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John McCracken, un précurseur de l’art minimal. Par Éric Troncy

- Par Éric Troncy

En 2020, des blocs de métal énigmatiqu­es se mirent à surgir de nulle part dans divers pays, au milieu du désert de l’Utah, dans une réserve naturelle des Pays-Bas ou sur une plage de l’île de Wight… Ils firent sensation sur les réseaux sociaux et remirent en mémoire le travail de John McCracken, figure proche de l’art minimal qui, le premier, éleva le monolithe au rang d’oeuvre d’art.

Il n’aura échappé à personne que l’année 2020 fut un peu spéciale, nous laissant aux prises avec des scénarios que les meilleurs auteurs de science-fiction n’auraient probableme­nt même pas osé considérer. Cohérente, elle aura jusqu’au bout distillé ses aberration­s tandis que, durant les mois de novembre et décembre, des monolithes apparurent (et parfois disparuren­t aussi sec) dans plusieurs pays, sans raison valable, laissant cours à toutes sortes d’interpréta­tions. Sans surprise, furent convoqués pour un début d’explicatio­n rationnell­e ceux que l’on convoque habituelle­ment lorsque les circonstan­ces mettent la compréhens­ion en échec : les extraterre­stres et/ou l’art contempora­in. Réjouisson­s-nous : l’artiste John McCracken émarge à ces deux catégories, et toutes les occasions sont bonnes à prendre pour penser à l’oeuvre de cet artiste américain disparu en 2011, et qui exprimait encore en 2010 cette pensée enthousias­mante mais tellement opposée à l’épuisant dogme aujourd’hui dominant : “L’art qui se contente d’évoquer comment sont les choses aujourd’hui est de l’art mineur.”

C’est le 18 novembre 2020 que des biologiste­s de la Division of Wildlife Resources de l’Utah, survolant le désert de l’Utah en hélicoptèr­e pour s’acquitter d’un routinier recensemen­t de mouflons, découvrire­nt un monolithe fiché dans le sol rouge de ce canyon d’ordinaire épargné par les visiteurs. De section triangulai­re et d’une hauteur d’environ trois mètres cinquante, le bloc sombre ressemblan­t à du métal poli suscita naturellem­ent la curiosité et pléthore d’explicatio­ns qui, à l’époque de la post-vérité, ne s’encombrère­nt pas d’un peu de bon sens. Et il fut avancé, en effet, que l’extravagan­t objet puisse être l’oeuvre d’un artiste pourtant décédé dix ans plus tôt – et cela bien après que les caméras de surveillan­ce de Google eurent attesté rétrospect­ivement de la présence dudit objet à cet endroit précis à partir du milieu de l’année 2015, mais pas avant. Les moins farfelus des commentate­urs y virent un “hommage” (en langage courant : un délire de fan) au monolithe de

2001 : l’Odyssée de l’espace, le film que Kubrick réalisa en 1968 et dont il ne confirma ou ne démentit jamais qu’il se fût inspiré de l’oeuvre (alors vraiment naissante) du sculpteur John McCracken. Après tout, Kubrick avait bien essayé d’obtenir du sculpteur Allen Jones sa collaborat­ion pour les décors du Korova Milk Bar de son Orange mécanique (1971) pour lequel il souhaitait utiliser ses sculptures : éconduit, il en fit faire des répliques.

Comme les premiers pas des chatons ou les usines qui explosent, l’image du monolithe de l’Utah connut un certain succès sur les réseaux sociaux en mal de sensations fortes après une année de restrictio­ns et, bien sûr, dans le milieu des arts visuels tout aussi désoeuvré depuis que réduit aux

viewing rooms. Tout un tas de gogos à la recherche d’une image à publier sur Instagram se pressèrent dans cette partie du désert à plus de six heures de route du moindre village jusqu’à ce que, dix jours après sa découverte, le monolithe, purement et simplement, disparut. Le shérif local indiqua, goguenard, que personne n’ayant porté plainte pour vol, il n’y aurait pas d’enquête. Et il mit en ligne sur son site Web

C’est le 18 novembre 2020 que des biologiste­s de la Division of Wildlife Resources de l’Utah, survolant le désert de l’Utah en hélicoptèr­e pour s’acquitter d’un routinier recensemen­t de mouflons, découvrire­nt un monolithe fiché dans le sol rouge de ce canyon d’ordinaire épargné par les visiteurs.

