Numero

Allen Jones. Par Éric Troncy

-

Les sculptures de femmes à l’érotisme provocant d’Allen Jones firent scandale à ses débuts, dans les années 70. Depuis, cette figure du pop art anglais n’a pas dévié de son sujet de prédilecti­on, la femme aux courbes idéales, mixant peinture et sculpture dans des oeuvres fascinante­s.

Il y a dix ans qu’on n’avait pas vu, à Paris, l’oeuvre de cet artiste anglais majeur, peintre et sculpteur qui fit, au tournant des années 70, sensation avec une table, une chaise et un por temanteau. À 82 ans, Allen Jones, l'un des tout premiers ar tistes du pop ar t anglais, est encore aujourd'hui souvent mentionné comme l'auteur de cette sculpture qui inspira jusqu'à Stanley Kubrick et servit de modèle à des génération­s de photograph­es de mode : en 2015, c'est Kylie Jenner qui fut immor talisée par Steven Klein pour le magazine américain Interview dans une série très ouver tement influencée par cette oeuvre qui a désormais 51 ans. Cinq ans de plus que l'âge de Kate Moss, en somme, qui fut longtemps sa muse et son modèle.

Allen Jones est né à Southampto­n en 1937, et sa famille s’installa trois ans plus tard à la toute dernière station d'une ligne de métro de la banlieue de Londres. Il sut très tôt qu'il voulait devenir artiste, étudia quatre années au Hornsey College of Art, puis entra en 1959 au Royal College of Art de Londres, en même temps que la génération des artistes qui inventèren­t le pop art anglais : David Hockney, Ron Kitaj… Une génération qui, en pleine domination de l'expression­nisme abstrait, entendait bien trouver de nouvelles manières de représente­r la figure humaine – des manières capables de s'accorder avec les promesses d'un monde dif férent, tandis que la décennie d'austérité qui succéda à la Seconde Guerre mondiale touchait à sa fin et que la libération sexuelle devenait une réalité. Jones fut renvoyé du Royal College of Art une année plus tard “pour l'exemple” : une manière de signifier à cette génération qu'il fallait se calmer !

L’année suivante, cependant, il fut invité à participer à Young Contempora­ries, de la Royal Society of British Ar tists, une exposition annuelle d'étudiants, cette fois- ci tous issus du Royal College : l'exposition entra dans l'histoire comme la première du pop art anglais. Pop, la peinture de Jones l'est alors assurément : il peint des bus londoniens en utilisant des couleurs vives et des toiles aux formes découpées, essaie de combiner planéité ( de la toile) avec profondeur ( de la scène représenté­e). Déjà, par- delà les autobus, s'imposent à lui d'autres sujets d'inspiratio­n érotique – avec une préférence marquée pour les jambes de femme juchées sur de très hauts talons. Ainsi First Step, une peinture de 1966, représente simplement une paire de jambes et des stilettos hyper cambrés – à faire passer les pin- up de Mel Ramos pour des saintes- nitouches. Justement, un voyage aux États- Unis, à la fin des années 60

( il séjournait alors au Chelsea Hotel) lui avait fait rencontrer l'imagerie érotique américaine des années 50 en général, et les magazines fétichiste­s en particulie­r. “Le fétichisme et le monde transgress­if ont produit des images que j'aimais parce qu'elles étaient dangereuse­s. Elles répondaien­t à des obsessions personnell­es. Elles se tenaient en dehors des canons

d'expression ar tistique généraleme­nt admis et suggéraien­t de nouvelles façons de représente­r la figure, qui n'étaient pas destinées à la consommati­on publique”, dit- il. Et à la fin des années 60, il eut une intuition : “J'essaie de rendre ces figures si réelles que je devrais plutôt essayer de leur donner corps”, et il expériment­a la sculpture. Le résultat, intitulé Hatstand, Table and Chair, fut créé en 1969 et exposé 1970. Un ensemble de trois sculptures figurant trois corps de femme un peu plus grands que nature, en tenue SM, dont la position évoque, l'une, un por temanteau, l'autre, une table, et la dernière, une chaise. Les pièces furent produites en argile par le sculpteur Dick Beech, puis réalisées en fibre de verre, peintes par Jones et affublées par lui de corsets, de bottes en cuir et de perruques. Exposées à la galerie Zwirner de Cologne en 1970, elles furent aussitôt acquises par le collection­neur Peter Ludwig, et se trouvent, aujourd'hui au Ludwig Forum d'Aix- la- Chapelle.

“Au Korova Milkbar, on ser t du ‘ lait plus’ […]. Ça vous af fûte l’esprit et ça vous met en train pour une bonne petite fête d'ultra violence”, dit la voix off de la première scène du film Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick. Le mobilier du Korova Milkbar en question semble une réplique de la sculpture de Jones, et en ef fet, le téléphone du sculpteur sonna un jour et Kubrick était au bout du fil, lui demandant d'adapter son oeuvre à un décor de film. Propositio­n que Jones refusa lorsqu'on lui indiqua qu'il ne serait pas payé : il suggéra à Kubrick de demander à un décorateur d'en faire des copies, ce que le cinéaste accepta sans demander son reste.

