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Sarah Sze à la Fondation Cartier. Par Thibaut Wychowanok

Dans les installati­ons de l’artiste Sarah Sze, un monde entier se dresse, fragile, fracturé, mouvant… Une Terre, tel un colosse aux pieds d’argile, suscitant un émerveille­ment teinté d’inquiétude.

- Par Thibaut Wychowanok

Il ne faut pas plus d’une phrase, quoiqu’un peu longue, au philosophe Bruno Latour pour décrire les créations de Sarah Sze. “Voilà, c’est ici que nous vivons ; c’est comme cela que nous devons comprendre où nous résidons ; enfin une image du monde à la fois réaliste et splendide.”

L’installati­on monumental­e de l’Américaine, au coeur de la Fondation Cartier, répond à cette descriptio­n. La structure sphérique de cinq mètres de diamètre forme un nid d’oiseau étrange, un planétariu­m fragile au sein duquel sont projetées des centaines de vidéos sur de petits morceaux de papier déchirés. Du bois courbé, des branches, une fine armature d’acier, quelques ficelles de couleur et du ruban adhésif suffisent à créer l’émerveille­ment. Les vidéos, enregistré­es par l’artiste sur iPhone ou collectées sur Internet, présentent différents phénomènes naturels : reflet de la lumière sur l’eau, croissance d’une plante, coucher de soleil, mouvement des nuages, éruption d’un geyser, vacillemen­t de la flamme d’une bougie… La Terre entière se dresse, lévitant dans l’espace. Tout est là : fragile, fracturé, mouvant. “L’oeuvre n’est ni un nid ni un globe terrestre, récuse l’artiste. Notre monde luimême n’est pas cet objet bleu et vert que nous observons depuis l’espace. Il n’est pas ce roc dense sur lequel nous pourrions frapper sans peur avec un marteau. Le monde au sein duquel nous vivons n’est qu’une très fine et fragile couche de vie.” Ce biofilm minuscule, pullulant et hétérogène se déploie à la Fondation Cartier. Tout y est élaboré et pourtant contingent, en déséquilib­re. Comme le note Bruno Latour dans le catalogue de l’exposition : “L’originalit­é de l’entreprise de Sarah Sze tient à cette capacité de sortir l’image de la Terre des métaphores organiques.” Gaïa n’est pas un organisme cohérent, mais une multitude fine de mondes miroitants. Un vortex de films-débris.

L’exposition de Sarah Sze n’a ouvert qu’une semaine, avant le confinemen­t de novembre. Elle méritera d’être vécue, sur place, dès la réouvertur­e des institutio­ns culturelle­s. L’oeuvre forme une musique à l’unisson de l’architectu­re de la Fondation Cartier. Son auteur, Jean Nouvel, est un artiste du sublime et de l’émerveille­ment au même titre que l’Américaine. Leur esthétique commune est celle du commenceme­nt, de l’émotion primaire : regarder le monde comme un nouveau-né, être sidéré par son infinité primitive, avant que l’esprit humain ne l’ordonne. Chez Jean Nouvel, le bâtiment se fait jeu de transparen­ce. Les façades de verre qui le constituen­t reflètent perpétuell­ement les arbres et les nuages. Les images et les reflets se superposen­t à l’infini dans une confusion sublime entre intérieur et extérieur. Chez Sarah Sze, les oeuvres forment également une boucle et un mouvement perpétuel, à l’image du pendule surplomban­t sa seconde installati­on. À aucun moment elles ne forment un récit cohérent et rationnel. Il n’y a ni début, ni milieu, ni fin, juste le délice du pur moment. “Comme cette vidéo d’une nuée d’oiseaux prenant leur envol que je projette sur les murs de temps en temps, nous explique Sarah Sze. Vous vous promenez dans un champ, et tout d’un coup, des oiseaux s’éloignent dans le ciel. C’est un instant fugace, inscrit dans un moment précis que vous ne pouvez recréer. Et c’est pourtant ce que je fais. J’ai digitalisé ce moment. Ce n’est qu’une image – quelqu’un l’a manipulée pour vous, et cette manipulati­on est un mystère, et pourtant vous oubliez que c’est une image. Vous vous trouvez dans un train ou dans une voiture, ces espaces de méditation où les images ne vous arrivent que par mouvement. J’aime jouer avec l’idée que tout va mourir.” Car, chez Sarah Sze, ce sublime macro et microscopi­que est toujours amoindri par le doute et la disparitio­n. “Nous partageons tous ce désir de compréhens­ion du monde, ajoute-t-elle, et en même temps de son impossibil­ité. Et plus nous essayons de comprendre, plus nous prenons conscience que nous ne comprenons pas. Cela nous ramène à l’histoire des sciences et des grandes découverte­s. Les bons artistes et les bons scientifiq­ues partagent un même rapport au monde fondé sur l’incertitud­e et l’observatio­n attentive. Les réponses que vous trouvez ne sont jamais celles qui répondent aux questions que vous avez posées.” Sarah Sze le vérifie tous les jours. L’Américaine est mariée à un scientifiq­ue.

 ??  ?? Twice Twilight (2020) de Sarah Sze. Techniques mixtes, bois, acier inoxydable, acrylique, vidéoproje­cteurs, tirages jet d’encre et céramique. Dimensions variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contempora­in.
Twice Twilight (2020) de Sarah Sze. Techniques mixtes, bois, acier inoxydable, acrylique, vidéoproje­cteurs, tirages jet d’encre et céramique. Dimensions variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contempora­in.
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