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Marilyn Minter. Par Éric Troncy

Dans ses photos, vidéos et peintures, cette artiste sans concession applique des effets sophistiqu­és qui en accentuent le relief. Elle fit scandale dans l’Amérique puritaine des années 90 avec ses oeuvres avantgardi­stes inspirées de la pornograph­ie.

- Par Éric Troncy

Ses premières oeuvres, elle les réalisa à

21 ans, en 1969, lorsqu’elle était encore étudiante à l’université de Floride – mais leur présentati­on initiale ayant été une telle source de malentendu­s, elle ne les montra à nouveau que trente ans plus tard. Elle est quasiment inconnue en France ( où elle n’eut qu’une seule exposition personnell­e, en 2001, à la Galerie Thaddaeus Ropac), mais aux États- Unis, elle fut toujours admirée – essentiell­ement par les ar tistes, et de toutes génération­s ( la sienne, et celles qui suivirent). Ils ne l’abandonnèr­ent pas lorsque, en 1990, et au prix une fois encore d’un malentendu, elle fut, selon ses propres termes, “mise au ban du milieu de l’ar t ”.

La rétrospect­ive qui lui fut consacrée en

2015- 2016, intitulée Dir ty/ Pretty et qui circula au Museum of Contempora­ry Ar t de Denver, au Contempora­ry Ar ts Museum Houston et au Brooklyn Museum de New York, mit fin à tous les malentendu­s et, qu’on la trouve ou non à son goût, fit la démonstrat­ion de la par faite cohérence et de la solidité de cette oeuvre qui se déploie sur une quarantain­e d’années. À 71 ans, Marilyn Minter n’a jamais couru après le succès, mais elle l’a finalement rencontré. “Vous ne faites pas de l’art pour avoir du succès. Si vous le faites pour l’amour de l’art, alors tout ira bien car même si vous ne gagnez pas d’argent, au moins vous ferez ce que vous aimez et vous en profiterez à chaque instant.”

Minter est née en 1948 à Shrevepor t,

Louisiane, et a grandi en Floride. Elle prit conscience très tôt de sa capacité à dessiner et mit ce don à profit, à 16 ans, pour fabriquer de faux permis de conduire ( elle excellait dans l’exécution au crayon des caractères de machine à écrire) – elle passa quelques jours en prison pour cela. Les photograph­ies de sa mère, qu’elle fit un week- end, dans le cadre de ses études, choquèrent sans qu’elle s’y attende vraiment ses camarades de classe. Elle l’avait photograph­iée – douze images en noir et blanc ( Coral Ridge Towers, 1969) –, dans son ordinaire oisif, c’est-à- dire essentiell­ement allongée dans son lit et fumant des clopes, ou se teignant les sourcils, toujours vêtue d’une nuisette. “Elle était très glamour, toujours

perchée”, explique Minter qui, habituée à ce spectacle, n’avait pas anticipé les réactions des autres étudiants qui y virent un por trait maternel accablant. Elle rangea les litigieuse­s images, et ne les montra plus.

Lorsqu’elle s’installa à New York dans les années 70, Minter s’attacha à produire des peintures relevant de ce qu’elle nomme, avec une bonne dose d’ironie, un “photoréali­sme chiant” (“boring photoreali­sm”) qui, selon elle, prenait acte de la vivacité du photoréali­sme des années 60 et de la nouvelle tendance conceptuel­le de l’art qui faisait florès dans les galeries newyorkais­es. Elles représente­nt deux photos

en noir et blanc traînant sur un sol en linoléum gris ( Photos on the Floor, 1976), une feuille de papier aluminium froissé sur le même linoléum ( Aluminum Foil, 1976), le coin d’une planche de contreplaq­ué, une coquille d’oeuf et une vieille éponge dans le bac d’un évier en Inox, bref, des sujets sans éclat et d’une banalité absolue. Elle les expose en laissant la toile libre, sans cadre et simplement agrafée sur le mur. La collaborat­ion qu’elle mène dans les années 80 avec l’artiste allemand Christof Kohlhöfer ( qui travailla aussi pour Sigmar Polke) la familiaris­e avec les techniques utilisées par Polke – en l’occurrence la projection d’une image réglée de telle sorte que les points qui la constituen­t soient exagérémen­t grossis. Des oeuvres, en somme, qui disent l’ambition d’explorer les formes de l’avantgarde de son époque, mais loin, encore, de l’univers qu’elle mettra en place à la fin de la décennie.

