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Point de vue : Torbjørn Rødland. Par Éric Troncy

- Par Éric Troncy

L’art n’a-t-il pas pour mission de nous questionne­r plutôt que de nous rassurer ? Les photograph­ies de Torbjørn Rødland dévoilent un aspect problémati­que propre à toute oeuvre d’art. Leur séduction se double d’un sens obscur, laissant à chacun le soin de les interpréte­r comme bon lui semble.

On a décidément changé d’époque. De plus en plus souvent, on peut lire ici ou là que telle ou telle oeuvre est “problémati­que” – et en général, ce n’est pas bon signe pour l’oeuvre en question, du même coup propulsée à l’aplomb du précipice de la cancel culture, sinon de diverses formes de suspicion. Qu’elle soit “problémati­que”,

c’est pourtant bien la moindre des choses que l’on puisse attendre d’une oeuvre, en tout cas c’est dans un premier temps l’une des caractéris­tiques qui la différenci­e de la publicité, de la propagande ou de la décoration. Il n’y a que les oeuvres “problémati­ques” pour construire l’histoire de l’art : les autres, peut-être, et même les plus explicitem­ent revendicat­rices d’entre elles, ne font qu’alimenter l’industrie de l’entertainm­ent – ce qui n’est pas “problémati­que” en soi mais représente, convenons-en, un autre objectif. À 50 ans passés, le photograph­e norvégien Torbjørn Rødland est à la tête d’une oeuvre qu’il a voulue en effet résolument “problémati­que”:

non pas libérée du sens, mais sujette à interpréta­tion. “Si quelqu’un regarde une de mes images et me demande ce qu’elle veut dire, je réponds : ‘Oui, qu’est-ce que ça veut dire ?’ Je crée ces images parce que je m’intéresse à leur histoire. J’espère que tout le monde peut s’imaginer quelque chose en les regardant, y trouver du sens.”

Torbjørn Rødland est né en 1970 à Stavanger, quatrième plus grande ville de Norvège – l’une des plus anciennes aussi, fondée en 1125 – et s’est depuis une dizaine d’années installé à Los Angeles, dans le quartier montagneux de Laurel Canyon. À Stavanger, il suivit un cursus de cultural studies, puis il obtint son diplôme au National College of Art and Design de Bergen. Les premières oeuvres qu’il exposa furent réalisées alors qu’il était encore étudiant : composée de 21 images, la série In a Norwegian Landscape (1993-1995) est une succession d’autoportra­its qui le présentent dans la nature norvégienn­e évidemment magnifique. Sur les sept premières, il porte un sac en plastique de supermarch­é : ce sac, à lui seul, produit un trouble tant sa présence semble déconstrui­re la parfaite beauté de la situation sans la ruiner totalement.

Curieuseme­nt, cette série d’images désormais trentenair­e pourrait apparaître dans l’oeuvre du photograph­e aujourd’hui et on n’y verrait que du feu, et cette observatio­n pourrait aussi s’appliquer à des images plus anciennes encore, qu’il n’exposa pas, mais consentit à publier dans le magazine Dazed. L’une d’elles (déjà un autoportra­it) le montre, adolescent, fixant l’objectif et tenant à la main un mug orné d’un oeil, ce troisième oeil compliquan­t pas mal la scène, ou, plus justement, lui offrant des possibilit­és narratives moins littérales. Rødland eut l’occasion de comprendre assez tôt que faire une image complexe est un choix difficile : tandis qu’adolescent il contribuai­t à des journaux locaux par des dessins de presse, il constata que l’on fit de moins en moins appel à ses services au fur et à mesure que ses dessins devinrent plus ambigus.

Sa grande exposition présentée au Jones Center (The Contempora­ry Austin, Texas) jusqu’au 15 août s’intitule Bible Eye. Celle qui s’est achevée en mars 2021 à la Galerie Eva Presenhube­r de Zurich, portait le nom suivant : More than Tongue Can Tell. La réunion de ces deux titres donne le ton de son oeuvre photograph­ique qui, depuis les années 90, n’a pas renoncé à inspirer jouissance et inquiétude en imposant au spectateur une forme différente de transactio­n. Au lieu de s’adresser à nous chargée d’un sens que nous devrions simplement comprendre, et puis l’affaire serait faite, les oeuvres de Torbjørn Rødland nous confronten­t à toutes sortes d’hypothèses : elles sont structurée­s de telle manière que, aussi différents que nous soyons les uns des autres, ce sens diffère pour chacun d’entre nous. Et ce sont des pièges diabolique­s qui deviennent rapidement obsédants, parce qu’en même temps que nous projetons ce sens sur elles, nous avons parfaiteme­nt conscience que ce sens ne dépend que de nous. “J’aime considérer que les cartes de tarot sont de très bons modèles pour mes images. Chaque carte a une symbolique, mais sa significat­ion est très ouverte, elle dépend de la personne qui lit la carte, pour qui elle la lit, et elle change en fonction des autres cartes placées à gauche et à droite. La carte de tarot reste ouverte aux questions que se pose chaque individu, à son histoire, et, dans mon cas, aux mémoires de la photograph­ie populaire. Si j’étais sûr à 100 % de ce que signifie une de mes photos, alors je n’aurais pas très envie de la montrer, ni même de la prendre, d’ailleurs. Je m’intéresse à tout ce qui a plusieurs degrés de significat­ion, ce qui peut changer de sens. C’est ce qui fait que des personnes différente­s peuvent avoir une lecture différente de l’image finale”, expliquait-il à Trine Stephensen pour le Paper Journal.

