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Charlotte Gainsbourg. Par Christophe Conte, portraits Collier Schorr

- Portraits Collier Schorr

Devant les caméras des réalisateu­rs de films, notamment celles du controvers­é Lars von Trier, Charlotte Gainsbourg, généraleme­nt si timide, affiche une liberté et une audace sidérantes. Depuis son dernier album, Rest, on retrouve d’ailleurs cette même liberté dans sa musique. En se livrant sans détours, dans des textes intimes et crus, l’artiste hypersensi­ble, réconcilié­e avec elle- même grâce à la musique, révèle enfin son propre tempo.

Elle est bloquée à New York, et pour une fois personne ne l’envie. La ville qui ne dor t jamais est entrée dans un coma profond, les ar tères de Manhattan ne battent plus qu’au ralenti et Time Square est un poumon infecté dont les rares lumières ne scintillen­t plus que pour les oiseaux. Charlotte Gainsbourg a elle- même contracté le virus qui fige le printemps et paralyse la moitié de l’humanité (“une forme légère”, précise- t- elle), et en ce mois de mai encore indécis, elle profite des heures lentes pour écrire les textes et ébaucher les fondations de son futur album. À distance mais sans trop y croire, elle travaille aussi à l’un des projets les plus impor tants de sa vie, l’ouverture au public de la maison de son père, au 5 bis, rue de Verneuil, dont l’inaugurati­on devait avoir lieu en 2021, à l’occasion du trentième anniversai­re de la disparitio­n de Serge Gainsbourg. “Tout prend du retard aujourd’hui, et je ne suis pas certaine que l’on y parvienne dans les temps. Tant pis, ce sera peut- être pour l’année suivante. Pendant longtemps, l’idée même de célébrer sa mor t me semblait atroce. Aujourd’hui je me suis acclimatée à ça, et je suis heureuse que les gens profitent de cette date pour faire des choses autour de lui.”

Depuis la sortie de Rest, son cinquième album, en novembre 2017, Charlotte a ouver t en grand bien des rideaux qui obturaient depuis toujours certaines pièces secrètes de son histoire familiale. “Dans le fond, je suis quelqu’un d’assez impudique”, dit- elle avec cette candeur désarmante qui est toujours la sienne, comme si cela semblait une formalité d’avouer ça lorsqu’on incarne depuis plus de trente ans de vie publique l’idée même de la pudeur.

“Je n’éprouve aucune gêne à partager des choses un peu crues que j’ai vécues. Ce qui me dérangeait, jusqu’ici, c’était la forme que ça pouvait prendre. J’avais peur de ne pas être au niveau où je rêverais d’être.” Elle évoque en l’occurrence

Lying with You, cette chanson pétrifiant­e de

Rest où elle décrit le corps de Serge sur son lit de mor t, du filet de bave au coin des lèvres jusqu’au mar tèlement des clous sur le cercueil, elle qui pendant longtemps ne pouvait même pas entendre son prénom dans les interviews sans fondre en larmes. “Je voulais écrire une déclaratio­n d’amour à mon père, mais de manière déguisée, ne pas tomber dans quelque chose de mièvre. Cette dernière image de lui, je la garderai toujours en moi, c’était ça que je voulais chanter.”

Exposée avant même sa naissance, sur la pochette d’Histoire de Melody Nelson, où sa mère Jane Birkin dissimule son ventre arrondi derrière un singe en peluche, Charlotte Gainsbourg a dû faire avec cette notoriété non choisie. Embarquer dans le même manège que ses parents ( cinéma et chanson) était

une manière encore plus kamikaze de violenter sa nature, cet “inconfort ” dont elle fait état dans une autre chanson cathar tique livrée crûment dans Rest, I’m a Lie (“Balance mon désarroi/ Mes indigestes doutes/ Je bois mon embarras/ Dans la cuvette des chiottes”).

“J’ai fait des progrès avec le temps mais je me sens toujours comme ça. Alors, là encore, autant endosser sans gêne cette idée d’inconfort. Je ne vais pas faire semblant d’être à l’aise, parce que je ne suis pas à l’aise dans la vie en général. Même le fait d’entrer dans un restaurant a longtemps été une souf france. Je ne parle même pas de la scène, de devoir m’exposer, de dominer le trac…”

Une fois établi l’inventaire de toutes les embûches qu’elle a elle- même dressées sur son parcours – et qu’elle a toujours étrangemen­t dominées devant les caméras de cinéma – la longue aventure de Rest apparaît alors comme un jeu de quilles destiné à les faire tomber une par une. Pour la première fois, elle écrivait elle- même ses textes, au lieu de faire appel comme sur les précédents à des auteurs tels Jarvis Cocker, Beck ou Neil Hannon ( The Divine Comedy). Plus spectacula­ire encore, elle les écrivait en grande par tie en français, dans cette langue qu’elle s’était interdite jusqu’ici pour ne pas avoir à souf frir de la comparaiso­n paternelle. De surcroît, elle écrivait sans les filtres métaphoriq­ues habituels, mais en plantant directemen­t la plume dans les blessures les plus à vif, comme sur l’hommage à sa soeur Kate Barry, disparue pendant l’enregistre­ment. Que dire encore, au rayon des grandes transgress­ions, sinon évoquer ce clip de Lying with You tourné avec une caméra nerveuse dans le mausolée de la rue de Verneuil, parmi les fétiches intouchés depuis 1991, sa dernière fille Jo enrôlée pour la représente­r, elle, en miroir évanescent de cette enfance par ticulière ?

