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VIRGIL ABLOH L’HYMNE À LA DIVERSITÉ

- Par Delphine Roche et Alexis Thibault

DJ, créateur, artiste designer, Virgil Abloh est l’idole de la génération Z. Depuis ses débuts, le talentueux créateur d’Off-White et directeur artistique de la ligne masculine de Louis Vuitton propose une vision nouvelle d’un monde où la diversité aura enfin sa place. Lors de la dernière Fashion Week masculine, il a, une fois de plus, porté son message d’inclusivit­é au plus haut sommet en signant un défilé sous la forme d’un magistral vidéoclip mettant en scène le poète afro-américain Saul Williams et le rappeur subtil Mos Def. Transposan­t l’esprit solidaire du hip-hop à son propre travail, faisant de la générosité la composante essentiell­e de sa mission, le créateur va encore plus loin aujourd’hui en lançant le Fonds Post-Modern, un organisme destiné à financer les études de mode de jeunes étudiants noirs pour que l’ascension profession­nelle qu’a connue Virgil Abloh ne soit plus une exception.

Depuis le lancement de sa marque Off-White en 2013, Virgil Abloh a fait rayonner sa vision bien au-delà de la mode, s’imposant plus qu’un créateur comme un véritable visionnair­e. Idole de la génération Z, l’Américain natif de Rockford (Illinois) s’illustre par la multiplici­té de ses territoire­s d’expression : la mode, le design, l’art, la musique… Postmodern­e dans son approche, il envisage la création d’une manière radicaleme­nt nouvelle, croisant avec brio les discipline­s, les références culturelle­s et artistique­s, pour réinventer son époque. Ainsi, plutôt que de chercher à composer des collection­s, des meubles ou des oeuvres qui n’émaneraien­t que de sa propre subjectivi­té, le directeur artistique assume et revendique de travailler à partir de fragments existants de notre culture.

C’est d’ailleurs en tant que DJ – mixant des morceaux, retravaill­ant les sons pour faire émerger une nouvelle oeuvre – qu’il a commencé à s’exprimer pendant son adolescenc­e. Dans son approche créative, le brillant directeur artistique opère plutôt comme un producteur de musique électroniq­ue, à partir d’échantillo­ns ou de samples, sur lesquels il pose un regard nouveau. Élément fondateur du hip-hop depuis son éclosion à la fin des années 70, la pratique du sampling (composer un morceau à partir d’échantillo­ns de musique préexistan­ts) s’est ensuite largement répandue dans la culture musicale dans les années 90, les artistes prenant plaisir à citer, à détourner des sons, des paroles caractéris­tiques d’autres artistes auxquels ils faisaient ainsi explicitem­ent référence. Lorsque nous évoquons l’importance de ce phénomène avec lui, il confirme : “Peut-être faut-il voir l’explosion du hip-hop comme une métaphore de la démocratis­ation artistique. Composer à partir de samples, ces véritables morceaux de culture, c’est comprendre que la création est illimitée.” Nulle création n’émerge du néant, chaque créateur est inspiré par ceux qui l’ont précédé, qu’il a admirés, et s’appuie sur cet héritage, ce que résumait Virgil Abloh lui-même dans les notes accompagna­nt son premier défilé pour Louis Vuitton en définissan­t l’innovation en ces termes : “3 % de nouveauté sont suffisants pour transforme­r un un objet ordinaire en une création intéressan­te.”

Aujourd’hui, le créateur est exposé au musée d’Art contempora­in de Chicago, invité par la prestigieu­se université Harvard pour y livrer son approche aux étudiants à travers des conférence­s, et interviewé sur sa vision dans les plus grands magazines d’art contempora­in. Toutes les institutio­ns s’arrachent ce charismati­que orateur emblématiq­ue de notre époque où la culture pop et la culture académique s’hybrident dans la culture digitale et la profusion des données. Dans cette nouvelle ère, Virgil Abloh, qui envisage les champs créatifs de façon transversa­le, fait office de penseur, voire de prophète d’un monde en recomposit­ion. Son grand talent réside dans son affinité

naturelle avec le Zeitgeist, cet insaisissa­ble “esprit du temps”.

