Numero

Interview vérité – Bret Easton Ellis

- Propos recueillis par Philip Utz White de Bret Easton Ellis, éd. Rober t Laf font. À paraî tre en mai 2019.

Mythique romancier américain, Bret Easton Ellis a décrit comme nul autre le vide de notre époque en proie à la violence, au culte de l’argent et des plaisirs faciles. Écrivain majeur de la fin du xxe siècle, Bret Easton Ellis continue aujourd’hui d’observer le monde depuis la cité des Anges, où il collabore avec l’industrie du film. Il publie ainsi aujourd’hui son premier essai, White, plaidoyer en faveur de la liberté d’expression.

Portraits David Black

NUMÉRO : Êtes- vous plutôt quelqu’un d’heureux ou de triste ?

BRET EASTON ELLIS : J’ai toujours été davantage por té à la mélancolie, tout en étant quelqu’un d’assez optimiste. Je pense qu’il faut être en partie optimiste pour écrire de la fiction. Vous pouvez vous sentir triste face à l’état du monde, mais rédiger de la fiction, cela relève de l’action, et non de la passivité. En écrivant, vous agissez, et pour agir, il faut être… je ne sais pas si “heureux” serait le terme adéquat – et je ne crois pas, d’ailleurs, que le monde se divise entre ceux qui sont “heureux” d’une part et “tristes” de l’autre – mais en tout cas je ne dirais pas que je suis quelqu’un de triste. D’un autre côté, puis- je vraiment affirmer que le fait d’être humain constitue une expérience heureuse ? Je ne sais pas.

L’écriture peut- elle aider ? Est- elle un moyen d’accéder au bonheur ?

Oui, parce qu’elle vous permet de sortir de vous- même : vous accompliss­ez quelque chose, vous créez quelque chose, et vous oubliez le monde qui vous entoure. J’ai aussi un sentiment d’accompliss­ement lorsque j’ai fini d’écrire, même si c’est pour mon blog, ou si j’ai simplement répondu à une quinzaine d’e- mails. Par conséquent, toute la journée, j’écris, et pour moi c’est une nécessité. Cela m’aide à me stabiliser, à me fixer.

Lorsque vous écrivez un roman, à quel moment éprouvez- vous ce sentiment d’accompliss­ement ? Lorsque vous avez rédigé la dernière phrase ou lorsque l’ouvrage devient un best- seller ?

En général, il me faut énormément de temps pour finir un roman, et je crois d’ailleurs que je n’en consacrera­i jamais plus autant à un ouvrage. Il m’est arrivé de passer huit ans sur un livre, ce que je ne referai à aucun prix. Si j’écris un autre roman un jour, je le ferai très vite, et en y prenant plaisir, sans trop réfléchir. J’ai travaillé deux ans sur la première par tie de

Glamorama. Et lorsque j’en suis arrivé à bout, je me suis dit : “Voilà, c’est super.” Des gens ont pensé que j’aurais dû m’en tenir là, mais j’ai décidé d’écrire les cinq autres par ties du livre. L’accompliss­ement arrive donc de manière graduelle. Mais, oui, il y a un sentiment d’accompliss­ement majeur lorsque vous écrivez la dernière phrase. Je me souviens avec précision d’un ou deux de ces instants où j’ai mis le point final. De façon très nette pour Glamorama par exemple. Quand j’ai terminé ce livre – que j’avais mis huit ans à écrire – j’étais seul dans mon appartemen­t, avec toutes mes notes éparpillée­s autour de moi. Je rayais des passages, puis je réécrivais une ou deux phrases, et je regardais la pendule parce que je devais retrouver des amis pour dîner à 19 h 30. Et là, je tape : “Le futur est cette

montagne”, et tout à coup je prends conscience que ça y est, j’ai fini le livre ! C’est à ce moment- là que j’ai senti passer sur moi, comme une vague, le sentiment d’une libération.

Après avoir fini l’écriture d’un livre qui vous a pris autant de temps, êtes- vous sujet au baby- blues ?