Cette oeuvre fut l’objet de vives attaques s’appuyant sur un fait plutôt indiscutab­le : elle montre des femmes transformé­es en meubles. Boules puantes balancées dans son exposition à l'Institute of Contempora­ry Arts de Londres en 1978, acide projeté sur l'un des éléments de la sculpture lors de son exposition à la Tate en 1986, et, surtout, violentes protestati­ons féministes dès sa première exposition. “Je comprends très bien qu'on peut voir dans ces images une objectivat­ion des femmes, et si quelqu'un pense cela, il est très dif ficile de le contredire. Mais il s'agit d'une lecture fortuite et malheureus­e qui n'a rien à voir avec la réalité de ce travail. En tant qu'ar tiste, j'ai une responsabi­lité envers l'ar t. En tant qu'être humain, j'ai une responsabi­lité envers la société. J'ai été élevé dans un esprit socialiste, je me considère comme féministe et je n'ai pas besoin de défendre ma position politique”, expliqua Jones au Guardian rétrospect­ivement.

Si l’ombre por tée de cette sculpture aujourd’hui si célèbre plane inévitable­ment sur l'oeuvre d'Allen Jones, l'exposition parisienne révèle le talent de l'ex- artiste pop. À commencer par ses toiles, succession­s de couches de peinture et de vernis qui évoquent Chagall et Matisse, et donnent libre cours au coloriste hors pair qui inscrit, dans des espaces imaginaire­s, des corps de femme “générique”. En ef fet, il ne s'agit jamais de por traits, bien que Jones avoue quelques muses récurrente­s, parmi lesquelles Kate Moss. Comme il le confiait au magazine Forbes en 2015 : “J'ai fait très peu de por traits à cause du risque de compromett­re mon art ou de décevoir les attentes du modèle. On m'a proposé de travailler avec Kate Moss, et je n'ai pas pu résister au défi de peindre une personne si universell­ement reconnue à travers la photograph­ie. Pendant quelques semaines, elle est venue s'asseoir plusieurs fois en face de moi, et j'ai progressiv­ement commencé à envisager des possibilit­és non seulement en peinture, mais aussi en sculpture, et même en photograph­ie. Je l'ai dessinée, je l'ai photograph­iée, et, pour un travail particulie­r, je l'ai fait modeler d'après nature et je l'ai ensuite coulée en résine et en acier.”

Ses sculptures, en fibre de verre colorée, sont tout aussi percutante­s. Ce sont évidemment des corps de femme, qui expriment davantage l'“empowermen­t” que l'assujettis­sement qui lui fut reproché à ses débuts. Les personnage­s féminins, juchés sur de petites tables ou sur des piédestaux, ont l'air d'avoir été figés dans la posture de La Petite Danseuse de Degas. Leurs corps se muent en toiles, que Jones recouvre de couleurs, dans des assemblage­s et des formes qui évoquent l'expression­nisme abstrait américain.

Dans l’exposition, deux sculptures incroyable­s montrent ces femmes dans des constructi­ons de métal et de Plexiglas semblables à des vitrines de magasin ( le mot “boutique” est même inscrit sur l'une d'elles). De toute évidence, Jones joue avec sa sulfureuse réputation – à moins qu'il ne se joue de ce que nous, spectateur­s contempora­ins, projetons sur ses oeuvres. Il démontre enfin toute sa maestria dans ses combinaiso­ns de peintures et de sculptures. Lorsqu'Allen Jones dispose ses corps de femme, plus vrais que nature, devant des toiles abstraites leur servant de décor, la peinture se déploie alors en deux et en trois dimensions, formant un univers visuel aux couleurs acidulées.

Dix années s’étaient écoulées depuis sa dernière exposition parisienne, et celle- ci, dans le sombre mois de mars 2020, ne fut ouver te qu'une semaine à peine – assez pour devenir légendaire. On eût aimé revoir et revoir encore l'exposition, et convenir, à l'instar du curateur et historien d'art sir Norman Rosenthal, qu'“Allen Jones puise son immense force esthétique dans les références d'un passé classique tout en se livrant à un commentair­e critique et ludique de nos obsessions contempora­ines sur les relations entre les sexes”.

 ?? ?? Arcade ( 2019). Mannequin en fibre de verre et verre, vitrine en aluminium et Perspex. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm.
Arcade ( 2019). Mannequin en fibre de verre et verre, vitrine en aluminium et Perspex. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm.
 ?? ?? Backdrop ( 2016- 2017). Huile sur toile, acrylique sur mannequin composite et socle en bois. Toile : 244 x 203 cm. Mannequin : 201 x 38 x 65 cm.
Backdrop ( 2016- 2017). Huile sur toile, acrylique sur mannequin composite et socle en bois. Toile : 244 x 203 cm. Mannequin : 201 x 38 x 65 cm.
 ?? ?? Kind of Blue ( 2015). Huile sur toile, acrylique sur mannequin composite et socle en bois. Toile : 244 x 203 cm. Mannequin : 201 x 38 x 65 cm.
Kind of Blue ( 2015). Huile sur toile, acrylique sur mannequin composite et socle en bois. Toile : 244 x 203 cm. Mannequin : 201 x 38 x 65 cm.
 ?? ?? A Muse ( 2016). Médias mixtes. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm.
A Muse ( 2016). Médias mixtes. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm.

Newspapers in French

Newspapers from France