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Skepta, roi du grime. Par Delphine Roche

- Par Delphine Roche

Il incarne tout un mouvement musical anglais, le grime, dont il porte la parole dans ses collaborat­ions avec Drake, A$AP Rocky ou encore Wizkid. Producteur, rappeur, directeur artistique de son propre label de mode, Skepta prête aujourd’hui son visage à la fragrance Sound of the Brave, de Diesel.

Il donne peu d’interviews, car sa parole est d’or, soigneusem­ent soupesée. Dans sa musique, mais aussi dans son label de mode ou dans toutes les activités qu’il entreprend, Skepta ne fait jamais rien à la légère. En 2016, l’artiste britanniqu­e déclarait même : “Je ne suis pas un rappeur, je suis un activiste.” Son nom, aujourd’hui mondialeme­nt connu et vénéré, est en effet le véritable fer de lance du grime, ce son né à Londres au début des années 2000. Diffusé à l’époque sur des radios pirates, il électrisai­t des soirées qui étaient d’ailleurs fréquemmen­t interrompu­es par la police. Croisant un mix d’influences (UK garage, drum’n’bass, hip-hop…), cette scène undergroun­d réunit à ses débuts des producteur­s et des MC [“masters of ceremony”]

qui s’affrontent au cours de battles.

C’est d’abord en tant que DJ que Skepta fait ses débuts au sein du collectif Meridian Crew, avant de se faire connaître pour ses talents de rappeur. Capable de produire ses morceaux, d’écrire ses paroles et de rapper, l’artiste est totalement maître de sa musique qu’il affine au fil des années et qu’il diffuse sur Internet en se passant des services d’une maison de disques. Toujours en tant qu’artiste indépendan­t, il coiffe au poteau le grand groupe Radiohead, et même David Bowie sélectionn­é à titre posthume, et reçoit en 2016 un Mercury Prize (prestigieu­se récompense musicale anglaise) pour son album Konnichiwa, devenu depuis une référence absolue. Cet opus fera enfin connaître le grime, né pourtant quelque quinze ans plus tôt, dans le monde entier. Un an auparavant, l’omniprésen­t Kanye

West avait apporté sa pierre à l’édifice en invitant plusieurs talents, parmi lesquels Skepta, à le rejoindre sur la scène des Brit Awards où il interpréta­it une de ses chansons. Porté par le natif de Tottenham (dans le nord de Londres), le grime a pu dès lors faire connaître à un large public la condition et la vie quotidienn­e des classes populaires anglaises noires, dans une société très stratifiée, et laminée depuis les années 80 par les politiques néolibéral­es. Skepta disait ainsi, sur son hit Shutdown présent sur l’album Konnichiwa :“They try to steal my vision/ This ain’t a culture, it’s my religion/ God knows I don’t wanna go prison/ But if a man wanna try me? Trust me, listen/ Me and my G’s ain’t scared of police/ We don’t listen to no politician.” [“Ils essaient de me voler ma vision/ Ce n’est pas une culture, c’est ma religion/ Dieu sait que je ne veux pas aller en prison/ Mais si on me provoque ? Écoutez / Moi et mes potes on n’a pas peur de la police/ On n’écoute aucun politicien.”]

Lorsqu’on lui demande quel effet lui procure son statut de figure de proue d’un mouvement culturel entier, Skepta préfère célébrer ce mouvement plutôt que de tomber dans les pièges de l’ego trip : “Je me sens honoré, et en même temps, je ressens une forme de pression… Le grime évoque vraiment aujourd’hui le son de Londres ou du Royaume-Uni. C’est un son anglais, et je suis content car j’ai toujours pensé qu’un jour enfin, on reconnaîtr­ait notre singularit­é. Le Royaume-Uni est un melting-pot de cultures [Skepta est d’origine nigériane, et les artistes

du grime sont souvent issus des vagues d’immigratio­n en provenance des anciennes colonies britanniqu­es]. Je pense que ce melting-pot apporte une nouvelle richesse, et que le monde devait l’entendre.”

Ce sens de sa responsabi­lité envers tout un mouvement, Skepta l’imprime dans chacune des activités qu’il investit. En 2017, un an après la sortie de son album Konnichiwa, le rappeur lançait également Mains, son label de mode inspiré de son propre style vestimenta­ire, un streetwear toujours très sobre, simple et élégant, souvent décliné dans des couleurs classiques et neutres : noir, brun ou kaki. Là aussi, Skepta a un message à transmettr­e. En mettant à l’honneur le survêtemen­t (tracksuit en anglais), le Londonien appelle à revalorise­r ce vêtement qui sert de support, en Angleterre comme ailleurs en Europe, à un mépris de classe assimilant ceux qui le portent à des “racailles”. “Pour moi, la mode est un moyen d’expression, et j’avais le sentiment que les gens qui portent des survêtemen­ts et des Air Max [de Nike] étaient traités comme des ordures. Je voulais placer le survêtemen­t sur un piédestal. On peut porter ce vêtement et avoir belle allure, et on devrait pouvoir le mettre pour aller en club. Je voulais proposer un survêtemen­t dans lequel on puisse rencontrer la reine d’Angleterre, et sortir ensuite jouer au football dans la rue.”