C’est une très bonne question. À vrai dire, non, je n’ai jamais eu de syndrome de dépression post- partum. En revanche, ce qui se passe entre la fin de l’écriture du livre et sa publicatio­n – et c’était le cas cette fois- là – c’est que vous passez tout ça en revue un nombre incalculab­le de fois, avec votre éditeur, avec le correcteur… et qu’à la fin, vous ne pouvez plus le voir en peinture. Lorsqu’il est enfin publié, vous le détestez franchemen­t. Et là, c’est le moment où il faut aller assurer sa promotion à l’extérieur. C’est une situation très étrange.

Quelle attention prêtez- vous aux critiques et aux chif fres de vente ?

Très honnêtemen­t, je ne m’intéresse pas au nombre de livres vendus – j’en suis par fois informé, mais je ne pose jamais la question –, parce que je sais que ce n’est pas quelque chose que je peux maîtriser. Je ne peux pas non plus contrôler ce que vont dire les critiques littéraire­s, vous me direz, mais je me suis accoutumé aux mauvaises reviews, parce qu’au moment de la publicatio­n de Moins que zéro, mon premier roman, cer taines d’entre elles avaient été par ticulièrem­ent sanglantes. Nombre de chroniqueu­rs se sont offusqués qu’une maison d’édition puisse laisser un adolescent toxicomane publier ainsi son journal intime. Ils pensaient que l’édition américaine avait une nouvelle fois touché le fond. Par conséquent, je me suis habitué très tôt aux critiques assassines. Par la suite, bien entendu, la réception d’American Psycho a été abominable aux États- Unis et, là encore, on s’en est pris à l’éditeur. Je continue de les lire, mais je m’y intéresse moins aujourd’hui.

Comment faire pour s’enrichir lorsqu’on est écrivain ? Combien de livres faut- il vendre pour devenir millionnai­re ?

La plupart de mes romans ne m’ont rien rapporté, en ce sens qu’ils n’ont pas suffi à rembourser l’avance sur droits d’auteur. On ne gagne pas un million de dollars en étant écrivain, c’est pour ça que je suis par ti vivre à Hollywood où il est au moins possible de se faire rémunérer en signant des pilotes télé ou des scénarios. Je suis parvenu à survivre en tant qu’écrivain, mais en ayant toujours cette angoisse liée à l’argent, et en faisant des grands écar ts d’un chèque à l’autre. Donc riche, non, on ne peut pas dire. Lorsque je me plains de ces problèmes d’argent à mon boyfriend, qui est un millennial doublé d’un démocrate tendance socialiste – en fait, je crois qu’il est communiste ! – et que je lui demande : “Qu’est- ce qu’on va faire l’année prochaine ? Comment je vais payer le crédit immobilier ?”, ça l’écoeure. Il est persuadé que je suis riche, mais il ne connaît pas ma situation fiscale, et il ne se rend pas compte qu’en réalité tout ça est un gigantesqu­e merdier.

Les adaptation­s de vos romans au cinéma – American Psycho, par exemple – ne vous assurent- elles pas quelques gros chèques ?

Pour ce projet en par ticulier, la société de production a mis une option sur le livre pour en contrôler les droits. Elle a renouvelé cette option annuelleme­nt, et donc, pendant quelques années, on a continué de me verser des rémunérati­ons. Ensuite, bien entendu, lorsque les droits pour l’adaptation cinématogr­aphique sont achetés, oui, vous touchez pas mal d’argent. Mais bon, American Psycho n’ayant pas été un best- seller, les gens ne se sont jamais bousculés au portillon pour l’adapter. Une seule société de production s’y est intéressée, et j’ai donc dû accepter cette offre qui, croyez- moi, était loin d’être mirobolant­e.

Une fois que vous avez cédé les droits du livre, dans quelle mesure pouvez- vous intervenir sur son adaptation au cinéma ?

