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Propos recueillis par Delphine Roche, réalisatio­n Camille- Joséphine Teisseire

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NUMÉRO : Marie- Agnès, Souleymane, comment avez- vous fait connaissan­ce ?

MARIE- AGNÈS GILLOT : On m’avait parlé de Souleymane et je suis allée le voir boxer lors d’un championna­t de France, il me semble. Il a mis son adversaire K.- O. en deux secondes, au premier round, en deux coups, direct par terre. Je me suis dit qu’il ne faut jamais tourner la tête quand on assiste à l’un de ses combats, parce que ça peut être fatal. J’étais presque déçue car j’avais attendu des heures pour le voir, et il est tellement vif que ça a vraiment peu duré.

SOULEYMANE CISSOKHO : Nous nous sommes ensuite rencontrés quand j’ai fait mon combat à La Seine Musicale, contre José Manuel Clavero [ Souleymane Cissokho s’est imposé par K.- O. technique au 7e round]. Marie- Agnès m’a dit plus tard qu’elle avait aimé le sens du beau geste dans mon combat, l’aspect artistique de ma boxe. Elle m’a proposé de collaborer à son projet : retranscri­re à la scène le duo qu’elle formait avec Roschdy Zem dans le clip vidéo de La Boxeuse amoureuse d’Ar thur H. J’ai tout de suite adhéré à ce projet parce que je n’ai pas l’intention de me cantonner au seul périmètre de mon sport. Et je pense qu’entre la danse et la boxe, il existe de nombreux points communs. À commencer par le caractère très visuel de ces deux pratiques.

Comment décririez- vous la boxe, notamment face à ses détracteur­s qui la voient comme un sport ultra violent ?

M.- A. G. : Je pense que c’est un spor t très technique, qui demande beaucoup de stratégie, d’applicatio­n. Je ne trouve pas du tout que ce soit un sport de brutes, au contraire, c’est une pratique extrêmemen­t gracieuse.

S. C. : Il existe encore des préjugés sur ce sport, c’est pourquoi je recommande souvent aux gens d’essayer simplement d’en faire, au moins une fois. Ils comprendro­nt alors que c’est en fait de l’escrime pratiquée avec les poings. Il faut toucher son adversaire sans être touché. Et puis il faut bien réfléchir à sa stratégie, et se concentrer du début à la fin, car une demi-seconde suffit pour prendre un mauvais coup.

Souleymane, comment voyez- vous la danse ? S. C. : Avant d’être un sportif de haut niveau, j’avais des préjugés qui se sont aujourd’hui totalement effacés. Pour devenir une étoile comme MarieAgnès, il faut une implicatio­n incroyable, un travail colossal, répéter les mêmes gestes jusqu’à la per fection. La compétitio­n est sévère, et si nous, boxeurs, nous prenons des coups, les danseurs endurent aussi des souffrance­s physiques intenses. Ce sont des athlètes, comme nous.

On pense spontanéme­nt que le boxeur brille par sa force et la danseuse par sa grâce. Mais dans vos cas, l’inverse est tout aussi vrai. S. C. : Bien sûr, Marie- Agnès a de la personnali­té, un caractère for t. Tout son parcours le prouve. Je pense que le fait d’avoir été comme ça très tôt l’a beaucoup aidée, et, pour elle, cela continue de porter ses fruits aujourd’hui.

M.- A. G. : Souleymane possède une grâce innée, il est unique. Il est très charismati­que, il a une présence similaire à celle d’un danseur. Quand il entre sur le ring, on ne voit que lui, plus rien d’autre n’existe autour. Et c’est ça qui compte sur scène.

Quel est, pour chacun de vous, votre rappor t à la douleur ?

M.- A. G. : Évidemment, quand on est danseur, on a toujours mal quelque part. Mais mon corps n’est pas “brisé”, comme on peut parfois le dire au sujet des danseurs. Et, d’une façon générale, la plupart des gens vivent avec des douleurs au quotidien, non ? Si on s’arrête à ça, c’est simple, on ne fait rien. Quand j’étais encore à l’école de danse, on m’a diagnostiq­ué une double scoliose. J’aurais pu tout arrêter, mais j’avais énormément d’énergie, donc, au contraire, j’en ai fait dix fois plus que tout le monde. J’ai toujours pris des cours en plus.

S. C. : Ce qui est dif ficile à imaginer pour le public, c’est qu’un boxeur, pendant un combat, avec la montée d’adrénaline, ne sent pas vraiment les coups. Mais bien sûr, nous ressentons des douleurs pendant l’entraîneme­nt, la préparatio­n physique. Elles sont normales, ce sont des douleurs musculaire­s. Nous, les boxeurs, nous travaillon­s énormément, et aussi pour exercer notre mental. Parce qu’un combat, c’est difficile. Donc on se dit que plus on travaille à l’entraîneme­nt, mieux on est préparé.

Le travail, la discipline, l’entraîneme­nt sont- ils une contrainte ou vous les êtes- vous totalement appropriés ?

