Le prix LVMH. Par Delphine Roche
Le prix LVMH, sous le patronage de Delphine Arnault, met à l’honneur des jeunes créateurs d’horizons très divers. Entre démarches éthiques, fabrication durable et redéfinition des codes, les neuf finalistes de l’édition 2021 promettent à la mode un avenir radieux.
Voilà huit ans désormais que le prix LVMH apporte son aide aux jeunes talents de la mode. Aujourd’hui, la pandémie rend ce soutien plus nécessaire que jamais. Alors que d’ordinaire, une présentation des collections des candidats se tenait au siège de LVMH, avenue Montaigne, les premières étapes de cette édition très spéciale ont dû bien sûr avoir lieu via les outils digitaux. Impossible, cette année, de voir par exemple Kanye West et Jonathan Anderson discuter au débotté avec un jeune créateur londonien. En revanche, pour ajouter de la saveur à cette édition 2021, le public a été invité à se joindre au panel d’experts de la mode pour élire les neuf finalistes. Plus que jamais, leurs profils très diversifiés montrent à quel point la mode est une caisse de résonance de la culture de son époque. Exigence de durabilité, redéfinition des genres et des codes de l’habillement, production éthique et démarches situées à la frontière de l’art sont autant d’axes épousés par les jeunes finalistes.
Comme l’a affirmé plusieurs fois Virgil Abloh, directeur artistique de la ligne masculine de Louis Vuitton, le mot “streetwear” est aujourd’hui quasi caduc, tant la nouvelle génération d’hommes mêle sans distinction les codes du tailoring et ceux d’un habillement plus décontracté hérité, entre autres, de la culture skateboard. Aujourd’hui, les chemises, les vestes et les pantalons ont gagné en aisance, tandis que parallèlement, un hoodie ou une parka peut être une pièce luxueuse. C’est cette réalité que la Britannique d’origine antillaise Bianca Saunders prend pour point de départ de sa création. Cherchant à redéfinir les perceptions anciennes de la masculinité, la créatrice propose des pièces fonctionnelles aux coupes simples, mais revisitées dans leurs volumes et leurs tombés. Avec une palette de couleurs sophistiquée et des traitements artisanaux, elle révèle ce qui, dans le “streetwear”, tend au classicisme ou à l’expérimentation avec un très bel ensemble en denim rehaussé d’un imprimé de jean froissé. Cette vision poétique du masculin a déjà séduit notamment Wizkid, la star de l’afrobeats, qui a souvent porté ses créations. Ou encore l’acteur américain Lakeith Stanfield, célèbre pour ses rôles dans Get Out ou dans la série de Donald Glover, Atlanta.
Les Américains, justement, sont présents parmi les finalistes, avec des positionnements hérités du postmodernisme qui les voient questionner les limites entre l’art et la mode,
entre culture “élevée” et populaire, ou encore jouer avec des personnages archétypaux. Ainsi, le New-Yorkais Colm Dillane mêle au sein de son label KidSuper son activité d’artiste (peintre et réalisateur) et sa passion pour le sport ou les super-héros. Depuis sa boutique à Brooklyn, il se nourrit de la vitalité de son environnement pour mettre par exemple en scène, dans ses vêtements, un joueur de sitar du quartier. Ses silhouettes colorées, qui adoptent parfois des volumes cocons presque régressifs, se parent de véritables saynètes souvent dérivées de ses tableaux en grand format. L’humour est omniprésent dans sa démarche, comme dans ses créations.
De son côté, c’est en s’inspirant de la culture du voguing et des attitudes performatives de cette communauté, que Christopher John Rogers redéfinit la robe de cocktail et le glamour typiquement américains. Déjà récompensées en 2019 et 2020 par le CFDA, ses créations souvent extravagantes et luxueuses, utilisant des techniques artisanales, ont été portées par une cohorte de célébrités : le top model Adwoa Aboah, Michelle Obama, Lady Gaga, l’actrice et musicienne Tessa Thompson ou encore le rappeur queer Lil Nas X ont revêtu ses tenues. Mais c’est en janvier, lorsque la nouvelle viceprésidente américaine Kamala Harris a prêté serment sur la Bible, lors de l’investiture de Joe Biden, dans un superbe manteau violet de sa confection, que le créateur est devenu, du jour au lendemain, une véritable sensation.
