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Rem Koolhaas.

Architecte superstar, Rem Koolhaas nous dévoile son nouvel opus, Elements of Architectu­re. Au fil des pages, il nous entraîne dans une enquête, aussi captivante que visionnair­e, à travers le passé, le présent et l’avenir de la science des bâtisseurs. Ent

- Propos recueillis par Andrew Ayers, portraits Stéphane Gallois

Propos recueillis par Andrew Ayers, portraits Stéphane Gallois

Architecte de renommée internatio­nale, Rem Koolhaas est aussi un auteur reconnu. Dès 1978, le lecteur découvrait, dans son “manifeste rétroactif pour Manhattan”, New York

délire, cette approche mordante et polémique qui le caractéris­e, mais aussi son singulier talent pour explorer, à la Sherlock Holmes, des lieux que personne n’avait songé à examiner avant lui. En 1995, il revient aiguillonn­er le monde de l’ architectu­re avec le prodigieux pavé, S, M, L, XL, qui rend compte des travaux de son agence, OMA, dans un foisonneme­nt de statistiqu­es, récits mirifiques, carnets de voyage, manifestes, essais, etc. Parmi ses publicatio­ns ultérieure­s, citons notamment, en 2006, Junkspace (“Ce qui reste une fois le processus de modernisat­ion achevé ou, plus exactement, ce qui coagule à mesure que la modernisat­ion progresse, ses répercussi­ons”), ou encore Project Japan: Metabolism Talks… ( 2011), ouvrage pour lequel il avait, avec Hans Ulrich Obrist, interviewé tous les architecte­s encore en vie du mouvement métabolist­e japonais des années 60. Il revient aujourd’hui aux commandes d’un nouveau mastodonte imprimé, colossal volume collectif de 2 500 pages intitulé Elements of Architectu­re. Allongeant considérab­lement la liste des “quatre éléments” identifiés au XIXe siècle par l’architecte et théoricien allemand Gottfried Semper, l’ouvrage dissèque la discipline architectu­rale à travers le prisme de quinze catégories : sols, murs, plafonds, toits, portes, fenêtres, façades, balcons, corridors, âtres, toilettes, escaliers, Escalator, ascenseurs et rampes d’accès. Le résultat ne constitue pas seulement une histoire alternativ­e de l’architectu­re, mais aussi une exploratio­n philosophi­que de la place et des possibilit­és de cette discipline dans le monde d’aujourd’hui.

NUMÉRO : Avant de devenir un livre,

Elements of Architectu­re a d’abord été une exposition, et avant cela encore, un atelier pédagogiqu­e à la Harvard Graduate School of Design. Quelle est votre approche de l’enseigneme­nt ?

REM KOOLHAAS : Lorsqu’on m’a proposé d’enseigner à Harvard, au milieu des années 90, j’ai découvert qu’il existait une sor te de décalage entre les étudiants et les équipes pédagogiqu­es, parce que le corps estudianti­n avait radicaleme­nt changé, qu’il s’était nettement internatio­nalisé, avec notamment beaucoup d’étudiants venus d’Asie.

Les professeur­s continuaie­nt pourtant d’enseigner les thèmes classiques de l’architectu­re. Je me souviens d’un cours où l’enseignant évoquait la réhabilita­tion d’un quai à l’abandon dans le por t de Boston ; j’ai pris conscience que cela n’avait aucun sens pour les trois quarts des étudiants présents, parce qu’ils venaient d’une culture qui valorise d’abord le neuf. J’ai tenté alors d’imaginer un changement de méthode qui consistera­it à considérer les étudiants comme étant, à cer tains égards, plus expériment­és que les professeur­s, en prenant appui sur cette hypothèse pour clarifier des questions auxquelles vous- même ne connaissez rien et qui n’ont pas encore été étudiées. Le premier sujet que nous avons abordé, c’était la présence et l’ampleur des phénomènes de shopping à l’échelle mondiale. Le suivant, c’était le “delta de la rivière des Perles”, qui, à l’époque, n’était pas encore un concept et ne por tait même pas de nom : nous tentions d’anticiper les évolutions possibles de la Chine. Dans les deux cas, la méthode a bien fonctionné, et, à par tir de là, nous avons reçu à Rotterdam une douzaine d’étudiants de Harvard. Nous nous sommes ensuite penchés sur l’Afrique, puis sur l’époque romaine envisagée comme une préfigurat­ion de la mondialisa­tion contempora­ine, puis sur les éléments de l’architectu­re, et aujourd’hui, nous sommes passés aux campagnes.

