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Crystal Murray. Propos recueillis par Alexis Thibault, photograph­ie Colin Solal Cardo, réalisatio­n Stephy Galvani

- Propos recueillis par Alexis Thibault

On l’a découverte à l’âge de 14 ans au sein d’un collectif d’adolescent­es, devenues célèbres sur les réseaux sociaux. Depuis, Crystal Murray s’est affirmée comme une brillante musicienne. Dans la série de vidéos Hotel Room Drama qu’elle a récemment dévoilée, la jeune chanteuse française de 19 ans livre une nouvelle facette de son talent en explorant des sonorités alternativ­es inspirées par son amour des soirées londonienn­es. Rencontre avec une artiste qui n’a pas froid aux yeux.

Portraits Colin Solal Cardo, réalisatio­n Stephy Galvani

Crystal Murray aime le vert, le noir, le rouge et les images déformées par les miroirs de fête foraine. Un an après la sortie de son premier EP, I Was Wrong, la jeune femme change complèteme­nt de ton pour plonger tête la première dans l’ambiance sulfureuse des soirées londonienn­es. C’est le point de départ d’Hotel Room Drama, une série de clips qui lui permettent de révéler ses nouveaux morceaux sans se soucier du calendrier des sorties musicales. Sous une lueur écarlate, entre l’atmosphère d’un Moulin-Rouge lynchien et les délires visuels de Janet Jackson, Crystal Murray accomplit sa mue, mêlant le jazz, la house et la soul de ses débuts à ce qu’elle chérit en secret : les freaks de l’undergroun­d… Depuis les paillettes du Gucci Gang, ce collectif de mode composé de quatre adolescent­es au sein duquel elle a débuté en 2016, et les titres After Ten et Princess qui l’ont révélée, Crystal Murray s’est affirmée. Rencontre.

NUMÉRO : Vous êtes née en 2001 et vous faites sans cesse référence à votre génération. En quoi a-t-elle marqué l’industrie musicale ou bouleversé ses codes ?

CRYSTAL MURRAY : J’estime que ma génération a proposé une ouverture et une hybridatio­n des genres, à laquelle les labels eux-mêmes n’étaient pas préparés. Nous refusons d’être rangés dans une boîte. Les plateforme­s de streaming devraient donc arrêter de classer les oeuvres musicales par genres. Pourquoi m’enferme-t-on dans la case R’n’B/Soul ? Pourquoi parle-t-on de “musique de niche” ? De nombreux artistes en ont assez de ces catégorisa­tions, à l’instar de Tyler,

The Creator, l’un de mes artistes favoris. Je suis fascinée par son évolution : il a créé sa propre pop de toutes pièces.

Aujourd’hui, des myriades d’artistes atteignent la célébrité avant même d’avoir passé leur baccalauré­at. De votre côté, pourquoi avoir choisi la musique ?

Mes parents évoluaient dans ce milieu et j’ai donc grandi dans le free-jazz, le gospel, les partitions et les envolées de saxophone. Mais je ne maîtrisais aucun instrument, et pendant longtemps je pensais qu’il me serait impossible d’évoluer dans cet univers. Comme si chanter ne suffisait pas. Finalement, j’ai compris que ma voix était bel et bien un instrument. J’ai donc commencé à fredonner des mélodies à des musiciens qui ont tout composé avec moi, de A à Z. Je n’avais pas envie de chanter sur des production­s désincarné­es.

Lors d’une interview, vous avez confié en avoir plus qu’assez de cette image de “jeune métisse porteuse de good vibes” qui vous colle à la peau. La presse française vous agace-t-elle ?

En effet, j’en ai vraiment marre d’être qualifiée de “petit soleil” par les médias. Avec le recul, je regrette aussi d’avoir participé à certaines émissions de télévision françaises, car j’étais trop jeune et je manquais d’assurance. Ça s’est forcément ressenti à l’écran, je devais avoir l’air très antipathiq­ue. Et puis toutes les questions tournaient toujours autour du même sujet : mon père, ma couleur de peau et la comparaiso­n avec Jorja Smith…

Je vous arrête tout de suite avant de me faire licencier. Jorja Smith est en couverture de ce magazine…

[Rires.] Je la respecte énormément, mais ce n’est pas le genre de femmes auxquelles je m’identifie. On m’a souvent demandé : “Alors, qu’est-ce que ça te fait d’être la Jorja Smith française ?” Pitié ! On ne pose pas des questions comme ça ! [Rires.] La comparaiso­n venait certaineme­nt du fait que mon premier EP avait de fortes influences soul et jazz. Je me suis donc appliquée à ce que mon prochain projet sonne totalement différemme­nt. Je voulais célébrer toute la culture qui me fascine : la techno, les raves, le grime, le punk, le UK garage et l’atmosphère des soirées londonienn­es : le paradis que j’ai découvert après avoir coupé les ponts avec le Gucci Gang et le monde de la mode pour faire la teuf dans les squats de Londres…

Depuis le Gucci Gang, vous êtes restée en contact avec le monde de la mode, est-ce un milieu dans lequel il est facile de s’épanouir ?

