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EN CUISINE AVEC MORY SACKO

- Par Chloé Sarraméa

Ancien second de Thierry Marx au restaurant Sur Mesure, le jeune chef Mory Sacko, âgé de 28 ans, est désormais à la tête de son propre établissem­ent, Mosuke, consacré en janvier par une première étoile au Michelin. En attendant sa réouvertur­e, les amateurs peuvent s’en procurer un timide avant-goût en recourant au click and collect.

S’attabler dans un restaurant relève davantage aujourd’hui d’une expérience occulte que d’une banalité. Lorsque Mory Sacko ouvre la porte vitrée de Mosuke, son adresse parisienne ouverte le 1er septembre, et nous laisse le choix, autrefois ordinaire, de nous asseoir sur n’importe quelle chaise, la simple propositio­n tourne au privilège. Tout donne l’impression qu’ici le temps s’est figé : aucune table n’est dressée, la cuisine – souvent synonyme d’effervesce­nce dans un restaurant – est vide et, dans un coin de la salle, trône une pile de cartons, sans doute de la vaisselle soigneusem­ent emballée depuis déjà quatre mois, date à laquelle les restaurant­s ont été contraints de fermer en France. Pourtant, le sourire du chef – même caché sous son masque chirurgica­l – et le volume de la musique poussé à fond – ce jour-là, le rap de The Notorious B.I.G. – amènent tout de suite à une conclusion : il en faudrait bien plus à Mory Sacko pour se laisser abattre.

Depuis le 30 octobre 2020, le chef de 28 ans s’efforce de se réinventer et d’adapter son processus créatif aux conditions de la pandémie. Exit sa logique d’améliorati­on des menus gastronomi­ques, qui, pour lui, passe obligatoir­ement par des échanges directs avec la clientèle. Désormais, il faut élaborer une offre de street food qui change toutes les semaines et se fonde sur un seul produit, lequel est servi au consommate­ur dans un sac, au mieux derrière le comptoir [via le système du click and collect], au pire via un service de livraison. Le jour où nous le rencontron­s, le propriétai­re de Mosuke propose, dans son offre “à emporter” qu’il a baptisée “Mosugo”, un burger de poulet frit et mayonnaise cajun [mélange d’épices] qui se décline en version végétarien­ne, accompagné­s de ses frites de patate douce et, en dessert, d’une crème d’ananas meringuée… On est loin de ses menus “Hivernage” ou “Migration”, en quatre ou cinq plats, où l’on retrouve aussi bien du poulet yassa revisité – le plat préféré du chef, qu’il “adorait gamin et adore toujours manger”, à base d’oignons frits, de riz et de volaille marinée dans du citron puis

braisée – qu’une sole cuite dans une feuille de bananier.

Même si aujourd’hui l’expériment­ation culinaire de Mory Sacko pourrait se résumer à

“vérifier en combien de temps un burger refroidit, et si le poulet reste croustilla­nt après avoir été transporté pendant une vingtaine de minutes”, elle est, en temps normal, au centre de sa création gastronomi­que. C’est en mettant

“un peu par hasard” des piments à fermenter, puis en les goûtant avant l’ouverture du restaurant, que l’ancien second de Thierry Marx au Sur Mesure (restaurant signature de l’hôtel Mandarin Oriental, Paris) s’est rendu compte que leur goût était “très doux, même fumé, alors qu’ils n’avaient jamais vu une flamme de près ou de loin”.

Deux semaines plus tard, les “Piments Lactoferme­ntés” se sont retrouvés à la carte, servis avec un homard grillé. Plus surprenant encore, son boeuf sauce mafé, élaboré “de manière classique” mais avec une viande maturée dans… du beurre de karité. “Très peu de gens savent qu’il est comestible dans sa version naturelle ! Mais le karité à un goût puissant, c’est très compliqué de l’associer à d’autres aliments, il peut facilement prendre le dessus et risquer d’écraser tout le reste du plat ”, déclare le chef sans cacher sa fierté.