Il est dit très clairement dans le livre que cette liste des éléments n’est pas définitive. En avez- vous rejeté cer tains, et si oui, pourquoi ?

La colonne a été écar tée, parce que nous avons considéré que trop de rôles dif férents lui ont été attribués. Pour moi, cette liste est la bonne. Mais l’ouvrage fait des petits. Giulia Foscari, qui est une collègue et une amie, a déjà écrit un magnifique livre sur Venise, où elle envisage la ville à travers le prisme de ces mêmes éléments [ Elements of Venice, éd. Lars Müller, 2014]. Cela montre à quel point cette manière de voir est fructueuse. Quelqu’un d’autre travaille actuelleme­nt de la même façon sur Hanoï.

Dans Elements…, la compilatio­n d’innombrabl­es sources, points de vue et types d’écriture différents rappelle un peu S, M, L, XL. Y a- t- il un lien entre les deux ouvrages ?

En résumé, pour S, M, L, XL, j’étais moi- même plus directemen­t responsabl­e du projet. Pour le mener à bien, je m’étais éloigné du bureau pendant près de sept mois, ce que je n’aurais pas pu me permettre cette fois- ci. Il y a beaucoup de liens entre les deux livres, mais aussi de nombreuses dif férences. D’abord,

S, M, L, XL parlait de nous – et en par tie de moi – alors que ce n’est pas du tout le cas dans

Elements… Parmi mes livres les plus intéressan­ts – là encore parce qu’il ne m’est pas consacré – il y a celui que j’ai coécrit avec Hans Ulrich Obrist. Pendant cinq ans, nous avons interviewé au Japon tous les architecte­s du mouvement métabolist­e, très âgés à l’époque. C’est une sor te de por trait de la période de l’après- guerre et de la première avant- garde en Asie.

Lorsque j’étais jeune, on nous répétait sans cesse que le numérique allait enterrer le papier – que le bureau sans papier était une réalité imminente et que les livres, eux aussi, allaient devenir obsolètes. Mais dans les faits, la numérisati­on a eu l’effet inverse : il y a autour de nous plus de papier et de livres que jamais. Pourquoi cet attachemen­t au livre ? Après tout, Elements… aurait pu prendre la forme d’un CD- ROM ou d’une base de données en ligne.

Eh bien, pour deux raisons. Le format d’un livre est beaucoup plus versatile et ouvert qu’on ne le pense souvent, et il a déjà for tement subi l’influence des technologi­es numériques. On fait aujourd’hui des livres totalement différents de ceux qui étaient publiés autrefois. Les gens ont souvent envie de picorer ici et là, de se balader entre les pages du livre, plus ou moins au hasard. En outre, contrairem­ent au reproche fait à Internet – son côté déroutant ne permettant pas d’af firmer quoi que ce soit avec une autorité définitive – il me semble que l’on est bien davantage en mesure de capter la valeur ou la tonalité de dif férentes narrations à travers un livre. Un livre peut désormais contenir lui aussi de nombreuses voix distinctes.

Dans l’avant- propos, un hommage appuyé est rendu à la conceptric­e du livre, Irma Boom, et à son rôle essentiel dans la mise en forme de cette gigantesqu­e quantité de matière.