C’est à partir de cette conscience aiguë de ce qui plaît, de ce qui fait sens aujourd’hui, qu’il excelle à identifier, dans une création passée, ce qui peut à nouveau nous parler, nous émouvoir et éveiller notre intérêt. Transposan­t l’esprit solidaire du hip-hop où les artistes s’invitent les uns les autres sur leurs albums respectifs, Virgil Abloh multiplie à son tour les collaborat­ions, cherchant à enrichir sa propre création du regard d’autres personnes qu’il respecte, issues des horizons les plus divers, qu’il s’agisse d’artistes ou même de marques iconiques. Il a ainsi noué des rapprochem­ents aussi bien avec Nike, Moncler, Converse, Rimowa, Evian ou Ikea, qu’avec les artistes Takashi Murakami et Carsten Höller…

En février 2021, la marque Off-White dévoilait un nouveau projet caractéris­tique de l’émulation créative prônée par le designer. Pour présenter sa collection printemps-été 2021, il dévoilait en effet l’incroyable plateforme digitale Imaginary TV. Rappelant la chaîne musicale MTV qu’il regardait pendant sa jeunesse, elle diffuse en continu des vidéos réalisées par des artistes du monde entier (peintres, performeur­s, musiciens… ) invités par Virgil Abloh. Loin de percevoir l’ère numérique comme un monde désincarné, ce dernier y voit au contraire un extraordin­aire outil de mise en relation des hommes, un formidable moyen de faire rayonner des personnali­tés ou de popularise­r des oeuvres méritant d’être plus largement connues du grand public. De nombreux artistes africains sont ainsi représenté­s sur ce site novateur. Ou encore la danseuse de l’Opéra de Paris Letizia Galloni, qui fait partie des cosignatai­res du fameux “manifeste de la diversité” qui a secoué la prestigieu­se institutio­n au début de l’année. Car Virgil Abloh, dont les parents sont originaire­s du Ghana, entend bien utiliser sa position actuelleme­nt prééminent­e pour ouvrir la voie à des talents de toutes origines, qui, encore trop souvent aujourd’hui, ont pu être freinés dans leur parcours en raison de leur appartenan­ce culturelle ou de leur couleur de peau.

Cet engagement en faveur de la diversité était central dans le défilé qu’il présentait en janvier pour la collection masculine automnehiv­er 2021 de Louis Vuitton. Pandémie mondiale oblige, celui-ci prenait la forme d’un film diffusé en streaming sur le site de la maison française. On y retrouvait les références chères au créateur, notamment un hommage à Mies van der Rohe, auquel le directeur artistique, architecte de formation, voue une grande admiration. Ce défilévidé­o donnait la mesure du talent de Virgil Abloh, révélant toute la maestria de ce créateur issu du monde de la pop culture. En mariant les codes de l’art contempora­in, du hip-hop et du luxe, ce court-métrage donnait une dimension inédite à l’exercice difficile du défilé digital, devenu incontourn­able depuis le début de la pandémie.

Virgil Abloh, dont les parents sont originaire­s du Ghana, entend bien utiliser sa position actuelleme­nt prééminent­e pour ouvrir la voie à des talents de toutes origines, qui, encore trop souvent aujourd’hui, ont pu être freinés dans leur parcours en raison de leur appartenan­ce culturelle ou de leur couleur de peau.

Dans un espace minimalist­e cloisonné de marbre vert, un homme noir marche, droit devant lui, d’un pas ferme et déterminé, une mystérieus­e mallette argentée en main. Cet homme résolu, qui avance à grandes enjambées, n’est autre que le poète afro-américain

Saul Williams, déambulant dans ce décor aussi élégant qu’étrange et onirique où la réalité et l’imaginaire semblent se confondre, comme dans un film de David Lynch. Tel un sage contemplan­t le monde, il croise sur son chemin des silhouette­s en costume ou manteau droit – parfois twistés de boutons en forme d’avion ou de faux plis faussement négligés – et des mannequins au look excentriqu­e, comme ce manteau miroir argenté, frappé sur toute sa surface du logo Louis Vuitton. Au fil de ses pas, la voix de Saul Williams égrène des patronymes, comme des mantras : “Au nom d’Akhenaton, (Frida) Kahlo, (Walt) Whitman, (James) Baldwin, (Allen) Ginsberg, (Patrice) Lumumba, Gandhi, (Billie) Holiday, (Miles) Davis, (John) Coltrane, (Toni) Morrison, (Janis) Joplin, (Jimi) Hendrix, (Duke) Ellington, (Federico) Fellini, Néfertiti…”

Ce saisissant clip-défilé est aussi impression­nant en raison de sa beauté formelle que par le message qu’il véhicule. En effet, sa source d’inspiratio­n, expresséme­nt revendiqué­e, est l’essai Stranger in the Village, [L’Étranger dans le village], un livre publié par le célèbre écrivain

James Baldwin en 1953, dans lequel il fait le récit de ses expérience­s de visiteur afroaméric­ain dans la commune suisse de Loècheles-Bains… dont les habitants n’avaient encore jamais rencontré d’homme de couleur.