À partir de 1966, John McCracken conçut des objets ressemblan­t à des planches colorées, posées contre un mur, comme des tranches de matière parfaiteme­nt usinées. Des objets de sidération absolue, qui touchent le mur et le sol par le contact de deux arêtes seulement.

une affiche “most wanted” dans laquelle le traditionn­el portrait du malfaiteur était remplacé par un dessin représenta­nt neuf petits hommes verts affublés d’yeux disproport­ionnés. Le mystère fit long feu et rapidement Ross Bernards, un photograph­e profession­nel attiré par l’aubaine d’une image choc, confia avoir été le témoin du démantèlem­ent du monolithe par quatre hommes qui, ayant réduit l’objet en morceaux, l’évacuèrent à l’aide d’une brouette. Sur les réseaux sociaux, encore et toujours, il expliqua leur geste par le va-et-vient insupporta­ble des curieux profanant cette nature vierge de la pire des façons : des photograph­ies de papier toilette usagé jeté sur la route – c’est plus qu’il n’en faut aux réseaux sociaux – vinrent corroborer tout ça.

Mais le mal était fait et dès le 26 novembre, à peine huit jours après la découverte du monolithe de l’Utah, un autre fit son apparition à Piatra Neamt, en Roumanie, non loin d’un site archéologi­que antique. Il disparut cinq jours plus tard, mais qu’à cela ne tienne : à Atascadero en Californie, un autre monolithe apparut au sommet d’une petite montagne le 2 décembre, et, le 6 décembre, des randonneur­s qui parcouraie­nt la réserve naturelle du Kiekenberg aux Pays-Bas, en découvrire­nt un autre aux abords d’une mare gelée près de la ville d’Oudehorne. Le 7 décembre 2020, c’est sur la plage de Compton, sur la côte ouest de l’île de Wight, au sud de l’Angleterre, qu’apparut encore un monolithe en forme d’obélisque, cette succession donnant lieu à ce qu’on pourrait peut-être qualifier de “monolith craze”. Et s’il faut trouver une vertu à cette rocamboles­que affaire, c’est bien celle de nous faire penser à nouveau à l’oeuvre de John McCracken, qui éleva le monolithe à la qualité fort enviée d’oeuvre d’art, et déclarait à peine une année avant son décès : “Cela pourrait conduire à une situation assez drôle, je pense, si les oeuvres étaient reproduite­s, ou produites, d’une manière si maladroite que, supposant que je sois de retour sur Terre dans cinq mille ans, je puisse contempler des choses très surprenant­es qui n’auraient qu’une ressemblan­ce très lointaine avec mes propres oeuvres.” Il parlait, en l’occurrence, du vieillisse­ment de ses oeuvres et de l’altération inévitable de leur couleur et de leur surface.

Né en 1934 à Berkeley en Californie, il poursuivit des études d’art, après avoir passé quatre ans dans la marine, au California College of Arts and Crafts, mais confie avoir découvert l’art de son époque grâce à la lecture de magazines d’art, Artforum en particulie­r. À partir de 1966, son oeuvre prit une tournure décisive tandis qu’il conçut des objets ressemblan­t à des planches colorées, posées contre un mur, comme des tranches de matière parfaiteme­nt usinées. Ce sont des objets de sidération absolue, qui touchent le mur (l’espace de la représenta­tion) et le sol (celui de la réalité où nous nous trouvons) par le contact de deux arêtes seulement. Leurs proportion­s leur donnent des qualités anthropomo­rphiques, l’air qui circule en dessous d’elles se transforme en vide menaçant. Il participa en 1966 à Primary Structures au Jewish Museum de New York, une exposition rassemblan­t les oeuvres de jeunes artistes britanniqu­es et américains considérée aujourd’hui comme le moment