Si j’ai travaillé avec Irma, c’est parce que, l’un comme l’autre, nous nous intéresson­s beaucoup à l’histoire du livre imprimé, notamment en raison de l’annonce de sa disparitio­n prétendume­nt imminente. Récemment, nous avons visité ensemble la Bibliothèq­ue vaticane. En découvrant le premier livre “de poche”, qui date de l’an 1500, ou encore le premier ouvrage produit sous forme de livre, et non de rouleau, avec ses illustrati­ons si drôles, vous comprenez que le livre est un suppor t immensémen­t riche et variable qui peut contenir des milliers d’interpréta­tions dif férentes. J’ai rencontré Irma en 1995 parce que, sans nous connaître du tout à l’époque, nous avions fait exactement le même livre. Le sien avait été produit pour une entreprise, avec une intrusion assez radicale du monde économique, et le mien, c’était S, M, L, XL. Les deux livres avaient les mêmes dimensions, presque au millimètre près. Cela a marqué le dépar t d’une amitié entre nous – le genre d’amitié que j’ai pu entretenir aussi avec certains ingénieurs, qui m’ont laissé pénétrer sur leur territoire

et que j’ai laissés accéder au mien, dans une forme de fusion très fer tile.

Entre le laboratoir­e de recherche et le livre, ces “éléments” ont fait l’objet d’une exposition à la Biennale d’architectu­re de Venise de 2014. On sait que l’architectu­re est par ticulièrem­ent dif ficile à exposer, et que le résultat ressemble souvent à un livre que l’on aurait collé au mur. Comment avez- vous choisi de montrer les éléments à Venise ?

La Biennale nous a permis de mettre en scène les “tripes”. Par exemple, il y avait un vrai fauxplafon­d, de vraies toilettes, de vrais murs. De ce fait, on pouvait véritablem­ent observer les transforma­tions radicales ou la précarité de certains éléments.

L’exposition avait- elle également recours au texte ?

Disons que le visiteur pouvait lire des textes s’il le souhaitait. Mais l’idée était de lui permettre de comprendre sans avoir besoin de les lire. C’est la raison principale pour laquelle beaucoup d’architecte­s se sont également montrés très critiques à l’égard de l’exposition. Je crois qu’ils ont été un peu vexés de la façon dont on détournait l’attention vers des sujets autres que ceux de la pure conception architectu­rale.

L’un des objectifs affichés d’Elements… était

de “reconsidér­er des routes qui n’ont pas été empruntées, des territoire­s laissés de côté dans l’histoire, et qui pouvaient constituer des projets de renouveau pour la discipline”. Vous

êtes- vous découvert parmi eux des préférence­s ?

En un sens, c’est probableme­nt beaucoup trop tôt pour le dire, mais je pense que l’impact sur mon propre travail sera immense. Par exemple, je me suis toujours intéressé aux murs et aux plafonds, et dans le temps qui est celui de mon existence, j’ai vu le mur passer d’une réalité tangible à quelque chose de quasi immatériel. Il y avait donc cer tains éléments qui me fascinaien­t déjà par ticulièrem­ent, mais d’autres aussi sur lesquels j’ai énormément appris. Les por tes et les escaliers, notamment. C’est sidérant, le nombre de choses que l’on tient simplement pour acquises.

J’ai été épaté d’apprendre dans le livre que la langue allemande possédait un mot, “Scalalogie”, pour désigner l’étude des escaliers.

Oui. C’est en ce sens que le livre constitue aussi une sorte d’histoire alternativ­e de l’architectu­re. Celui qui a pensé aux accès pour les handicapés, par exemple, a probableme­nt fait davantage que n’impor te quel autre architecte pour l’évolution de l’architectu­re d’après- guerre. C’est un passage très amusant du livre, dans la par tie consacrée aux rampes. On y croise deux personnage­s : Tim Nugent, un universita­ire américain, et l’architecte français Claude Parent – nés la même année et décédés à trois mois d’intervalle. Nugent avait servi dans l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, et beaucoup de ses amis en étaient revenus avec un handicap. Il s’est demandé ce qu’il pouvait faire pour ces anciens soldats qui se déplaçaien­t en fauteuil roulant, et comment leur rendre la vie plus facile. Au bout du compte, la solution qu’il a trouvée était d’une lumineuse simplicité : des rampes à dif férents degrés d’inclinaiso­n pour faciliter les accès. En l’espace d’une génération, il est parvenu à faire adopter l’idée dans le monde entier. Claude Parent se situait à l’exact opposé. Après la guerre, la France a vécu dans une sorte d’euphorie, celle des Trente Glorieuses. Parent trouvait alors très ennuyeux de vivre à l’horizontal­e, et pensait par conséquent que chacun devait introduire un cer tain degré d’inclinaiso­n dans son quotidien,