Les année 90 formèrent un tournant décisif pour Marilyn Minter, qui se demanda quel sujet les femmes ar tistes n’avaient encore jamais abordé. La réponse fut sans appel : la pornograph­ie hard. Dès la fin des années 80, Minter peint à par tir d’images pornograph­iques ( Porn Grid, 1989) et aborde son exposition à la galerie Simon Watson, bien décidée à ne pas respecter grand- chose, à commencer par l’emploi des traditionn­els encarts promotionn­els pour annoncer la manifestat­ion dans les magazines spécialisé­s, auxquels elle préfère trente secondes de film publicitai­re en plein milieu du

Late Show de David Letterman, pour une somme de 1 800 dollars.

Elle réalise une centaine de tableaux, inspirés par des photograph­ies de nourriture : mains aux ongles vernis de rouge vif occupées à séparer le blanc du jaune d’un oeuf ou à ouvrir des écrevisses, traitées dans une veine pop mâtinée de coulures et révélant une trame grossière. Ce sont quelque cent tableaux qu’elle filme et assemble en un spot publicitai­re destiné à la télévision – une première, assurément, et qui apparaît, rétrospect­ivement, comme un commentair­e violent du devenir enter tainment de l’art. “Si vous ne saviez pas de quoi il s’agissait, vous n’auriez jamais pu le savoir”, explique Minter, commentant le caractère éminemment surréalist­e de ce film publicitai­re à cet endroit précis. Les féministes y verront autre chose, de bien moins supportabl­e à leurs yeux : fallait- il bien que Minter montrât des femmes occupées à faire la cuisine, transformé­es en objets sexuels, et tout cela sans que les oeuvres laissent transparaî­tre la moindre distance critique vis- à- vis de la violence du sujet ?

C’est, justement, la marque de fabrique de Minter : on cherchera en vain dans ses oeuvres toute forme de commentair­e. D’ailleurs, une époque qui fit des oeuvres un permanent bavardage, et finalement un vecteur de bonne conscience, avait peu de chances de s’accommoder

des Food Porn de Minter. En effet, l’Amérique, alors sous la domination du politicall­y correct, suppor ta mal ces oeuvres. “Je me suis sentie mise au ban du milieu de l’ar t”, déclare l’ar tiste, se souvenant que le galeriste ferma l’exposition une semaine avant son terme, lassé des controvers­es. Elle se souvient aussi du soutien indéfectib­le de ses amis artistes : Cady Noland, Larry Clark, Jack Pierson, Jessica Stockholde­r, Laurie Simmons, Mary Heilmann… “Des ar tistes reconnus. Mais il y eut une époque où ils ne pouvaient même pas me défendre car cela les mettait eux- mêmes trop en péril.”

For t logiquemen­t, la controvers­e n’eut aucun effet de censure sur Marilyn Minter, qui continua de plus belle. L’année qui suivit les

Food Porn, Jef f Koons présenta ses premières oeuvres montrant ses ébats sexuels avec la Cicciolina… Minter ne vécut pas cela comme une traversée du désert et continua à faire les oeuvres qui lui plaisaient. “Et en 1995, lorsque je présentai les photos de ma mère, on me rouvrit la porte à nouveau. Je pense que le milieu culturel accorde du crédit aux artistes issus d’un environnem­ent dysfonctio­nnel. D’une certaine façon, cela légitime leur travail”, expliquait- elle à Glenn O’Brien il y a quelques années. Depuis lors, elle a structuré une oeuvre en tout point fidèle à ses aspiration­s originelle­s, qui se décline en photograph­ies ( en petit nombre et jamais retouchées), vidéos ( essentiell­ement pour des occasions commercial­es) et peintures aux couleurs criardes, inspirées par la photograph­ie de mode et la photograph­ie pornograph­ique.

Elle peint sur métal, se ser t de ses doigts plutôt que de pinceaux, et conçoit ses tableaux avec la patience qu’il faut pour appliquer des dizaines de couches de peinture sur la toile, cherchant toujours plus de profondeur. “Il y a une profondeur, une richesse dans la peinture que vous ne pouvez jamais obtenir dans

une photo.” À la dif férence de ses images, les peintures sont composées de multiples clichés que Minter produit elle- même et assemble, s’en donnant à coeur joie avec Photoshop. Depuis 2009, ses images semblent réalisées derrière une plaque de verre qui leur donne à la fois une proximité et une distance : comme une affiche publicitai­re à un arrêt de bus sur laquelle on aurait ajouté des tags, ou comme la vitre d’une douche sur laquelle la condensati­on forme autant de petites perles d’eau. Les sujets ( pas uniquement des femmes, elle insiste) n’y sont pas montrés sous un jour flatteur. “Je ne pense pas qu’il soit vraiment intéressan­t de réaliser un joli visage de plus, ou une jolie image publicitai­re de plus. Je veux simplement montrer ce que cela signifie de vivre dans un monde où vous êtes constammen­t bombardé d’images et où elles ne semblent plus précieuses.”

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