Ça dépend de la société de production, et ça dépend de l’auteur. Pour

Cinquante nuances de Grey, par exemple, E.L. James s’est vu contractue­llement accorder la maî trise totale de la franchise cinématogr­aphique tirée de ses romans. Le producteur, Universal Comcast, a dit : “Oui, nous sommes d’accord, parce que nous voulons faire beaucoup d’argent, donc vous

pouvez y aller.” Mais les contrats sont différents à chaque fois et, la plupart du temps, je n’ai pas eu voix au chapitre pour les films tirés de mes livres, sauf – dans une certaine mesure – pour Zombies.

Vous avez évoqué votre petit ami en le qualifiant de millennial. La “génération Y” lit- elle encore des livres ?

Peut- être qu’ils en lisent, mais ils n’en écrivent pas. En tout cas, je cherche toujours le grand roman de la génération Y, et je ne le trouve pas. Les millennial­s sont parmi nous depuis plus d’une décennie, ils ont tous plus ou moins atteint la trentaine, et toujours pas de grand roman à leur actif. Je crois que c’est avant tout parce qu’ils ne lisent pas – mon ami lit très peu, peutêtre un ou deux livres par an, mais je sens que ce n’est pas vraiment son truc, contrairem­ent à moi. J’ai grandi à une époque où les romans étaient des objets – j’avais toujours un livre de poche sur moi – et c’est là que je m’informais sur le monde, c’est là que je découvrais d’autres cultures, à travers les romans. Je ne dis pas cela avec un sentiment de supériorit­é : c’est juste une réalité de notre époque.

En quoi la façon de consommer la littératur­e a- t- elle changé depuis la publicatio­n de votre premier roman, en 1985 ?

Tous les gens que je connais achètent encore des livres à couverture car tonnée, et les ventes de Kindle ou de eBooks ont plafonné, il y a donc une limite au nombre de personnes qui ont envie de découvrir des livres de cette façon- là. Je crois que les lecteurs continuent d’aimer l’objet. Pour ma par t, j’aime tenir un livre à la main, regarder un livre, en feuilleter les pages – de vraies pages, pas des pages numériques. Je crois qu’une partie de la différence tient au fait que les séries ont, pour de nombreuses personnes, remplacé les livres. Je connais des gens qui étaient de gros lecteurs, et qui aujourd’hui ne parlent plus que de miniséries en dix épisodes.

En quoi les réseaux sociaux ont- ils influencé votre façon d’écrire – si toutefois ils ont eu une influence ?

Je ne pense pas qu’ils l’aient influencée. Il me semble que mon style, ma façon d’écrire, la manière dont j’aborde l’écriture me sont venus tous en même temps, et qu’ils étaient gravés dans le marbre bien avant l’apparition des réseaux sociaux. Je veux dire par là, quand j’étais encore adolescent. Pour moi, c’est là que tout s’est joué – et je ne pense pas que mon style était destiné à changer à la faveur des révolution­s technologi­ques ou de quoi que ce soit d’autre de cette nature. J’ai commencé sur une machine à écrire, et je me suis aperçu que le passage à l’ordinateur n’avait pas modifié ma manière d’écrire. Le seul effet, peut- être – et je m’en suis soudaineme­nt rendu compte –, c’est que l’utilisatio­n de l’ordinateur a par fois pu me conduire à être trop long.

Quelles sont les dif férentes étapes dans l’écriture d’un roman ?

La toute première, c’est en général une sensation de confusion ou de douleur. Quand cela arrive, je me pose la question suivante : “Pourquoi suis- je

en train de ressentir cela ?” Pour Moins que zéro, c’était le fait de vivre à New York. American Psycho m’est venu suite à la prise de conscience que j’en voulais encore à mon père… Les amours adolescent­es, le rapport à la célébrité, toutes ces choses forment en règle générale la base de mes romans. Ensuite, je commence à prendre des notes et à me demander : “S’agit- il vraiment d’un roman ?” Puis un personnage émerge, un narrateur aussi, comme une métaphore des pensées qui m’emplissent la tête,

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France