où l’art minimal se présenta comme un mouvement. McCracken, cependant, s’en distingue en préférant à l’usinage industriel les charmes du travail à la main : bien qu’elles paraissent usinées, ces planches ne voyaient le jour qu’après un travail artisanal de menuiserie et de peinture interminab­le (pas moins de vingt couches) et l’expériment­ation durant une décennie de techniques et de matériaux variés. “Souvent, lorsque j’arrive quasiment à la fin, quand la pièce a atteint son aspect définitif et que je n’ai plus qu’à retirer la cire, elle suscite un tel effet ‘waouh !’ qu’elle efface de ma mémoire tout le temps et le travail que cela m’a demandé pour en arriver là.”

Sous le dessin préparatoi­re de l’une de ses premières sculptures, en 1965, John McCracken écrivit : “Idée intéressan­te : ces créations sont les êtres d’un autre monde qui parviennen­t ici à travers moi. Mais ne me demandez pas pourquoi elles sont ici.” Ami du célèbre et regretté M. Spock de Star Trek, Leonard Nimoy (1931-2015), qui était aussi un fervent collection­neur de son oeuvre, John McCracken avait développé de réelles conviction­s quant à l’existence des ovnis, des extraterre­stres et de la possibilit­é de voyager dans le temps – une fantaisie que ne s’autorisera­it probableme­nt plus aucun artiste aujourd’hui. “L’une des suppositio­ns ou implicatio­ns de mon travail est que nous devrions être capables de voyager d’un bout à l’autre de notre galaxie (100 000 années-lumière) en cinq minutes”, écrivait-il en 2000. Cette dimension onirique donne aux monolithes qu’il réalisa effectivem­ent dès le milieu des années 60, et plus encore à ceux que, à partir de 1988, il fit fabriquer en acier inoxydable (ce qui permet leur installati­on à l’extérieur, rendant ainsi possible la confrontat­ion avec le paysage terrestre qu’ils réfléchiss­ent), une qualité qui s’est raréfiée dans l’art contempora­in. L’oeuvre de John McCracken nous reconnecte avec un art dont les ambitions ne sont pas d’être l’inoffensif écho des injustices sociales, et avec des processus de création propres à déprimer les professeur­s des beaux-arts. “Je vois mes pièces dans mon esprit avant de les réaliser,

expliquait-il en 1991. Le fait de les voir, de voir si elles sont justes (ou pas), est la source principale d’informatio­n que j’utilise pour déterminer ce que je dois faire – et généraleme­nt ce qui vaut la peine d’être réalisé.” Et d’ajouter quelques années plus tard : “L’humanité a besoin de beauté. C’est tout. Le monde a besoin de beauté. Je suis plutôt agacé par l’art qui est sensibleme­nt laid ou négatif… L’art a besoin – il en a éminemment besoin – d’être beau.”

Ami du célèbre et regretté M. Spock de Star Trek, qui était aussi un fervent collection­neur de son oeuvre, John McCracken avait développé de réelles conviction­s quant à l’existence des ovnis, des extraterre­stres et de la possibilit­é de voyager dans le temps.

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 ??  ?? À gauche : Link (2000) de John McCracken. Résine de polyester, fibre de verre et bois. 231 x 38 x 6,5 cm. À droite : Untitled (1972) de John McCracken. Résine de polyester, fibre de
verre et bois. 250,2 x 45,7 x 4,1 cm.
À gauche : Link (2000) de John McCracken. Résine de polyester, fibre de verre et bois. 231 x 38 x 6,5 cm. À droite : Untitled (1972) de John McCracken. Résine de polyester, fibre de verre et bois. 250,2 x 45,7 x 4,1 cm.

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