M.- A. G. : C’est un entraîneme­nt quotidien et appliqué. En règle générale, je travaille tous les jours à la barre. Mais en cette période de confinemen­t, c’est plutôt sur le bar de ma cuisine pour être honnête.

S. C. : Quand on a des objectifs très élevés, il est impératif de s’imposer une cer taine rigueur, car à un moment donné le talent ne suffit plus, et c’est le travail qui parle. On n’a pas le choix : ceux qui ont réussi à durer dans le temps sont ceux qui ont fait les sacrifices nécessaire­s, qui ont accepté la discipline, le travail. Donc je dirais qu’en tant qu’athlète de haut niveau, on ne se pose même pas la question. Et puis c’est presque du bon sens, car plus on passe de temps sur le ring pendant un combat, plus le risque qu’on prend pour sa santé est grand. Le corps humain n’est pas fait pour prendre des coups, la tête encore moins. Donc s’entraîner le mieux possible permet d’être plus ef ficace sur le ring, et de mieux se protéger.

L’un comme l’autre, vous avez toujours eu envie de sor tir du cadre strict de votre discipline. M.- A. G. : J’ai des aspiration­s qui sont sûrement dif férentes de celles des autres danseuses : ça peut être la peinture, l’écriture, la sculpture. On ne m’a jamais interdit de faire des choses quand j’étais à l’Opéra, donc j’ai fait ce qui me semblait naturel de faire. Puis c’est aussi parce que j’ai décidé de prendre ce temps- là. Le quotidien d’un danseur est tellement intense, il faut réussir à trouver cette énergie.

S. C. : Je termine mon master 2 en économie et droit du sport à la Sorbonne, et j’ai pas mal de projets en cours : je suis en train de monter une académie de sport au Sénégal, soutenue par l’Agence française de développem­ent. J’aide aussi des sportifs dans leur gestion de carrière. Parallèlem­ent, je rencontre souvent des jeunes du XIXe arrondisse­ment de Paris, dont je suis issu, car après les JO je me suis rendu compte qu’un grand nombre d’entre eux s’intéressai­ent à ce que je fais et me suivaient. Beaucoup se sont mis au spor t, ils ont arrêté de boire, ils se lancent même parfois dans la compétitio­n, et c’est une fierté pour moi. Certains, qui ont fait un séjour en prison, sont devenus des entreprene­urs reconnus, demandés, à qui des personnali­tés importante­s, à Auteuil ou à Neuilly, disent aujourd’hui : “Tiens, je te donne ma car te, appelle- moi si tu as besoin de quoi que ce soit.”

Marie- Agnès, La Seine Musicale vous a invitée à créer une programmat­ion sur toute une saison, vous sentez- vous à l’aise dans ce rôle ?

M.- A. G. : J’ai décidé de réunir tout ce que j’aime. Je propose donc une programmat­ion éclectique qui navigue au fil de mes aspiration­s, avec tous les arts et tous les artistes qui me passionnen­t, comme cela a été le cas dans les mouvements et les moments les plus marquants de l’histoire des ar ts : il se passe quelque chose quand les artistes se rencontren­t et décident de collaborer ensemble. Le travail collectif est extrêmemen­t impor tant.

Qu’en est- il de La Boxeuse amoureuse ? M.- A. G. : La pièce sera présentée au public les 21 et 22 septembre prochains à La Seine Musicale. On a d’abord créé un squelette avec Ar thur H, il sera seul dans cette par tie- là, ensuite il y aura une ambiance boxe… à l’américaine, avec un micro qui descend du plafond. Il y aura également des textes, et bien sûr une mise en scène de La Boxeuse amoureuse version théâtre.

Comment allez- vous travailler ensemble ? M.- A. G. : Je ne veux pas faire travailler Souleymane comme un acteur ou comme un danseur. Je veux garder son naturel, parce que même ses entraîneme­nts sont d’une extrême beauté, l’instinct du boxeur, sa façon de se déplacer… Je vais vraiment essayer de travailler le naturel pour que cela soit très présent dans le spectacle.

Je ne crois pas avoir jamais vu sur scène un échange entre une vraie danseuse et un vrai boxeur…

S. C. : Pourtant ce sont des discipline­s complément­aires. Quand je me suis mis à la boxe, on m’avait proposé de faire de la danse, pour être plus à l’aise dans mes déplacemen­ts, pour le souf fle, pour savoir mieux me relâcher. Cer tains grands champions de boxe ont en fait commencé par la danse classique. On dit d’ailleurs d’un boxeur qui possède de beaux déplacemen­ts qu’il “danse” sur le ring.

Quand aura lieu votre prochain combat ?

S. C. : Je devais combattre le 17 avril, mais bien sûr toutes les rencontres spor tives ont été déprogramm­ées et repor tées à des dates ultérieure­s. Actuelleme­nt, le plus important pour tout le monde, dans tous les pays, c’est de sortir de cette crise sanitaire.

La Boxeuse amoureuse, mise en scène de Marie- Agnès Gillot, avec Souleymane Cissokho, les 21 et 22 septembre à La Seine Musicale ( î le Seguin).

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