C’est sans doute son goût du risque qui lui a permis, le 18 janvier, de remporter sa première étoile au Guide Michelin. Pourtant, ce n’était pas gagné d’avance. Chez Mory Sacko, la cuisine nous fait perdre nos repères, elle est métissée et mélange des influences inédites. D’abord, celle du Japon, où il n’a jamais mis les pieds mais dont la culture l’a toujours fasciné, des héros de manga à l’histoire légendaire de Yasuke, un esclave noir devenu samouraï dans le Japon du XVIe siècle, qui a même inspiré le nom de son restaurant. Ensuite, celles de la France, le pays où il a grandi, et de l’Afrique, d’où viennent ses parents d’origine malienne. Dans l’assiette, cela donne des associatio­ns pour le moins singulière­s : du Lard Papada [ibérique] servi avec du miso, ou du chocolat servi avec du wasabi… il faut croire que les inspecteur­s du Guide Michelin aiment être bousculés. “Ils sont venus goûter à plusieurs. Ils ne se sont pas présentés à la fin du repas, mais je le sais parce que j’ai intercepté un post sur Twitter où l’on voyait les assiettes en photo, avec un commentair­e disant qu’ils avaient apprécié leur repas !” confie-t-il, amusé. Tandis que le chef évoque, avec ravissemen­t, sa victoire récente, une question nous brûle les lèvres : à l’ère où le

Guide Michelin est vivement critiqué, que des chefs décident de rendre leur étoile – comme la Belge Karen Keygnaert, qui a estimé que cette distinctio­n représenta­it trop de pression et l’avait menée au burn-out – et que les ventes ne sont plus au beau fixe, faire son entrée dans le fameux Guide rouge représente-t-il encore l’intronisat­ion tant attendue ? Là-dessus, Mory Sacko est catégoriqu­e : “Ceux qui disent qu’ils s’en foutent, en vrai, ne s’en foutent pas. Il n’y a pas mieux que le Michelin…

Moi, j’étais fier, je me suis dit que j’essayais d’inventer un nouveau style de cuisine, très personnel, et le fait qu’ils m’aient attribué une étoile, ça veut aussi dire : ‘Vous ne faites pas n’importe quoi.’” À cela s’ajoute son impact sur le chiffre d’affaires de Mosuke, dont son propriétai­re estime qu’il a grimpé de 30 %, même si, en ce moment, il ne propose que des plats à emporter ou en livraison.

Pourtant le chef sait pertinemme­nt que l’engouement pour sa cuisine ne saurait uniquement s’expliquer par l’intérêt suscité par son étoile… C’est plutôt son passage remarqué dans la onzième saison de l’émission Top Chef

qui a ouvert à Mory Sacko les portes du succès. Ayant réuni entre trois et quatre millions de téléspecta­teurs pendant le premier confinemen­t, le programme contribue, selon le chef qui dit détester l’élitisme, à “rendre la gastronomi­e plus accessible”. Il transforme aussi ses participan­ts en stars. Grâce à son sourire, à ses blagues et à son audace, le public a tout de suite vu en Mory Sacko le nouveau visage de la cuisine française, et cette validation ne s’est pas démentie, même des mois après son éliminatio­n du concours. À l’ouverture des réservatio­ns, le site Internet de Mosuke s’est vu saturé par 24 000 connexions en dix minutes, tandis que le compte Instagram du chef cumule aujourd’hui plus de 170 000 abonnés, lesquels lui envoient tantôt des messages d’amour, tantôt, par la poste, des CV comestible­s. Recherchan­t sans doute un peu de discrétion, Mory Sacko a installé son restaurant à l’écart des quartiers branchés, dans le très résidentie­l

XIVe arrondisse­ment parisien. Son visage, quant à lui, s’est de nouveau retrouvé sur tous les postes de télévision le 28 février dernier, date à laquelle France 3 a diffusé le premier épisode de sa nouvelle émission culinaire, Cuisine ouverte, présentée par le virtuose en personne.

Restaurant Mosuke par Mory Sacko, 11, rue RaymondLos­serand, Paris XIVe, www.mosuke-restaurant.com

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