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ISABELLE CORNARO

Propos recueillis par Nicolas Trembley et Thibaut Wychowanok, photo Stéphane Gallois

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Les références d’Isabelle Cornaro ( 1974) sont à la fois classiques

et contempora­ines, érudites et triviales. Ses installati­ons, tableaux ou sculptures peuvent mêler la perspectiv­e du quattrocen­to, l’art de Mike Kelley qui renvoie à l’enfance, des bijoux por tés par sa mère ou qui traînent dans son atelier… Dans ses installati­ons pensées comme des mises en scène de cinéma, elle questionne la valeur des objets : copies, pièces bon marché, produits décoratifs ou de luxe. Dans ses sculptures d’objets moulés telles des fresques, c’est à la question de l’ornementat­ion que la Française s’intéresse. Les textiles, le rappor t tactile aux matières passionnen­t l’artiste, qui s’est sentie particuliè­rement inspirée lorsque la maison Dior l’a contactée pour une collaborat­ion exceptionn­elle. Nous l’avons rencontrée à cette occasion à Paris.

NUMÉRO : Vous avez réalisé deux sacs pour la maison Dior, l’un en version small avec une accumulati­on de chaînes, de charms et d’objets symbolique­s, l’autre en version medium pour laquelle vous avez développé une nouvelle matière mystérieus­e : un cuir noir mat technique comme du caoutchouc… ISABELLE CORNARO :

Je me suis inspirée de mes Orgon Doors, une série de tableaux réalisés à par tir de moulages d’objets en élastomère [ caoutchouc synthétiqu­e]. Mais reproduire cette technique sur un sac n’avait rien d’évident. Les ateliers de la maison Dior ont dû imaginer un nouveau matériau en cuir, qui ressemble à l’élastomère : semi- mou, semi- dur, un peu élastique. Plus de cinquante échantillo­ns m’ont été proposés, et une variété de couleurs incroyable­s. Tout cela d’une semaine sur l’autre. C’était délirant. Le sac de taille moyenne est ainsi formé d’empreintes en bas- relief d’objets moulés : une compositio­n de chaînes, en réalité. L’idée d’empreinte m’intéresse : la prise d’empreinte d’un objet existant devient une image parce qu’elle est enregistré­e dans un autre matériau. J’apparente ce travail de moulage au cinéma. Quand on filme, on prend l’empreinte d’un objet qui est transformé sur un autre médium. L’idée, avec le Lady Dior, était de travailler avec un objet iconique, persistant, reconnaiss­able tout de suite.

Vous avez grandi en Centrafriq­ue, puis vous avez étudié à Paris ( à l’École du Louvre et aux Beaux- Ar ts), puis à Londres ( au Royal College of Art). Vous avez aussi habité à Berlin… De quelle façon ces dif férents contextes vous ont- ils influencée ?

Je pense que ces expérience­s m’ont amenée à m’interroger sur l’histoire de la culture occidental­e et aux rapports d’échange et de domination qu’elle a entrenus avec d’autres cultures au fil des siècles. Cette culture expansionn­iste et impérialis­te qui dévore le monde, qui s’est approprié des motifs à l’étranger comme les vases chinois reproduits et standardis­és, etc., J’ai aussi développé un rapport problémati­que aux objets ( et par conséquent aux images) qui nous entourent, à leur nature esthétique, sociale et politique, à leur statut de marchandis­e, de fétiche ou d’oeuvre, d’original ou de copie, etc. Ma méthode de travail s’inscrit dans l’ar t conceptuel, c’est- à- dire qu’elle forme une analyse des systèmes de représenta­tion d’images. Je ne suis pas telle une peintre qui aurait un geste, une technique ou un style. Je peux dessiner de grandes installati­ons, et faire appel à des gens pour les construire. Ensuite, je recompose ces installati­ons avec des objets que je trouve, ou des compositio­ns d’objets qui sont moulés par de très bons ar tisans. Mes films ou mes installati­ons forment ainsi des systèmes combinatoi­res. Lorsqu’on travaille avec l’histoire des images et des systèmes de représenta­tion, il y a forcément toujours une par t de symbolique. Comme il y a une grande par t de symbolique dans les couleurs : l’or représente le luxe ; le bleu, le céleste ; le rouge, le sang…

Comment élaborez- vous vos installati­ons ?

Mes premières installati­ons étaient conçues comme des paysages ( horizontal­ité, perspectiv­e, etc.), et les socles me permettaie­nt de dessiner ces paysages et d’y inclure des objets comme autant de figures. La question du “display”, que ce soit dans son acception muséale ou commercial­e, s’est ajoutée peu à peu, comme une manière supplément­aire d’interroger la question de la valeur et, dans l’histoire occidental­e, du musée et des archives. Puis j’ai traité les socles eux- mêmes comme des objets, en les “sprayant” comme mes peintures qui sont plutôt atmosphéri­ques. Les objets sont apparus moins nécessaire­s et j’ai réduit leur présence, donnant à ce système en apparence minimal une plus grande autonomie.