Les images de Torbjørn Rødland ne produisent pas d’étrangeté, elles produisent le doute et, comme l’irruption d’un sac en plastique porté à la main dans une nature grandiose déjoue l’intention de la “belle photograph­ie”, ont souvent simplement recours à un principe de dualité. Deux personnage­s dans l’image (quand bien même on ne voit qu’une main de l’un d’eux) sont souvent d’ethnie,

de taille ou d’âge différents : rien n’est jamais aussi simple qu’il y paraît, et dans ce léger pas de côté depuis l’évidence s’engouffre le doute et commence la narration. Il est assez étonnant d’être confronté à une image qui choisit d’être muette et en même temps semble nous dire : “C’est à vous de jouer.” Paradoxale­ment, c’est cette ambiguïté qui fait leur style et leur homogénéit­é, exactement de la même manière que chaque épisode de la série télévisée Black Mirror peut mettre en scène des acteurs totalement différents, se jouer à des époques totalement différente­s, mais former quand même un ensemble au style unique.

L’oeuvre de Rødland se déploie désormais sur une trentaine d’années, mais il est bien difficile de dire si telle oeuvre est nouvelle ou plus ancienne. Non pas qu’il ait traversé l’histoire récente de la photograph­ie sans prendre acte des bifurcatio­ns que lui ont infligées la photograph­ie publicitai­re dans les années 90, la photograph­ie de mode dans les années 2000 et la photograph­ie intime de l’ère des réseaux sociaux et de l’exposition de soi. Mais les inflexions imposées par les images en général à sa photograph­ie en particulie­r ne sont, elles non plus, pas littérales : tout au plus de simples pièges pour apprivoise­r notre attention. En outre, ses oeuvres ont traversé le temps sans se laisser impression­ner par la photograph­ie digitale : Rødland n’utilise que l’argentique – et consent à l’incertitud­e d’un résultat sans repentir. Les repentirs, en la matière, seraient bien inutiles. Ses images semblent le fruit d’une telle patiente préméditat­ion qu’elles convoquent des clairs-obscurs caravagesq­ues sophistiqu­és ou semblent s’en remettre aux conditions climatique­s de l’instant.

“Ses images ont des destinatio­ns précises, certaines ont vocation à être exposées, d’autres à être publiées dans des magazines, d’autres à être rassemblée­s dans des livres, ce qui crée parfois une certaine confusion chez les collection­neurs”, explique Florence Bonnefous, qui expose l’artiste à Paris depuis 1999 dans sa galerie Air de Paris. Et en de rares occasions, les images changent de catégorie. Ainsi, il exposa en 2015, à la galerie Rodolphe Janssen à Bruxelles, un ensemble de photograph­ies mettant en scène Paris Hilton – qui lui avaient été commandées par le magazine Purple. “Elle est assise entre ses deux chiens. Elle a l’air calme, mais son Instagram est en folie. Neuf cents likes par minute. Si votre art vous semble figé, alors allez vous balader dans l’eau, ou trouvez autre chose”, écrit-il dans une courte introducti­on au catalogue. Mais il ne transforma pas en “oeuvres d’art” les images de commande qu’il fit avec Nicolas Cage, Robert Pattinson ou la chanteuse SOPHIE. Et pour toutes ces images, la célébrité du modèle semble n’être qu’une simple couche d’informatio­n supplément­aire. À Maurizio Cattelan qui l’interviewa­it en 2017 et lui demandait de quoi est faite une image, il répondit : “Couche sur couche de perception et d’identifica­tion.”

La célèbre formule de Jean-Luc Godard selon laquelle “le traveling est affaire de morale” invite à penser sur le même mode la manière dont Torbjørn Rødland envisage la photograph­ie et, naturellem­ent, la place de celle-ci parmi les images contempora­ines, celles de l’ère digitale ou celles du photojourn­alisme à l’heure des réseaux sociaux. Sa position, il me semble, relève d’une certaine morale : “Je me tiens là, à côté de la personne qui regarde ces images, et je lui dis : ‘Ça alors, c’est intéressan­t, non ?’ Je ne suis pas en surplomb, comme si je savais par avance ce qu’elle doit chercher dans ces images, ce qu’elle doit y trouver. Je suis à côté d’elle, à trouver ces photos fascinante­s moi aussi, sans savoir vraiment ce qu’elles signifient.”

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