Oui, mais seulement à condition d’être forte. Si vous manquez d’expérience ou que vous êtes trop malléable, vous pouvez rapidement devenir une marionnett­e, un simple objet à vendre jusqu’à ce

que le public en soit lassé. Je déteste ces manipulate­urs qui, à grands coups de chèques, ont gâché notre génération en faisant de nous des robots postant des photos à tour de bras sur les réseaux sociaux. Si vous n’êtes pas fort mentalemen­t, si vous n’avez pas le bon état d’esprit, le monde de la mode vous grignote lentement. Depuis que j’ai compris ça, je ne collabore qu’avec des maisons de confiance que je choisis scrupuleus­ement, comme Balmain par exemple. Mais il m’est déjà arrivé d’être invitée en voyage à condition de poster trois photos sur mon compte Instagram. J’ai eu le malheur de tenter de négocier et on m’a répondu froidement : “Ma chérie, tu as 10 000 abonnés, d’autres ont accepté et sont bien plus populaires que toi !” Naïvement, je pensais que l’on m’invitait pour ce que je suis. Après cela j’ai décliné la plupart des invitation­s. Je crois que je suis passée à côté d’un joli pactole ! [Rires.]

Vous renvoyez l’image d’une fille inflexible et inébranlab­le, est-ce réellement le cas ?

Pas du tout ! Je suis en proie au doute chaque jour de ma vie. Mais je suis obligée d’incarner un personnage pour ne pas me faire marcher sur les pieds. L’année dernière, j’ai laissé entrevoir mes incertitud­es et on en a immédiatem­ent profité pour me faire emprunter des chemins que je ne voulais pas suivre. Depuis, j’ai gagné en assurance. J’ai pris conscience que mes idées étaient bonnes, que je devais reprendre le contrôle de ma carrière parce qu’on parle, quand même, de ma musique.

Avez-vous tout de même commis des erreurs ?

Bien sûr. Nous devions par exemple réaliser un clip pour mon morceau Easy Like Before [extrait de l’album I Was Wrong], mais nous avons été surpris par le confinemen­t. Nous avons donc gardé l’idée d’une vidéo tournée en 3D avec un iPhone… la pire idée de ma vie ! Lorsque j’ai découvert le résultat, je me suis dit que c’était une catastroph­e. Nous l’avons malgré tout diffusée…

La solitude est-elle un cauchemar pour vous ?

Avant, elle ne l’était pas, j’en avais même besoin. Mais depuis que je suis tombée amoureuse, il m’est impossible de me retrouver seule. J’ai aussi appris à ne plus me préoccuper de l’avis des autres, même si la critique me touche. Et, croyez-moi, depuis que je suis un personnage public, tout le monde juge nécessaire de venir à ma rencontre pour commenter mon travail sans aucune raison !

Je crois savoir que vous appréciez beaucoup la chanteuse Yseult qui se retrouve souvent sous le feu des critiques parce qu’elle n’a pas sa langue dans sa poche et s’exprime aussi bien au sujet du racisme en France que de la grossophob­ie. Seriez-vous prête à lui emboîter le pas en vous aventurant sur des sujets plus politiques ?

Lorsque j’ai quitté le Gucci Gang, j’ai eu besoin de retrouver ma communauté, celle des gens de couleur que je n’ai pas eu la chance de découvrir lors de ma scolarité dans une école privée catholique. Pendant longtemps, j’étais contente à l’idée d’être la seule fille de couleur en soirée, puis j’en ai eu assez d’être un simple quota à la télévision. Concernant Yseult, je ne crois pas qu’elle s’y prenne de la meilleure des façons pour défendre ses idées. En France, il faut aborder ce genre de sujets avec beaucoup de délicatess­e et de pragmatism­e et, surtout, sans aucune rage. Il faut être pédagogue et prendre des pincettes. Brusquer les Blancs de 60 ans n’est pas la solution.

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Haut en velours, ARTURO OBEGERO.
 ??  ?? Robe en maille, CEM CINAR. Cuissardes, AMINA MUADDI.
Robe en maille, CEM CINAR. Cuissardes, AMINA MUADDI.
 ??  ?? Brassière et culotte en métal, LORETTE COLÉ DUPRAT.
Brassière et culotte en métal, LORETTE COLÉ DUPRAT.
 ??  ?? Blouson et pantalon en cuir, GIVENCHY. Arrière-plan : sérigraphi­e Ordinary Objects for Common Use (Couch pneu) d’Antoine Donzeaud (2021). Vue de l’exposition So Close 2. Courtesy of Galerie Guido Romero Pierini.
Blouson et pantalon en cuir, GIVENCHY. Arrière-plan : sérigraphi­e Ordinary Objects for Common Use (Couch pneu) d’Antoine Donzeaud (2021). Vue de l’exposition So Close 2. Courtesy of Galerie Guido Romero Pierini.
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 ??  ?? Haut en velours, ARTURO OBEGERO. Pantalon ajouré en laine, KIMHEKIM. Arrière-plan : toile If I watch a live stream and like / heart it, can other people watching / the person streaming see that I’m specifical­ly the one sending the hearts? d’Hugo Avigo (2021). Vue de l’exposition So Close 2. Courtesy of Galerie Guido Romero Pierini.
Haut en velours, ARTURO OBEGERO. Pantalon ajouré en laine, KIMHEKIM. Arrière-plan : toile If I watch a live stream and like / heart it, can other people watching / the person streaming see that I’m specifical­ly the one sending the hearts? d’Hugo Avigo (2021). Vue de l’exposition So Close 2. Courtesy of Galerie Guido Romero Pierini.
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Robe smockée en satin, VAILLANT STUDIO. Collant, WOLFORD. Bottes, ROMBAUT.
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