Basé à Londres, après avoir étudié au Central Saint Martins College, son compatriote Conner Ives recycle les archétypes féminins de l’Americana tout en pratiquant l’upcycling. C’est ainsi qu’il compose parfois un pantalon à partir d’un sweat-shirt d’université américaine, dont le lettrage se trouve alors totalement disloqué. Utilisant 75 % de vêtements vintage ou de chutes de tissus, il traduit visuellement sa nostalgie de l’Amérique, inventant des personnages de socialite excentrique en robe entièrement constituée de foulards, ou en robe boule spectaculaire tout en sequins.
La fantaisie du Français Charles de Vilmorin, pour sa part, prend une route bien différente. Entre psychédélisme, dessins gracieux hérités de Jean Cocteau ou de Niki de Saint Phalle, et formes cocons genderless destinées à sa génération et à ses sorties entre amis, le jeune homme, déjà nommé à la direction artistique de Rochas, étonne et séduit par son univers parfaitement idiosyncrasique, enchanteur et totalement en phase avec le Zeitgeist actuel.
C’est une autre forme de romantisme que propose la Colombienne Kika Vargas. Après avoir suivi des études d’art et de mode, la jeune femme a lancé son propre label en 2010, qui fait la part belle à des silhouettes très féminines. Sur ses robes aux formes douces alliant manches gigot et volants, empruntant parfois des coupes baby doll, les couleurs (inspirées par ses années de travail pour la maison Missoni) et les imprimés dessinés main s’épanouissent.
Le Sud-Africain Lukhanyo Mdingi propose pour sa part une élégance sublime, adaptée aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Ses silhouettes épurées résultent de collaborations singulières avec des artisans, spécialisés notamment dans les tissages sophistiqués, dont le savoir-faire transmis de génération en génération est mis à contribution dans un vestiaire parfaitement contemporain. À travers sa production éthique, Lukhanyo Mdingi apporte un véritable soutien à ces “petites mains”, tout en faisant connaître leur travail. Ses créations ont déjà été mises à l’honneur, notamment au salon Pitti Uomo, à Florence. À l’opposé de ses silhouettes intégrant parfois de riches et superbes tissages, deux candidates proposent des pièces seconde peau d’une apparence presque fragile. C’est d’ailleurs ce mot qu’emploie spontanément la Chinoise Rui Zhou, fondatrice du label RUI, évoquant l’espace entre le corps et le vêtement comme une zone qui dévoile “le pouvoir de la fragilité”. Ses vêtements arachnéens, épousant parfois tout le corps à la façon d’un académique de danse totalement déconstruit, redéfinissent radicalement les codes genrés lorsqu’ils se posent sur un homme. Comme une “antipanoplie” de Superman, ils révèlent au contraire la vulnérabilité de la personne qui les porte. Fragiles elles aussi, tout du moins extrêmement délicates, les pièces de l’Albanaise et Londonienne d’adoption Nensi Dojaka sont constituées de voiles de soie ou de mousseline. Adoptant parfois des techniques de corseterie, ses bodys ou ses robes laissent largement apparaître la peau. Entre la lingerie et le vêtement, son vestiaire, qui joue subtilement du voilédévoilé, défile aujourd’hui dans la section Fashion East de la Fashion Week londonienne. Ayant déjà été sélectionnée, dès la fin de ses études, pour une capsule avec Ssense, le site de vente en ligne réputé, cette diplômée du Central Saint Martins College s’est déjà largement fait remarquer, avec seulement trois collections à son actif.
La finale de septembre offrira l’occasion à ces talents de présenter leur travail aux talentueux directeurs artistiques des maisons de LVMH, qui les départageront. Au vu de la qualité des propositions, les délibérations s’annoncent déjà comme un véritable crève-coeur.