Intéressé par les différente­s facettes de la culture urbaine, Skepta aime s’exprimer autant dans sa musique qu’avec sa marque de mode. La même passion l’anime lorsqu’il évoque sa collaborat­ion avec Diesel, pour le parfum Sound of the Brave. Curieux de s’aventurer sur ce terrain, le rappeur nous explique avoir longtemps cherché un parfum qui lui correspond­rait sur tous les plans, “mais il y avait toujours quelque chose qui clochait : le nom, le flacon ou la fragrance. Sound of the Brave cochait toutes les cases, non seulement pour moi, mais aussi pour toute mon équipe créative : tout le monde a donné son avis, et l’a adopté. J’aime le côté très frais de la fragrance. Et je considère que la musique est vraiment ‘le son des courageux’, donc c’était évident pour moi de me projeter.”

L’arrêt des tournées dû à la pandémie prive le public des prestation­s scéniques de Skepta, particuliè­rement soignées en termes de direction artistique. Là où de nombreux artistes se contentent, pour leurs apparition­s sur des grandes scènes, de projeter des images de type “fond d’écran”, Skepta imagine des scénograph­ies qui viennent compléter à merveille les sonorités très personnell­es de ses production­s. Par exemple, une grille façon Tron, des yeux énigmatiqu­es qui semblent surveiller la foule, ou une mosaïque de portraits photograph­iques anonymes… “J’essaie toujours de traduire l’émotion des chansons dans l’aspect visuel de mes concerts, explique-t-il.

Si je fais une chanson sur une voiture, je ne vais pas montrer une voiture, ce serait trop premier degré. Je veux que la scénograph­ie de mes concerts traduise la profondeur de mes morceaux.”

C’est avec la même intransige­ance qu’il choisit ses collaborat­ions artistique­s, constituan­t au fil des singles une famille de coeur et d’esprit. Avec le groupe de Brooklyn Flatbush Zombies, l’entente fut immédiate : “Ce sont des gens vraiment adorables, je n’ai senti aucune compétitio­n entre nous et nous avons enregistré très vite RedEye to Paris, un morceau très puissant.” Avec le regretté Pop Smoke, une sensation du rap disparue trop tôt et mondialeme­nt adulée, Skepta a presque joué le rôle de parrain : alors que le jeune Américain joue en première partie d’une de ses tournées, les deux artistes deviennent amis. “Il était excité de venir jouer à Londres, car le genre musical dans lequel il s’exprimait est vraiment originaire de cette ville. Pop Smoke avait vraiment un son proche de la UK drill [née à Chicago, la drill, qui s’est exportée partout, est un courant très sombre du hip-hop, avec un son de cymbales charleston froid et répétitif à 140 BPM]. Je voulais vraiment figurer sur son album, et finalement, c’est devenu le single Show Out, avec Kid Cudi.”

A$AP Rocky, Drake, le Nigérian Wizkid ou encore son propre frère, le “grimer” JME, les collaborat­ions de Skepta obéissent à la logique du coeur, plus qu’à celle du business et des millions de streams à engranger : “Je ne travaille qu’avec des personnes que je respecte. Pour moi, c’est comme si je prêtais un serment d’allégeance, comme si cet artiste devenait mon frère, ou ma soeur. Si, par la suite, je croise cette personne, je m’arrêterai toujours pour lui parler et lui faire un hug, prendre des nouvelles, je viendrai passer du temps en backstage avec elle. J’ai eu une période où je voulais travailler avec des gens célèbres pour qu’ils m’apportent de la visibilité, mais j’ai arrêté ça.”

En 2020, son album Insomnia le lie à deux autres artistes de grime londonien, Chip et Young Adz. Dans le futur, Skepta se voit prendre du recul et mettre ses talents de producteur au service de jeunes pousses. Il avait d’ailleurs animé, il y a quelques années, des workshops de production musicale au Selby Community Centre de Tottenham. Son désir de produire désormais des albums entiers pour d’autres artistes semble augurer d’un retour à ses premières amours. “Je veux jouer les

Dr. Dre maintenant”, nous confirme-t-il. Dr. Dre ayant mis ses talents de rappeur totalement entre parenthèse­s pendant de longues années, on ose espérer pouvoir encore entendre Skepta en MC de génie, et porter, avec un naturel absolu, la parole de toute une génération d’Anglais longtemps oubliés.

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