Puis vinrent les concer ts, un mot qui jusqu’ici rimait dans son esprit avec “enfer” et “calvaire”, tant la scène semblait l’ultime arène de la mise à nu, l’estrade du sacrifice absolu. “J’y ai pris du plaisir, sur scène et hors de la scène. Voyager dans un tour bus, retrouver tous ces gars, faire partie d’une troupe. Le trac est toujours là, peut- être que les rôles les plus physiques, comme ceux des films de Lars von Trier, m’y ont un peu aidée. Je ne saurais pas dire.” La longue tournée de Rest, en France comme à l’étranger, a mis tout le monde en transe, avec la même puissance que les stroboscop­es et les séquences électroniq­ues qui propulsaie­nt, aux rappels, les nouvelles versions extatiques de Charlotte for Ever ou Lemon Incest. Là encore, Charlotte Gainsbourg prenait tout le monde à revers en osant faire ce chemin à rebours dans sa discograph­ie lointaine, celle des années 80 où son père tenait les fils et la baladait au bout telle une lolita chiffonnée, qui semblait n’être là

que par amour, presque par devoir. “C’était impor tant pour moi de rechanter ces morceaux, confirme- t- elle, car ils témoignent aussi du rapport que j’avais avec mon père, et à ma pratique du piano à l’époque, aux morceaux de Chopin que je joue toujours. Et puis ça faisait plaisir aux gens, je sais qu’il y a une par tie du public qui vient me voir et qui était déjà le public de mon père. Ils viennent me voir comme la fille de mon père. C’est surtout en France que ces chansons avaient une résonance particuliè­re. À l’étranger, les gens s’en foutent un peu plus de ce lien avec mon père.”

Rest, “le repos”, signifiait bien sûr celui d’une femme enfin en paix avec ses fantômes, mais aussi le repos éternel des disparus, encore évoqués dans le magnifique final Les Oxalis, cavalcade échevelée dans un cimetière (“le cimetière du Montparnas­se, où sont maintenant tous les êtres que j’aime, et où je vais souvent me promener”). Et en regard, l’impossible quiétude des suicidés, de Kate ou de Sylvia Plath qu’elle évoque dans Sylvia Says. Avec le EP sor ti l’année suivante ( Take 2), Charlotte Gainsbourg a défini ses véritables contours musicaux, aidée par SebastiAn, le musicien français ayant laissé davantage de place à son accompliss­ement que les couturiers précédents ( le duo Air pour 5:55 et Beck sur IRM), entre pop luminescen­te, électro chic et chanson effarouché­e. Les deux ont pris le temps de s’apprivoise­r, la gestation de l’album aura duré des années, avec une échappée au bras d’un Daft Punk ( Guy- Man sur le délicat Rest, presque une comptine écrite au moment du dépar t de Kate) et un mythe comme visiteur du soir, Paul McCar tney, qui lui a écrit Songbird in a Cage, une ballade à la guitare entièremen­t ravalée en chanson martiale dont l’ex- Beatles a tellement apprécié la métamorpho­se qu’il est lui- même venu en studio pour en jouer certaines par ties. Ainsi s’est émancipée Charlotte Gainsbourg, même si son allure n’a pas tant bougé depuis l’ado hérissonné­e de L’Ef frontée, discrèteme­nt redessinée en Parisienne internatio­nale par des créateurs avec lesquels elle tisse avant tout des liens d’amitié avant d’en revêtir les étoffes. Avec Anthony Vaccarello, par exemple, le coup de foudre fut instantané : “Je l’ai rencontré à l’époque où je cherchais des vêtements, suite au départ de Nicolas Ghesquière de chez Balenciaga. Son travail m’a plu d’emblée, sa silhouette me convenait parfaiteme­nt, et je l’ai forcément suivi chez Saint Laurent. Pour moi, c’était un retour aux sources puisque la maison Saint Laurent a toujours entretenu un rappor t très fort avec ma famille, et lorsque j’ai dû m’habiller les premières fois pour les César ou les Molière, je por tais déjà du Saint Laurent.” Ces choses qui ne changent pas définissan­t au mieux celle qui a tant su changer, en demeurant viscéralem­ent elle- même.

“Je n’éprouve aucune gêne à partager des choses un peu crues que j’ai vécues. Ce qui

me dérangeait, jusqu’ici, c’était la forme que ça pouvait prendre. J’avais peur de ne pas être au niveau où je rêverais d’être.”

Charlotte Gainsbourg

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