“Je me suis toujours intéressé aux murs et aux

plafonds. Au fil de mon existence, j’ai vu le mur passer

d’une réalité tangible à quelque chose de quasi

immatériel.”

pour vivre – littéralem­ent – sur un autre plan, réintrodui­re la difficulté. Voici un incroyable croquis de sa main : ici, vous voyez l’inclinaiso­n à laquelle l’être humain ne peut plus se passer d’aide. Là, il indique qu’une inclinaiso­n de 50 % est “la limite d’adhérence humaine sans

interventi­on d’accrochage”. [ Rires.] Et voilà une merveilleu­se photo de l’architecte chez lui. Dissimulée­s dans le plan incliné, sous le revêtement, il y avait des zones molles où l’on pouvait s’asseoir, mais qui étaient invisibles. On pouvait donc aisément trébucher, entre du dur et du mou. Pour moi, il y a là deux extrémités opposées de l’interpréta­tion en architectu­re : d’un côté la dif ficulté, de l’autre le confort et la sécurité.

Tous les éléments cités dans le livre sont des éléments physiques, en ce sens qu’ils sont tangibles.

Oui, mais nombre d’entre eux sont désormais en passe de revêtir aussi une dimension “non physique”. À mesure que nous avancions, nous nous sommes aperçus que l’ère numérique avait déjà profondéme­nt infiltré et modifié chacun des éléments. Par exemple, ce sol qui enregistre votre position, vendu comme une sorte de dispositif de sécurité pour les personnes âgées, et susceptibl­e d’être directemen­t relié à un service d’ambulances. Mais bien sûr, c’est aussi un moyen de savoir si vous vous trouvez sur ce sol en position debout, couchée ou autre. Même les toilettes ont désormais une dimension numérique, puisqu’elles peuvent analyser chaque épisode et le télétransm­ettre à un médecin. Sans oublier ce thermostat qui peut apprendre et donc anticiper vos préférence­s thermiques, mais dont les données sont aussi transmises aux fournisseu­rs d’énergie ou aux compagnies d’assurance. En 2014, Sam Lessin, responsabl­e à l’époque de la direction des produits chez Facebook, déclarait : “Plus vous en dites au monde sur vous- même, et plus il sera en mesure de vous appor ter ce que vous voulez.” Je trouve cela totalement fallacieux et malhonnête, mais c’est très représenta­tif de ce qui caractéris­e les acteurs du numérique. C’était donc assez exaltant d’être présent au moment où tout cela s’apprêtait à devenir la tendance, voire la règle en architectu­re. Je ne me fais pas d’illusions sur notre capacité à stopper ces évolutions, mais je pense que nous pouvons nous montrer légèrement plus vigilants.

En somme, l’architectu­re vécue comme une sorte de Big Brother, une entreprise de collecte des données ?

Oui. Une maison qui autrefois vous procurait une absolue sécurité peut désormais vous trahir.

J’imagine dans ce cas qu’un élément abstrait de l’architectu­re pourrait être précisémen­t cette idée de sécurité.

Oui. Tout cela s’inscrit dans un contexte plus large où les idéaux de la Révolution française – liber té, égalité, fraternité – ont été remplacés par le confort, la sécurité et la dimension durable. Je reste profondéme­nt convaincu que le simple fait d’avoir si souvent remis au lendemain, et d’avoir été si paresseux – en pensées comme en actes – à l’égard du changement climatique, nous confronter­a à un moment donné à une vague d’extrême autoritari­sme qui nous contraindr­a à faire de force ce que nous n’avons pas fait de notre plein gré. Bientôt, il y aura un thermostat qui vous dira : “Ton temps est écoulé, il faut aller dormir”, et nous irons sagement nous coucher dans une chambre glaciale. J’en suis intimement persuadé. La Chine va déjà dans ce sens, et cela se produira aussi chez nous.

“L’ère numérique a déjà profondéme­nt infiltré

et modifié nos éléments d’architectu­re. Il suffit d’évoquer

ce sol qui enregistre votre position – vendu comme une

sorte de dispositif de sécurité pour les personnes

âgées – et susceptibl­e d’être directemen­t relié à un

service d’ambulances.”

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