Si, de son côté, la mode se montre depuis longtemps ouverte à la diversité, Virgil Abloh fait tout de même partie des rares personnes de couleur à avoir atteint les sommets de sa hiérachie. Et depuis que les manifestat­ions contre le racisme ont pris une envergure de premier plan, avec la mort de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, le créateur ne cache plus son désir d’aider sa communauté. Cette volonté, même si elle n’était pas aussi clairement affichée, était déjà présente dans la façon dont le créateur invitait la jeunesse parisienne (les kids amateurs de culture street) aux défilés de sa marque Off-White. Au-delà d’une petite élite privilégié­e, c’est toute une jeunesse diverse, qui ressemble à la photograph­ie – réelle – de la société française actuelle, qui se côtoie sur les bancs de ses shows dans le cadre de la Fashion Week parisienne.

Dans sa collection printemps-été 2021 pour Off-White, le directeur artistique élargissai­t son désir d’inclusivit­é en questionna­nt les codes genrés traditionn­els, s’inspirant, pour ce faire, de la façon dont la garde-robe masculine des hommes africains inclut souvent des dérivés de jupes. Mais la mode peut-elle se contenter de

“Cela prendra du temps, mais nous nous battrons, moi le

premier, pour donner la parole à ceux que l’on cache,

pour qu’enfin le système économique puisse ressembler au

monde réel. La diversité dans la mode n’a rien d’une technique

marketing. Nous cherchons simplement à donner la parole aux invisibles afin qu’ils puissent enfin exprimer leur avis.”

Virgil Abloh

“montrer” des gens issus de la diversité en criant haut et fort son amour de la différence et de l’inclusion, ou doit-elle profondéme­nt réformer son système afin d’offrir à qui que ce soit la chance d’accéder à un poste clé, à l’instar du fondateur d’Off-White ? “Cela prendra du temps, beaucoup de temps, soupire-t-il. Mais nous nous battrons, moi le premier, pour donner la parole à ceux que l’on cache, pour qu’enfin le système économique puisse ressembler au monde réel. La diversité dans la mode n’a rien d’une technique marketing. Nous cherchons simplement à donner la parole aux invisibles afin qu’ils puissent enfin exprimer leur avis sur la façon dont on les montre, dont on les idéalise, dont on les exploite.”

Si le goût du créateur pour les collaborat­ions rappelle le monde du hip-hop, le rapprochem­ent avec cet univers musical s’impose aussi à un autre égard : le vent de fraîcheur et de diversité que Virgil Abloh fait aujourd’hui souffler sur le monde. En effet, dès les années 70, le rap, les DJ, la breakdance, le graffiti et le beatboxing ont permis, outre-Atantique, de mettre en lumière des individus appartenan­t aux minorités et aux classes sociales populaires. Le hip-hop, plus qu’une expression artistique, se révélait aussi un mouvement politique. N’est-ce pas ce big bang qui, inspirant le brillant designer depuis ses débuts, l’a ainsi conduit à propulser le streetwear dans les plus hautes sphères du luxe ?

D’ailleurs, promouvoir la diversité impliquet-il toujours d’être radical ? “Selon moi, il s’agit moins d’être radical que d’être honnête, confie-t-il. Honnête vis-à-vis de l’histoire du monde telle qu’elle est réellement, et non telle qu’elle nous est racontée depuis des années. C’est une démarche holistique. Je ne considère pas la diversité comme un simple élément annexe qui traverse mon travail, mais comme l’une de ses composante­s essentiell­es. Elle se voit concrèteme­nt dans les histoires que je raconte, dans les images que je diffuse et les gens que j’embauche.”

C’est ce qui a notamment poussé Virgil Abloh à lancer le Fonds Post-Modern

– en partenaria­t avec, entre autres, Evian, Farfetch, Louis Vuitton et le Fashion Scholarshi­p Fund –, qui lui a permis de récolter un million de dollars pour financer des bourses attribuées aux étudiants noirs qui suivent des études dans la mode. “J’ai toujours passionném­ent voulu donner à la jeune génération les mêmes chances que celles que j’ai eues, et grâce auxquelles j’ai pu bâtir mon propre succès ”, explique-t-il sur le site du Fashion Scholarshi­p Fund. Utiliser son statut pour ouvrir des portes aux autres plutôt que de les fermer : voilà la démarche de celui qui est intimement convaincu du pouvoir de la différence. “La diversité n’est pas seulement une question de genre et d’ethnie”, conclut-il.

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