Pourquoi utilisez- vous si souvent la couleur noire, dans vos oeuvres comme dans vos réinterpré­tations du Lady Dior ?

Ce n’est pas tant la couleur noire qui m’intéresse en elle- même, mais plutôt la qualité par ticulière qu’elle révèle lorsqu’elle est appliquée sur certains matériaux. Dans les séries de moulages en élastomère ( Orgon Doors et God Boxes), le noir est une teinte- masse : combinée à ce matériau, elle prend une connotatio­n sexuelle, un caractère “fétichiste”, quelque chose d’à la fois élégant et agressif. Quand le noir est employé en traitement de sur face, comme dans les installati­ons intitulées Paysage, il s’agit avant tout de faire ressor tir les couleurs des “figures” que sont les objets, et de conférer à l’ensemble l’aspect d’un mausolée minimalist­e.

Qu’en est- il du sac en version small ? Les chaînes et les petits objets semblent faire écho à vos récents tableaux intitulés Golden

Memories…

Dans ces oeuvres, les petits objets placés sur la surface du tableau ont tous un rapport émotionnel au quotidien. Ces pièces, ces clés, ces petits pendentifs, ces bijoux sont des objets du quotidien chargés af fectivemen­t et économique­ment. Ils ont été trempés dans du nickel d’une façon ar tisanale, à la main, dans des bassins avec du vinaigre. Je voulais les recouvrir du matériau dont on se ser t pour réaliser les pièces de monnaie. Il s’agissait de signifier l’idée de valeur, et notamment celle de valeur ajoutée qui traverse la plupart de mes oeuvres. Ce sont de tous petits objets très cheap, mais qui imitent des choses qui ont de la valeur. C’est un système d’imitation, fondé sur le fantasme – le fantasme de la valeur –, et donc sur une certaine forme d’érotisme. C’est pour cela que j’utilise beaucoup de petits cristaux. On dirait des diamants. Ça brille. Visuelleme­nt, c’est excitant, et fantasmati­que.

Pourquoi l’ornementat­ion est- elle si importante à vos yeux ?

Dans mon atelier, j’ai toujours des petites chaînes, des petits cristaux. La maison Dior a récupéré ces chaînes, en a racheté certaines ou les a moulées et reproduite­s… alors même que ce sont des objets de peu de valeur qui traînaient ici et là. Au final, cela forme un mélange d’objets trouvés et d’objets qui imitent des objets trouvés. Quand on compose une image, l’ornemental est ce qui vient en excès. J’aime que cela ne soit pas nécessaire, et donc irréductib­le et incompréhe­nsible. L’ornement implique aussi l’idée de travail, de temps mis dans un objet, d’affection et de valeur. La broderie des sacs, par exemple, renvoie à un travail extrêmemen­t lent et fastidieux, et qui coûte cher. On apporte beaucoup d’attention à un objet en le décorant. C’est à la fois un geste émouvant et un système qui apporte une valeur ajoutée.

Quel regard por tez- vous sur la mode ?

J’ai beaucoup réfléchi aux rapports existentie­ls, affectifs et économique­s que l’on entretient avec les objets en général. La mode m’intéresse donc en tant que système de production ( industriel­le) du désir – c’est- à- dire pour sa capacité à dramatiser la banalité, à transforme­r une économie du désir en économie de marché, à paramétrer le regard pour conditionn­er un comporteme­nt.

Vous pratiquez aussi bien le cinéma que la sculpture et la peinture…

Je crois que le film est le médium qui me rend le plus libre : pour moi c’est le plus direct et le plus simple. Je dirais que mon travail est construit sur des principes cinématogr­aphiques : rapports de cadrage ( plans serrés ou larges), changement­s de point de vue, modes narratifs, etc. Mais les idées ( ou les obsessions) que je souhaite formaliser me poussent d’un médium à un autre, à la manière d’une traduction ou d’une série de variations.

Pour vous, que signifie être ar tiste ?

C’est une manière de percevoir le monde, la société et soi- même, qui est informée par des structures conceptuel­les non verbales, comme comprendre et parler une langue sans passer par le langage. C’est une forme d’abstractio­n du quotidien, qui permet de faire émerger des projets, de faire advenir quelque chose qui n’existe pas. Et qui a des conséquenc­es sur ma façon de vivre : l’emploi du temps d’un ar tiste est à la fois informe, libre et très discipliné.

Quels sont vos futurs projets ?

Je travaille à une nouvelle série de peintures et à de nouveaux films, dont des animations. Ces pièces pourraient être montrées dans de prochaines exposition­s à Téhéran, à la Galerie Dastan, et à Bruxelles, à la Fondation Thalie. Je commence aussi à travailler à la scénograph­ie d’une extension du musée des Beaux- Ar ts de Rennes dans le cadre du projet Rennes Métropole.

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