réajuster ce que la mode veut dire pour nous.

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